Déconcentration et partage – 6 /Par Ian Mansour de Grange

16 November, 2016 - 23:57

On entend souvent dire que le monde ne tourne plus rond. Pollutions, biodiversité chancelante, surpopulation, chocs des civilisations, récession économique, iniquités, terrorisme… Le sentiment général est qu’il n’y aurait, individuellement, rien à faire, quand les voies d’action collective seraient, elles, irrémédiablement corrompues, manipulées, subjuguées par un système aussi injuste que triomphant.  Mais on a pu entrevoir, au fil de nos précédentes livraisons, qu’une alternative à cette mort annoncée de notre humanité était envisageable. Elle passe par une gestion enfin dynamique de la dialectique marché/non-marché, à partir des pays les moins développés de la planète et de l’exploitation réfléchie de l’incessible et de l’inaliénable.

La loi, posée dans notre précédente livraison, sur l’exploitation d’un bien IPP, de l’interdiction de décroissance de sa valeur, situe, d’emblée, le champ de l’IPP dans le strict domaine de l’économie réelle, objet, dans l’ébullition des produits financiers dérivés, de tant de préoccupations stratégiques. Avec, en vedette apparente, les biens peu ou prou périssables, comme le foncier. Quoique l’IPP de la valeur de biens périssables soit un terrain extrêmement fécond de synergies, entre les économies monétaire et non-monétaire (1), intéressons-nous, d’abord, aux potentialités de son alter ego où l’Etat apparaît en pôle-position. Une fois n’est pas coutume, on appréciera, à cet égard, tout ce qu’aura apporté la réforme agraire de 1983, stipulant, notamment, que « la domanialité devient la règle, le droit des particuliers, l’exception ». Source de bien des conflits communautaires, il est vrai, en ce que l’incapacité de l’Etat, à gérer, lui-même, l’exploitation de ce foncier, l’a, trop souvent, amené à la céder à des intérêts très éloignés de ceux des populations résidentes et de leur biotope, cette disposition reste encore très largement ouverte à de moins simplistes solutions.

 

Un contrat social en actes

Il n’est peut-être pas vain de rappeler, ici, les actes qui définissent, au mieux, les rôles de l’Etat, fondant le contrat social censé le légitimer : garantir, préciser, réguler, harmoniser, dans l'unité nationale et la concertation internationale, le développement durable de la personne et de ses diverses solidarités, tant sociales qu’écosystémiques. Personne physique ou morale, faut-il entendre, en protégeant, toujours prioritairement incha Allah, l’intégrité de l’une, des débordements de l’autre. Allons droit au but : c’est, précisément, en consacrant une part notable du territoire national au développement d’une société civile de plus en plus finement localisée, en conséquence, via la mise en IPP de lots adaptés à chaque cas et gérés, par celle-là, en concertation étroite avec l’autorité publique et divers PTF (2), que ce contrat social peut atteindre à sa plénitude, s’il en a quelque réel potentiel.

Il y a, d’abord, cette évidence que les personnes les plus appropriées – et les moins coûteuses – à explorer et exploiter un environnement quelconque sont celles qui y résident. Cela suppose, évidemment, qu’elles soient suffisamment bien informées, formées et exercées à la lecture de celui-ci. Voilà pourquoi il est essentiel de repenser l’organisation de l’enseignement à partir et en direction de son lieu d’établissement, en y associant, le plus possible, la société civile locale. Faire, de l’école, plus qu’un lieu d’enseignement : un enseignement du lieu ; auprès de la jeunesse, bien sûr, mais aussi, hors temps scolaire, de toute la population locale active et, via l’installation de communications régulières, notamment informatiques, de tous les partenaires intéressés à une exploitation optimale de ce lieu : Etat et PTF, au sens large énoncé à la note 2. Tenant compte des très grosses difficultés – c’est un euphémisme… – de l’administration publique à assurer le fonctionnement basique de ses établissements d’enseignement public, on voit maintenant apparaître un des objectifs prioritaires de l’IPP : mettre, à disposition d’une association locale consacrée au suivi de chacun de ces établissements, des revenus réguliers complétant l’action de l’Etat ; sous couvert du CA de l’IPP dont l’autorité publique, propriétaire du fonds, et les PTF concernés, bailleurs de ses équipements, seront parties prenantes, aux côtés de celle-là, gérante attitrée du bien immobilisé (3). 

L’autre priorité, au mieux concomitante à la première mais beaucoup plus souple, tant dans sa mise en œuvre qu’en son fonctionnement, marque, plus précisément encore, les nécessaires frontières, entre les trois pôles essentiels de la modernité contemporaine, dans l’établissement durable de liens dynamiques : l’initiation et le développement des « Solidarités de Proximité » (SP), une nouvelle forme de structures civiles, légalement appelées à gérer, quotidiennement, le voisinage et l’environnement immédiat des familles, quartier par quartier, avec l’appui d’IPP idoines (4). Une telle démarche ne peut être que populaire et volontariste. Elle exige, pour permettre, au tandem Etat-PTF, de lancer un processus IPP fondé sur la durabilité, l’adhésion d’une nette majorité de la centaine de foyers, au maximum, occupant une portion de quelques hectares, tout au plus, du territoire de la Nation, à un programme, librement déterminé et démocratiquement agréé, par cette population spécifique, d’activités utiles à son quotidien communautaire. La pertinence d’une telle innovation, tout-à-fait dans l’esprit, au demeurant, du traitement traditionnel du voisinage, en islam et en Afrique, repose sur les très grosses difficultés – toujours le même euphémisme… – de l’administration publique à offrir une couverture de services (santé, assainissement, éducation, etc.), en deçà de quelques kilomètres carrés et milliers de gens.

 

Un rapport communautaire-privé gagnant-gagnant

En intégrant l’appui à quelques centaines d’ONG nationales vouées au relais avec les instances supérieures de l’organisation sociétale, on s’achemine, ainsi, vers l’établissement de plusieurs dizaines de milliers d’IPP ; plus de cent mille à l’horizon 2050, dans une approche plus complète du soutien à la Société civile mauritanienne. Un tel volume impose une attention, soignée, à la gestion de l’ensemble et à l’examen préalable des répercussions probables sur le marché.  Car fonder une IPP, c’est établir une Activité Génératrice de Revenus Communautaires (AGRC) susceptible d’entrer en concurrence avec une AGR d’intérêt privé. La question va donc être d’instaurer, plutôt, une relation d’entraide entre les deux types de structure. Dans un pays où les secteurs primaire et tertiaire sont surdéveloppés, au regard de leur homologue secondaire, on voit immédiatement où doit se porter l’attention des stratèges systémiques, en proposant des AGRC offrant, en leur amont et leur aval, des opportunités accrues au secteur privé, à l’intérieur de filières variablement complexes.

Le secteur secondaire, c’est le domaine spécifique du capital fixe – outils, machines, etc. – et l’on comprend en quoi l’obligation statutaire de conserver, au moins, la valeur de l’IPP en fait un outil particulièrement adapté : gestion rigoureuse, situant l’entretien, le renouvellement, voire l’échange (istibdal), du bien, en section budgétaire de tout premier plan, impliquant une tenue précise et régulièrement actualisée de l’état des lieux, notant, dans les moindres détails, la dégradation et les mouvements éventuels du matériel. Ainsi apparaît, avec la dimension, nouvelle, de cette ligature gestionnaire aux visées d’une Société civile poursuivant, elle, des buts non-lucratifs – sinon, à des échéances infiniment plus lointaines que celles du profit monétaire – la possibilité de concevoir et de développer des plans réellement chevillés à la complexité du Réel, du plus local au plus global. On peut supputer, ici, que les PTF institutionnels – SNU, UE, voire institutions de Brettons Wood… – en perçoivent et exploitent, en premier, le potentiel de dynamisme. Mais ce n’est qu’avec son adoption, massive, par le secteur privé, que l’IPP peut modifier durablement le Système. 

Faut-il insister, ici, sur la nécessaire défiscalisation des biens immobilisés et de leur gestion ?  Telle entreprise spécialisée, par exemple, dans le marché de la tomate, immobilise une fraction de son capital dans une chaîne de production de sauces en rapport, au bénéfice d’une association vouée au développement durable local, en synergie avec les autorités déconcentrées de l’Etat, et mobilise le reste, en amont, dans la culture bio de la plante ; en aval, dans la commercialisation des sauces : ainsi se met en marche, dans la trivialité la plus localisée, un projet de société où environnemental, social et économique forment, au quotidien, le trépied du durable (5). Libéré du poids gestionnaire et fiscal sur le plus fixe de son capital – l’outil et le travail de production – le secteur privé se redéploie dans son champ de prédilection : la mobilité. Et plus particulièrement, celui de l’organisation de la consommation.

 

Consommer moins et mieux

Les progrès du marché bio ont mis à jour une évidence longtemps occultée : la croissance ne se situe pas dans l’augmentation quantitative de la consommation mais dans l’élévation de sa qualité et de sa diversité. Consommer moins et mieux tend à devenir la mesure du durable. Une telle proposition, en Mauritanie où la majorité manque du strict minimum vital, peut paraître ironique, pour ne pas dire insultante. Elle est pourtant le seul horizon viable. Comment en concilier la perspective avec le collement,« instinctif », du marché aux besoins des gens ?  C’est, ici, supposer information accrue ; par les TIC, bien sûr ; mais, aussi, les réseaux éducatifs, institutionnels et civils, dont la conjonction autour de l’école, nous l’avons vu plus haut, est l’objet premier de l’IPP.   Voit-on, également, tout ce que l’instauration de rapports réguliers, entre chaque SP et le tandem Etat-PTF, via leur représentant respectif au CA de l’IPP, peut générer de synergies en ce sens ? (A suivre).

Ian Mansour de Grange

Article réalisé dans le cadre d’un projet éditorial

soutenu par VITA/Afronline (Italie)

associant 25 média indépendants africains                   

 

Notes

(1) : Un terrain dont nous avons suffisamment esquissé les contours, dans la troisième partie de notre ouvrage : « LE WAQF, outil de développement durable, LA MAURITANIE, fécondité d’une différence manifeste », Editions de la Librairie 15/21, Nouakchott, 2012, et disponible gratuitement, en format électronique, sur simple demande à ma boîte courrielle : [email protected]

(2) :  Publics ou privés, nationaux ou étrangers, les PTF sont chargés, eux, d’équiper ces lots en biens immobiliers et mobiliers susceptibles d’en optimaliser le revenu.

(3) :Pour plus de détails, voir mes séries, publiées entre 2006 et 2009, par le quotidien national Horizons : « Mauritanie, quelle éducation pour nos enfants ? » et « Plaidoyer pour une éducation pragmatique ».

(4) : Pour plus de détails, voir mes séries : « Solidarités de proximité », Horizons, 2008 ; « Citoyenneté musulmane », Le Calame, 2012 ; « Lutte contre la pauvreté avec les pauvres », Le Calame, 2014.

(5) : Ma série « En plein milieu », Le Calame, 2016, s’attache particulièrement à relever cette globalité, de sa dimension la plus spirituelle, intime, à ses aspects les plus concrets, publics.