Ils ont parlé, discuté. Pendant deux longues semaines. Du pays, de sa couleur vert-jaune, de sa Constitution ; de tout ce qui pourrait permettre, à notre République, d’accomplir sa mue. Pendant ce temps si précieux et si chargé, paraît-il, le patriotisme ambiant et enthousiaste a beaucoup résonné, à l’unisson, dans les entrailles du Palais du congrès. Enivrant pour les uns, marrant pour les autres, c’est selon, pour donner cette impression de redéfinir, de réinventer les paradigmes d’un nouvel Etat, après plus d’un demi-siècle d’indépendance. Tout le monde y a assisté, décliné son point de vue, proposé un futur. Tout le monde : les administrateurs, les politiciens, les cadres, les plantons ; bref, tous ceux qui, par quelque intention avouée ou non, croient pouvoir remettre le pays en marche. Dans cette symphonie laborieusement préparée, sous la baguette des gouvernants, une voix et une seule – d’or, pense-t-on sous d’autres cieux – est restée aphone, inaudible. Une voix qui devrait pourtant, au pays des millions de poètes, traverser les cœurs et les esprits, préserver des dérives politiciennes. Cette voix-là, celle des intellectuels, étouffe encore sous le poids de la vaste cacophonie mielleuse que savent si bien produire, avec un art si bien consommé, les politiques.
S’il est établi que l’évolution des peuples vers un mieux-être tire sa légitimité de la force de la pensée et de la réflexion dans le champ social, au centre des questionnements, ou le filon qui pose les débats, suscite les contradictions des idées, nous pouvons, hélas, constater que l’intelligentsia mauritanienne – pour peu qu’elle existe encore – est frappée d’amnésie. Car, au moment où les grandes questions du pays sont exhibées et alors qu’elle devrait être le regard critique, futuriste et impartial du débat, celle-ci s’est débinée, abandonnant la place aux spéculateurs et aux vendeurs d’illusion. C’est à croire que la valeur de la pensée est sacrifiée à l’autel de l’hypocrisie et des relents opportunistes. Aujourd’hui, demain, quel crédit accorder aux intellectuels mauritaniens, tous écrasés de platitude, faisant, du silence – même pas coupable : tout bêtement lâche – un bouclier contre eux-mêmes ? Une attitude suicidaire, dès lors que « l’intello mauritanien » manque d’audace et de courage, pour exprimer son ressenti, par la plume ou le verbe, seules armes en sa possession. En ce qu’ils ont brillé par leur incurie, jusque sur les plateaux de télévision publique ou privée, on aura peine à en dégoter un – un seul – qui puisse exprimer une vision un tant soit peu inspirée de la situation. Ce n’est nullement un hasard qu’en ces assises, aucun paragraphe sur l’éducation, la culture, l’art ; bref, sur la pensée joyeuse qui ressuscite la liberté d’action de l’intello ; n’ait été souligné. Tout est condensé dans le prisme déformant de la politique, la Constitution, ses articles ; le drapeau, l’hymne national…rien de rien sur ce qui rythme la vie, irrigue la réflexion et jette les bases d’une société plus ancrée dans les valeurs que clamait, avec délectation, et devrait encore clamer, avec d’autant plus de flamme qu’elles sont en danger, tout vrai poète du désert. Du désert, ah, ça, on en a ! D’Est en Ouest, du Nord au Sud, au point que les esprits – cohabitation oblige – en épousent la forme, en adoptent ce qui paraît le caractériser au mieux : l’aridité.
Piégé, du coup, par la trompeuse apparence, l’espace intellectuel mauritanien s’est sclérosé, savamment « désertique » et atypique, au regard de son incapacité à fédérer les penseurs, les concepteurs, les artistes, autour de l’idéal, du rêve ; de l’utopie, même. L’absence de contribution de ces intellectuels, aux questions existentielles du pays, est, de toute évidence, la preuve d’une fragilité avilissante, voire insultante, s’ils ne sont pas, tout simplement, à enfouir au cimetière de l’oubli, à cause de leur inaction. L’intellectuel, en Mauritanie, n’a pas d’identité, il est anonyme. Dilué, par son propre comportement, dans la grande masse. Il n’a ni sujet ni objet, sinon cette attitude épidermique, changeante, bien connue du caméléon. Pour casser cette monotonie, il a besoin de valeurs fortes, des valeurs bien ancrées dans « le refus d’une société où tout est égal à tout », comme le dit si bien Christian Makarian, pour tenir, avec conviction, « un langage susceptible de dénouer, à la fois, l’angoisse de l’actualité et la crainte viscérale du futur ». En cette perspective, l’intello mauritanien doit divorcer des partis politiques, des tribus et autres stigmates spirituellement carcéraux qui polluent et brouillent sa déjà faible vue. Il doit tonner, hurler et se donner, en même temps, une nouvelle errance, plus productive, capable de relever et d’élever notre existence commune. Parce qu’il n’a que le verbe, les mots, l’intellectuel est donc, en ce qu’il est insoumis et rebelle, sous la coupe de la froide et lucide exigence, porteuse d’espoir, pour se différencier du mouton qui, lui, bêle, à tout au moins, en certaines circonstances. Alors que l’engagement des intellectuels, ailleurs, accompagne les orientations de leur pays, par des prises de position bien tranchées –facteurs d’influence – les nôtresjouent les spectateurs, au lieu de s’inspirer de l’histoire, avant d’en devenir les inspirateurs. Si le silence est d’or, celui de nos intellectuels en semble bien noir, tant ces têtes réputées bien pensantes semblent avoir vendu leur âme aux orgies.
Biry Diagana