On entend souvent dire que le monde ne tourne plus rond. Pollutions, biodiversité chancelante, surpopulation, chocs des civilisations, récession économique, iniquités, terrorisme… Le sentiment général est qu’il n’y aurait, individuellement, rien à faire, quand les voies d’action collective seraient, elles, irrémédiablement corrompues, manipulées, subjuguées par un système aussi injuste que triomphant. Mais on a pu entrevoir, au fil de nos précédentes livraisons, alternative à cette mort annoncée de notre humanité : en commençant par rendre, à sa matrice – nos relations quotidiennes de proximité – toute sa vitalité, par l’effet d’une gestion enfin dynamique de la dialectique marché/non-marché…
Nous terminions notre précédent article par le constat de ce que le Système épuise la planète et les gens à surnager entre un et deux points de prétendue « croissance » mondiale. Elevée à 4 ou 5 %, les épuiserait-elle d’autant plus ? A l’évidence oui et fatalement, si cela devait signifier augmentation quantitative de la production et de la consommation : besoin accru de matières premières, outrances mécaniques, accélération de la pollution, etc. Mais à produire et consommer moins et mieux, adossé à une connaissance de plus en plus affinée, de plus en plus localisée, des capacités réelles de notre environnement, et à une conscience plus lucide de nos manques, besoins, aspirations et limites – une qualité accrue de vie, donc – on peut entrevoir une bien différente perspective. Celle-ci implique une organisation autrement harmonieuse de la dialectique marché/non-marché. Le premier garantissant, au second, les moyens de lui fournir les informations nécessaires à l’optimalisation et à la durabilité des échanges, non seulement, entre les humains mais, aussi, entre ces derniers et leur environnement.
Les gens riches sont les premiers à savoir, en leur for intérieur, que tout ne s’achète pas, contrairement à ce qu’ils prétendent, parfois, obliger autrui. Notamment l’amitié, l’amour, l’empathie – les sentiments, d’une manière générale – même si l’argent peut les manipuler, pousser à les feindre. Plus subtils, dans leurs tenants et aboutissants, le don et la gratuité dont la publicité fait si grand usage… Faut-il rappeler, ici, les lumineux propos de Kant sur ce qui possède une dignité et n’a, en conséquence, pas de prix ? Piliers du non-marché et, en cela, références intangibles, ces fondements ne se discutent que peu ou prou. Même si le marché les érode chaque jour un peu plus, au grand jour et à sa guise… Mais il existe un domaine particulièrement fécond, dans l’affinement de la frontière, entre le marché et non-marché : celui de l’incessible et de l’inaliénable. Présence ou absence, chacun, à soi-même, c’est, tout à fois, le lieu même de notre plus intime solitude et celui d’une autre construction sociétale, tout à la fois éminemment capitaliste et altruiste.
Le concept est étroitement lié à la notion de personne. Tout particulièrement, en sa capacité d’être reconnue sujet de droit. Tout individu, donc, mais, aussi, sa famille, ses diverses communautés : religieuse, philoso-phique, politique, linguistique, nationale… Ecosystémique, planétaire, cosmologique, universelle ? Question d’autant plus importante qu’à associer personne et droit, on en vient, nécessairement, à mettre en jeu l’objet même du marché : la propriété. A qui donc appartient le patrimoine de l’Humanité ? Le génome d’une espèce, aussi apparemment dépourvue de conscience soit-elle ? On peut ici pressentir, au moins intuitivement, qu’il existe un capital, naturellement incessible et inaliénable, soumis à des règles d’échange qui dépassent largement la chronicité humaine et dont la connaissance, aussi affinée soit-elle, ne nous autorise qu’à en prendre soin. Non seulement parce-que nous n’en sommes pas les propriétaires – tout au plus les gérants – mais, aussi, pace que notre bien-être – de plus en plus probablement, même, notre survie – en dépend.
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Transgressions mercantiles
Illustration saisissante de cette situation, les manipulations génétiques. L’évolution d’une espèce, à l’intérieur du système qui en régule les limites, se compte en centaines voire milliers de millénaires. Or, depuis quelques décennies, les généticiens, jouent, dans le secret de leur laboratoire, à découper, grâce à des protéines spécifiques (les nucléases), des rubans d’ADN – cette double hélice d’agencement moléculaire qui signe les gènes de l’espèce et de l’individu – pour en refaçonner, à leur guise, l’agencement, en y incluant telle ou telle nouvelle séquence, tirée du génome d’une autre espèce ou d’un autre individu. L’affaire a pris, en 2012, l’allure du plus juteux business, avec la mise au point du Crips-Cas9 qui permet, au moindre laborantin de niveau master, de reprogrammer une séquence ADN au prix de « quelques jours de travail et quelques dizaines d’euros de matériel » (1). Dans moins de dix ans, la « chirurgie du génome », visant à corriger les pathologies génétiques, aura pignon sur rue.
Mais pas seulement. L’alibi médical est déjà exploité, voire dépassé, par diverses biotechs qui s’emploient à produire des vaches sans cornes ou des poumons de cochon transplantables à l’homme. Trois start-up rivalisent dans l’exploitation du procédé. L’une d’entre elles a levé, durant l’été 2015, 120 millions de dollars, auprès d’un pool d’investisseurs comprenant Google Ventures, avant de devenir, en Janvier 2016, la première entreprise spécialisée dans Crispr à s’introduire en Bourse. Plus encore : en « Décembre 2014, deux chercheurs ont démontré qu’on peut assembler, en laboratoire, de nouveaux types d’acide nucléique de structures différentes de l’ADN et de l’ARN. Ces acides xénonucléiques (XNA) peuvent aussi transmettre l’hérédité ». Et l’article cité en note de conclure hardiment : « Vers de nouvelles formes de vivant ? ». En tout cas, ce n’est plus à dire que le transhumanisme est un courant de pensée : c’est une machine de guerre en marche, puissamment financée et soutenue en très hauts lieux.
Profondément engoncés dans le marché, les Etats et leurs diverses communautés, notamment l’ONU, semblent paralysés par les enjeux monétaires et, si l’on y rencontre, partout et à tous les niveaux, des gens conscients des dégâts irréversibles que sont à même de produire ces fausteries diluviennes, ils n’ont pas encore atteint ce seuil de visibilité collective susceptible de faire réel levier sur les politiques globales pourtant censées prendre en compte tous les aspects de la présence humaine sur notre planète bleue. Il manque d’appuis suffisants conséquents et cohérents, dans l’opinion ; une trame assez solide et des navettes régulières, entre le plus local et le plus global ; pour fournir un tissu assez souple et résistant apte à supporter une alternative économique réellement concurrentielle. Alors que l’économie monétaire ne produit, en fait et tout au plus, qu’un tiers de la richesse mondiale et qu’on s’abstient de mesurer ce qu’elle en détruit, ne serait-ce qu’approximativement, les organismes publics réputés attelés à réguler l’exploitation de cette richesse ne s’emploient pas suffisamment à renforcer les deux pôles appelés à équilibrer celle-là et développer celle-ci en conséquence.
Equilibrer les trois pôles de l’économie planétaire
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La compréhension du schéma ci-contre repose sur la pleine conscience de ce que les écosystèmes en occupaient 100%, avant la révolution de l’agri-culture, voici, dit-on, dix mille ans, y intégrant les économies familiales et conviviales des humains, pour peu qu’elles existassent. C’est, probablement, au cours du 19ème siècle, que la part de la zone monétaire (marché) a dépassé les 25%. Elle est, aujourd’hui, comprise entre ce quart, dans les pays les moins « développés », et 40%, dans ceux en pointe de cet essor. Avec, partout mais, évidem-ment, très diversement, des troubles écologiques et sociaux variablement graves. |
Dans cette présentation schématique, on situera, sans difficultés, les zones de troubles écosystémiques en-deçà de l’impériale pollution industrielle : agriculture, pêche, élevage, chasse, distingués en activités vivrières, d’une part, et mercantiles, d’autre part (2) ; quand la lutte de l’Etat contre l’économie souterraine constitue l’essentiel des troubles sociaux (3), à la lisière entre le marché formel et les économies familiale et conviviale. Mais ce que veut signifier, surtout, notre propos, c’est qu’il existe des limites, entre les activités laborieuses des humains et celles des écosystèmes, comme entre la zone monétaire et son antithèse, au-delà desquelles le potentiel de troubles et d’effets pervers est de nature à compromettre durablement, voire irrémédiablement, la richesse de l’ensemble. Jusqu’à celle, au final, de ceux qui en pensaient en tirer le plus grand profit. L’approche de cette limite d’équilibre est, précisément, celle de la sécurité mondiale. Entend-on qu’il est toujours plus aisé et sûr d’agir en-deçà qu’au-delà de l’excès ? On va donc pouvoir commencer à voir, alors, tout l’intérêt du Système à résoudre, en priorité, les problèmes de ses banlieues. C’est là, notamment au Sahel, qu’il existe encore des espaces et des temps, pour fabriquer les clés de l’équilibre espéré. (A suivre).
Ian Mansour de Grange
Article réalisé dans le cadre d’un projet éditorial
soutenu par VITA/Afronline (Italie)
associant 25 média indépendants africains
Notes
(1) : En savoir plus sur http://www.lesechos.fr/week-end/business-story/enquetes/021837069995-cri...
(2) : Auxquels il convient d’ajouter les conflits, non moins préoccupants, entre les agricultures vivrière et commerciale, que la disposition de notre schéma ne permet pas de saisir intuitivement. C’est particulièrement vrai au Sahel.
(3) : Sans tenir compte, ici, des conflits on ne peut plus préoccupants, eux aussi, dans la répartition de la richesse à l’intérieur de la zone monétaire ; à ce point préoccupants – il n’est pas vain de le souligner – qu’ils obnubilent encore la quasi-totalité des discours politiques, dans une dialectique « Droite-Gauche » aussi désuète qu’indispensable, on le comprend, à la vitrine du Spectacle, tandis que les vrais enjeux se déroulent ailleurs…