On entend souvent dire que le monde ne tourne plus rond. Pollutions, surpopulation, chocs des civilisations, iniquités, terrorisme… Le sentiment général est qu’il n’y aurait, individuellement, rien à faire, quand les voies d’action collective seraient, elles, irrémédiablement corrompues, manipulées, subjuguées par un système aussi injuste que triomphant. Le premier article de la série s’achevait, cependant, sur une autrement volontariste alternative : quelle humanité voulons-nous ?
La question est plus complexe qu’elle n’en a l’air. Elle en pose une foultitude d’autres, en amont et en aval. A commencer par la célébrissime « Naît-on humain ou le devient-on ? » qui nous interroge sur le possible même d’un choix, au regard des contraintes génétiques, sanitaires, économiques, sociales, environnementales… sans parler du Décret divin, débat spécifique aux positions théistes. Car ce n’est plus de prédestination que les humains ont, aujourd’hui, à s’entretenir (1) mais, en la dégradation des conditions existentielles d’un nombre croissant d’entre eux, bien plutôt de la gestion de ces contraintes triviales. Qui est habilité à la mener ? Dans quelles limites ? Le spectacle marchand nous assure, de l’école à l’i-pad (2), que tout cela ne peut être l’affaire que d’experts et savants hautement qualifiés, sous la haute autorité d’énarques et autres technocrates, qui ont tous en commun de consommer leur quotidien à mille milles de celui des gens, masses « objectivement » disqualifiées par l’indigence de leur pouvoir de consommation.
Fractures
Ainsi s’est prodigieusement creusée la vieille béance entre le global et le local, plaie rédhibitoire des civilisations, longtemps contenue par le poids de la Nature. A cet égard, on se souviendra qu’un animal – d’une manière plus générale, tout organisme vivant non-humain – ne cesse jamais d’être pleinement connecté à son environnement. Mais si la capacité de s’en abstraire, de se représenter les choses en leur absence, paraissent des attributs spécifiques de l’humain, il n’en demeure pas moins que c’est seulement au contact de ses semblables qu’un humain dépourvu d’humanité peut la (re)trouver (3). On comprend, a contrario, en quoi l’appauvrissement des liens, entre les humains, est une perte de celle-ci. Altération d’autant plus problématique, pour leur adaptation au Réel, qu’elle se double d’un abâtardissement, voire, carrément, d’une dissolution, de leurs liens avec la Nature.
C’est, à l’évidence, au plus local, dans la proximité immédiate de l’individu, que se joue sa connexion à l’environnement, tant naturel qu’humain, inextricablement liés. Trivialité immémoriale, cette toute simple vérité s’est vue passablement perturbée, par l’intrusion de l’Etat et de l’économie de marché, tout d’abord, puis des TIC, ensuite, à commencer par l’école (4), avant même la télévision. On y a pu voir du bon : moins contraints par les aléas naturels, mieux – ce qui ne veut pas dire bien – instruits, informés, pourvus en commodités diverses, les humains se sont pu croire libérés de la Nature, par la délégation, aux plus nantis d’entre eux – procuration ordinairement forcée, certes – de l’organisation de leur quotidien et de leur culture. On y perçoit tout autant, sinon plus, comme on l’a vu tantôt et comme chacun peut en faire lui-même le constat, du moins bon.
Mais, en tous les cas, c’est dans cette proximité immédiate, quotidienne de l’individu, que se situe l’enjeu fondamental de son humanité, le jeu fluctuant entre nature et culture, le fléau de leur balance. Certains pensent, à l’instar, par exemple, des transhumanistes, que le plus parfait équilibrage de celle-ci relève d’une pénétration approfondie du Système, jusqu’à l’intérieur même des gens. En cette perspective, on n’est plus loin des puces d’identification et de surveillance implantées in corpore : a priori, pour cet après-midi, sinon demain matin. D’autres ne veulent, n’y peuvent s’y résoudre et plaident, a contrario, pour un éloignement variablement relatif du Système : déconsommation, prééminence de l’éthique, rééducation de l’instinct…
Perspectives de recollements
Une telle démarche, d’essence politique essentiellement anarchiste, a pu longtemps paraître antithétique au Système. Elle l’est et le restera, incha Allah, en l’orientation mercantiliste et mécaniste de celui-ci. Mais, au vu de la complexité des problèmes accumulés, elle devient, paradoxalement, son unique recours, la seule issue non-chaotique et non-violente, pour notre humanité. De nombreux signes précurseurs vont en ce sens. Certes encore ambigus, en ce que le machinal et le technique s’entêtent à se revendiquer excellence systémique, mais assez pressants et récurrents pour que l’alternative soit désormais étudiée, jusqu’en les plus hautes instances stratégiques. On a vu ainsi apparaître de nouvelles formules de gouvernement visant à décongestionner les centres de décision : décentralisation, déconcentration, notamment.
Moins d’Etat ? Ce n’est, évidemment pas, ce que signale sa présence mieux assurée, localement, par ses services décentralisés – régions, communes – chacun nanti de personnalité morale réputée autonome, et déconcentrés, qui en sont dépourvus mais dotés de réels, quoique limités, pouvoirs décisionnaires. En fin de compte, ce sont autant de nouveaux réservoirs d’autorité, puissamment assurés, dans leur fonctionnement et leur pénétration des espaces privés, par le formidable déploiement des outils de communication. En bref et dans la mesure où ces outils sont correctement financés (5), la compréhension systémique de la société moderne semble parfaire la mainmise du Système sur les gens. A ceci près que l’accroissement de ce pouvoir coïncide avec – provoque ; suit ? – celui des problèmes sociaux et environnementaux générés par la concentration toujours plus forte, elle, des forces d’argent, résultante pratiquement structurelle du marché.
Insensiblement, la nécessité de développer des contrepouvoirs s’impose. Un nouveau foirail s’est ainsi ouvert, depuis cinquante ans, avec le déploiement inouï de la Société civile ; plus exactement des sociétés civiles, tant diversifiées semblent-elles. Traits d’union entre les citoyens – a priori, donc, outils d’humanité – elles se révèlent, à l’usage, les plus performants traits d’union entre le local et le global. Tout particulièrement en leur version à buts non-lucratifs. Sans présumer, ici, du poids des associations qui ne sont désintéressées que de nom, celles qui le sont vraiment sont en nombre assez conséquent pour entretenir une dynamique significative des aspirations des gens à assumer, au moins en quelque partie, ensemble, « quelque part », leur humanité. Quitte à affronter, ici et là, la reine Marchandise, en tel ou tel de ses démembrements étatisés, centralisés, décentralisés ou déconcentrés, voire, directement, ses plus puissantes organisations lucratives, comme les multinationales.
Approche tranquille d’une radicale métamorphose ?
Alibis ? Il ne manque pas, en cette analyse, de fondations « humanitaires » financées par les plus grands profiteurs du Système – miettes de leur festin jetées aux pigeons – quand l’immense majorité des associations en sont à courir derrière le budget de leurs seuls frais basiques de fonctionnement. Globalement, le Système ne semble encore percevoir et entretenir que le côté spectaculaire de la Société civile, veillant à la contenir en-deçà d’un seuil opérationnel réellement efficace, à l’échelle du global. C’est plus ambigu à l’échelle locale, tant la nécessité se fait pressante, surtout là où le Système n’apporte – quand il ne se révèle pas, a contrario, directement destructeur – que peu ou prou « d’avantages » aux populations, dans leur ensemble, et à la majorité des individus qui les composent, en particulier. On verra, plus loin, combien ce constat est fondamental, dans la gestion de la sécurité mondiale, notamment au Sahel.
Mais il est aussi une chance, pour les stratèges du Système, d’expérimenter une approche totalement différente de sa survie ; plus exactement, son adaptation aux conditions existentielles qu’il a lui-même générées. La proposition inverse radicalement la position, encore apparemment dominante – mais pour combien de temps ? – selon laquelle l’humain doit s’adapter à l’évolution du système artificiel que son élite a développé. La limite – d’autres diraient la ligne rouge – apparaît, ainsi, la défense prioritaire de l’humanité. De ce qui nous fait humain, composition naturelle et culturelle de liens biologiques et sociaux, sans qu’il soit nécessaire d’en préciser plus, sinon à définir ce qui n’est pas humain, ce qui ne doit pas l’être, notamment le mécanique et l’artificiel.
Il ne s’agit pas moins que de reconnaître, aux relations de proximité – là où se joue, comme on l’a dit tantôt, l’ontogenèse de l’humain – une réelle autonomie, un réel pouvoir de (re)construction sociale, une sorte de liberté surveillée, avant de plus conséquentes conquêtes, objectivement motivées. Donner, à cette fin, les moyens légaux et financiers, à la Société civile localisée, d’assurer sa pleine fonction citoyenne, avec l’appui de l’Etat et des forces d’argent, enfin conscients de leurs limites, sinon de la nécessité vitale de s’en imposer. Nous avons, en de précédents dossiers, donné des pistes en ce sens (8) et essaierons, incha Allahou dans le prochain article de la présente série, d’en présenter une nouvelle synthèse, plus spécifiquement adossée au propos de celle-là. (A suivre)
Ian Mansour de Grange
Article réalisé dans le cadre d’un projet éditorial
soutenu par VITA/Afronline (Italie)
associant 25 média indépendants africains
Notes
(1) : Une affaire de foi d’autant moins discutable, à l’instar des goûts et des couleurs, que croire au Destin, dans et par l’Absolu, ne me révèle, à l’ordinaire, rien du mien, dans la relativité de mon existence. Pour un croyant, c’est précisément cette ignorance qui nous donne à faire des choix et prendre des décisions ; nous y oblige, parfois ; tandis que la foi les guide. Variablement conscient de ce qui borne et éclaire – ou perturbe – les siens, l’incroyant les sait, lui aussi, relatifs. Différemment, peut-être, mais cela donne, largement, de quoi discuter, entre tous, de leurs implications pratiques, en ce bas-monde, et de leurs limites. Au final, c’est bien l’urgence, et elle seule, qui définit, le plus clairement, le champ de ce débat vital.
(2) : et autres « représentations » chargées de faire « écran » au Réel… Si certaines nous en informent, parfois, avec une relative justesse, la majeure partie nous en détournent : « Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux » (Guy Debord, ibid., aphorisme 9). C’est d’ailleurs une des techniques favorites de la désinformation : habiller le mensonge d’un peu de vérité et, inversement, noyer la moindre info de valeur sous un déluge d’inepties…
(3) : Le cas des enfants sauvages, élevés par des animaux, est à cet égard significatif. C’est aussi à partir d’un tel constat – il infirme la théorie des vertus thérapeutiques de l’isolement carcéral – qu’une autre politique des prisons, privilégiant la responsabilisation des détenus, devient envisageable…
(4) : Plutôt technique que technologie, l’école n’en est pas moins l’outil fondamental d’information, de communication et… de formation des masses. A la compréhension des réalités ou aux nécessités du Système ?
(5) : Ce qui est loin d’être le cas, en Mauritanie comme en tout pays réputé sous-développé. Les outils existent mais restent dépourvus de moyens. Faut-il en déduire, pour autant, que la priorité des priorités, pour ces nations, est de renforcer l’Etat ?
(6) : Notamment, « Solidarités de proximité », une série de cinq articles publiés, par le journal Horizons, à l’automne 2007 ; « Citoyenneté musulmane », Le Calame N°852, 854, 855, 856, 858, 860, 861, 863, 864, 865 (hiver 2013/2014) ; et « Lutte contre la pauvreté avec les pauvres », Le Calame N° 936, 937, 938, 939, 940 (été 2015) ; tous dossiers réunis par mes soins et disponibles gratuitement, en l’attente d’un éventuelle publication en un même ouvrage, sur simple demande à ma boîte courrielle : [email protected]