L’affaire Ould M’kheitir fait redouter la rigueur du droit pénal musulman envers l’apostasie et conduit Tawfiq Mansour à proposer l’argument d’un « Talisman magique » pour conjurer la violence. Il est aussi inquiet de fissures éventuelles du socle social de l’Umma mauritanienne. L’argument du Talisman consiste à dire, qu’à partir du moment où une personne continue à faire sa profession de foi, il doit obtenir un sauf conduit contre la mise en accusation d’apostasie.
Pour être d’intention louable, le plaidoyer présente l’inconvénient d’un apragmatisme stratégique ; car il n’incite pas la communauté à recruter ses capacités autour du Coran et de la Sunna pour s’adapter aux changements sociétaux. Or, le cas Ould M’kheitir est symptomatique d’une société soumise à des tensions et des évolutions en profondeur ; il est donc douteux qu’il soit loisible, pour une religion d’éluder un questionnement de cette nature, en instaurant une sorte de « laissez-passer » dédié. Or, c’est ce que pourrait laisser croire l’argument du Talisman. On note que le traitement que font les Mauritaniens de l’affaire Ould M’kheitir, pour critiquable qu’il soit, indique qu’ils ont pris la mesure de ses enjeux, aussi bien religieux que politiques.
C’est par l’islam, que Tawfiq tâche de bien faire, mais par une porte d’entrée difficilement acceptable ; car, si éluder un questionnement qui s’impose à l’Umma n’est pas souhaitable, on ne peut pas, non plus, requalifier aisément les fonctions de la Chahada, pour servir une bonne cause. L’argument du Talisman fait courir un risque de dévaluation à la Chahada, en la réduisant à un rôle de sauf-conduit pour musulman en difficulté en terre d’Islam. Or, la Chahada est la matrice de formation des piliers de l’islam. Lesquels constituent la « carte d’identité » du musulman. Celle-ci fonde l’orthopraxie musulmane, qui si elle ne fait pas tout l’état de musulman, est la charpente autour de laquelle la réalisation d’une vie musulmane est escomptée. De là, vient la précaution dans laquelle la Chahada devrait être tenue, pour l’usage qu’on veut en faire. Donner, à la Chahada, une fonction de « laissez-passer » en matière de droit pénal, serait, non seulement, un renoncement de l’Umma à faire face positivement à un défi sociétal, mais fragiliserait, de surcroît, un élément fondateur de la vie musulmane. Je doute, dans ces conditions, que les docteurs de la foi acceptent d’en passer par là.
Une autre considération fait voir que recruter la Chahada n’est pas un instrument adapté, de la part d’une famille envers son enfant en difficulté. Dans un foyer, un adolescent qui dit ne plus supporter de vivre dans la maison familiale, tout en affirmant son attachement à sa filiation, ne se voit pas répondre qu’on va déménager. C’est la mode de vie familiale, à l’intérieur des mêmes murs, qu’on reconsidère en premier. Je crois aussi que cette idée du « Talisman magique » fait écho à une appréciation surdimensionnée du Droit, dans la religion musulmane. Or, c’est « la carte d’identité du musulman » et non l’orthodoxie juridique qui est un prérequis de l’islam. Le droit pénal n’est pas un pilier de l’islam et les musulmans de la première heure n’avaient pas de droit pénal propre. Ceci n’est pas pour dire qu’il soit facile, pour une Umma, de gommer un consensus des quatre écoles juridiques sunnites mais pour signifier que l’affaire Ould M’Kheitir ne conduit pas à un tel dilemme qu’il faille choisir, entre abroger la jurisprudence sunnite ou dévaluer la Chahada. Il me semble, également, qu’on ne puisse, pour deux objets qui ne sont pas de la même hiérarchie, jouer aussi facilement sur l’un pour réduire l’effet de l’autre. Nous attendons donc, des docteurs de la foi, qu’ils nous éclairent dans la sérénité, une fois le brouhaha ambiant retombé...
Comme jadis Pascal proposa l’argument du pari, en ultime recours pour convaincre de croire en Dieu, Tawfiq Mansour propose l’argument du Talisman par la Chahada, afin de conjurer la violence entre musulmans. Or, cette violence dit autre chose que la défense de la Chari’aa ; comme le trouble d’Ould M’Kheitir nous parle d’autre chose que de religion. En attendant, il n’y a pas objet à s’alarmer plus qu’il ne faille. L’islam est sans doute en crise, mais son lien social est solide. Ce lien n’est pas fait par la justice mais par une raison consubstantielle à la Chahada : la plus forte croyance en la totalité de la toute puissance divine. C’est par elle que les sociétés musulmanes sont invulnérables.
Souleymane Ould Sidi Aly
Réponse de Tawfiq Mansour
Pour d’accord, Souleymane, avec la conclusion de votre propos : « C’est par la plus forte croyance en la totalité de la puissance divine, raison consubstantielle à la Chahada, que les sociétés musulmanes sont invulnérables » – Toute Puissance qui n’en cessa pas, pour autant, d’être juste, en totalité, mais, bref, c’est un autre débat – je n’en réfute pas moins ses prémisses. L’affaire Ould M’Kheïtir n’est, tout simplement pas, une affaire d’apostasie. Apostasier est un acte personnel qui ne se conjugue pas à la voix passive. En islam, c’est renier, publiquement, l’un des deux termes de la Chahada. Et, comme vous le dites si bien, c’est bien la Chahada, « carte d’identité du musulman, et non l’orthodoxie juridique, qui est un prérequis de l’islam ». On démontrera, ainsi, que les erreurs d’interprétation d’Ould M’Kheïtir contreviennent à l’orthodoxie mais cela ne fera jamais, de lui, un apostat. Et c’est, a contrario de votre assertion, redonner sa pleine valeur à la Chahada que de réfuter, à quiconque – fût-il diplômé de la tête au pied – la prétention de se prononcer sur l’attestation de foi d’autrui.
Il y a plus à dire de votre propos. C’est précisément en se contentant de déclarer Ould M’Kheïtir apostat qu’on s’est épargné d’examiner, objectivement, ses erreurs de jugement. Le péremptoire couvre ainsi tous les amalgames, alors que la multiplication de ceux-ci représentent, aujourd’hui, un des plus grands dangers pour notre religion. Existaient-ils, du temps du Prophète (PBL), des situations de discrimination sociale analogues à celles en cours aujourd’hui ? L’islam a-t-il contribué à les faire disparaître ou, au contraire, perdurer ? Telles étaient les interrogations que posaient Ould M’Kheïtir et ses réponses ont témoigné d’une toute autre problématique que celle de l’apostasie.
Ne pas voir, par exemple, la différence, entre la forfaiture des Beni Quraïdha et l’antagonisme déclaré des Qoraïch, c’est ne plus entendre l’importance, capitale, du contrat, dans l’ordre social islamique. Un aveuglement dramatique, aujourd’hui, qui voit le droit des non-musulmans piétiné, en diverses sociétés réputées musulmanes. On massacre des chrétiens non-combattants au Moyen-Orient, on admet, ici même, que voler un kâfir est plus acceptable que voler un musulman, on confond responsabilité des Etats et responsabilité des citoyens… En un mot : on oublie que le projet de l’islam est universel, accordant, à toute personne non-agressive, droit de cité et protection : « Le polythéiste qui n’a aucun lien de parenté [avec un musulman] jouit, au moins, d’un droit : celui du voisin » (Hadith rapporté par Muslim et Al Boukhary).
C’est contre ces manquements, journaliers, qu’on attend vigoureuse remontrance, de la part de nos oulémas. Il est évidemment plus facile – et moins risqué, en ce bas-monde – de tomber sur le dos d’un Ould M’Kheïtir que d’expliquer, publiquement et sans relâche, en quoi les errements violents et exclusifs, djihadistes ou autres– qui se construisent, de fait, sur bon nombre de nos propres comportements quotidiens – contreviennent-ils aux fondements mêmes de notre religion. Oui, il y a bien matière à débat et travail ! Mais ne nous trompons pas de cible, Souleymane : l’islam n’est pas une religion de l’anathème mais bien de la réunion.