On entend souvent dire que le monde ne tourne plus rond. Pollutions, surpopulation, chocs des civilisations, iniquités, terrorisme… Le sentiment général est qu’il n’y aurait, individuellement, rien à faire, quand les voies d’action collective seraient, elles, irrémédiablement corrompues, manipulées, subjuguées par un système aussi injuste que triomphant. Et si, précisément, cet apparent désespérant constat n’était, justement, que le signe le plus évident de l’imminence du plus révolutionnaire retour sur soi ?
Au sein d’une population trois fois moindre, il naissait plus d’enfants, en France, au milieu du 18ème siècle : un million par an, en moyenne ; qu’en ce début de 21ème : huit cent mille. Mais moins de la moitié d’entre eux atteignait la puberté, avant que les guerres et les épidémies n’en déciment encore un bon cinquième. Une banalité, universelle depuis des lustres, qui avait, tout même, vu la population du Monde tripler, en un millénaire, atteignant les huit cent millions, au cours du siècle des Lumières. L’impératif de la reproduction dictait les conduites sociales. Tandis que les vertus de la concentration des masses, des industries, du pouvoir, du capital pouvaient encore paraître largement supérieures à ses vices, du moins pour les quelque 10% des humains qui formaient, disaient encore ouvertement ces gens « bien nés », l’Humanité libre, noble, citoyenne. Les autres crevaient, à la tâche ou à la guerre, selon les besoins.
« Volem rien foutre al païs » : je ne veux rien foutre au pays ; le slogan occitano-libertaire des années 1970 disait, tout haut, ce que d’autres s’étaient ainsi évertués à justifier, des millénaires durant, par de beaucoup plus brutales, sinon, alambiquées tournures ; jusqu’à, eux, forcer invariablement autrui à pourvoir à leur aisance. C’est, de fait, loi de nature qu’un système en mouvement cherche à minimiser ses dépenses d’énergie et les plus forts, avant les plus malins, n’ont guère tardé à y apposer le cachet d’une loi de culture, les situant au sommet de cette économie. On ne racontera pas, ici, les innombrables avatars de ces manœuvres. Disons, simplement, qu’elles ont su détourner, toujours au profit de ladite présumée élite, les mouvements des masses et des individus, en ce qui les transcende comme en ce qui les situe (1).
C’est cependant encore la Nature – elle a d’autres lois, plus contraignantes – qui a longtemps régulé ces détournements. Entre la force de son impact, quotidien, incontournable, et la variabilité du nombre de leurs serviteurs, les maîtres n’ont eu d’autre choix qu’aménager leurs oppressions. Avant de comprendre tout le profit, à l’échelle des décennies, culturellement cumulées en siècles, d’un affaiblissement de cette force et d’un renforcement de ce nombre, quitte à enjoliver les conditions de la servitude. On comprend qu’une telle politique ait été plus facile à développer, en des zones climato-écologiques favorisées et populeuses, accélérant les processus d’accumulation, notamment de capital, qu’en d’autres désertiques. Mais entend-on combien les anciennes lois de culture, si fermement rivées aux contingences naturelles, aient pu se révéler, alors, autrement plus gênantes là qu’ici ?
Inversion concrète de la vie
Le tournant de l’histoire, c’est, à l’évidence, la révolution industrielle. Plus précisément, thermodynamique ; en ce que la force de travail de la machine offre, soudain, plus de perspectives lucratives que celle de l’humain. En amont, dans l’exploitation sans plus de frein de la matière ; in situ, dans la surproduction démentielle de produits manufacturés ; et, en aval, dans la promotion universelle de leur consommation obsessionnelle. « Immense accumulation de marchandises » (2), l’organisation de la société moderne va, inéluctablement, se muer en « une immense accumulation de spectacles » (3) promoteurs de la consommation, avant d’en devenir l’objet même. « Le spectacle en général, comme inversion concrète de la vie, est le mouvement autonome du non-vivant » (4) : c’est en cela que le technique tend à devenir la norme du vivant.
Mécanique et quantification y obnubilent la pensée et l’action sur un objet, un processus, un résultat, etc. qui ont tous ceci en commun d’être toujours traités séparément, isolant la pensée, l’action et jusqu’au désir, même, de tout ce qui pourrait les situer, précisément, dans la complexité du Réel. Et, partant, les ouvrir à l’universel, au réellement intégré et à la transcendance. L’illusion n’en est pas moins cultivée, par le collage artificiel de tous ces points de vue séparés, comme autant de pixels juxtaposés, avec cette apparente cohérence d’être tous formatés aux mêmes normes de production. Voilà comment les « experts » collectivistes se révèlent si facilement interchangeables avec leurs homologues « libéraux » (5).
« Langage officiel de la séparation généralisée », le spectacle est « un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images » (6). Sous le diktat de la reine Marchandise, on s’y échelonne en degré de consommation : « je consomme donc je suis ». Tout, à commencer par le travail et jusqu’à la personne elle-même, s’y rapporte. En dépit des apparences, évidemment soigneusement préservées, ce qui importe, aujourd’hui, dans le travail des hommes, ce n’est plus tant sa force ou ce qu’il produit – les machines le font, à l’ordinaire, plus vite et mieux – que ce qu’il permet de consommer. « Le secteur tertiaire, les services, sont l’immense étirement des lignes d’étapes de l’armée de la distribution et de l’éloge des marchandises actuelles » (7). Le travail, valeur d’usage par excellence, est devenu valeur d’échange. Et, donc, objet des mêmes spéculations que celles apposées sur les signes ordinaires de celui-là : monnaies et produits dérivés.
Coïncidences
On croit l’épicentre de la modernité en ses sanctuaires technologiques : Silicon Valley, Zhongguancun et autre Bangalore où se concoctent, en effet, les plus délirants alliages entre la mécanique et le vivant, le virtuel et le réel. Ses tremblements les plus significatifs proviennent, pourtant, de foyers autrement turbulents et désordonnés. Ce n’est pas que ces zones soient en retard, sur les plus domestiquées par le Système, c’est qu’elles y concentrent, en un même temps, toutes les tensions étalées, ailleurs, sur des siècles (8). Au Sahel – particulièrement dans les pays sans tradition étatique, à l’instar de la Mauritanie – cohabitent, ainsi, des visions et des comportements de diverses logiques sociétales. L’antique et le moderne s’y croisent à tout bout de champ. L’épopée de Sankara, au Burkina Faso, a démontré qu’il pouvait surgir, de ces maelströms, les plus inattendus mouvements et les stratèges du Système ne s’y trompent pas, en accordant une attention de plus en plus soutenue aux banlieues de leur (dés)ordre.
Si l’on sent bien qu’il s’agit, globalement, d’y incruster, sur la totalité du champ social, le même spectacle qu’ailleurs, entre numérisation de l’individu et démocratie de la marchandise, les failles du Système y paraissent tant grossières (9) qu’on en vient, non seulement, à s’interroger sur de nouvelles tenues, mieux adaptées, de camouflage mais, aussi, sur d’éventuelles alternatives dont on ne se cache plus qu’elles pourraient révolutionner l’ensemble. Certes encore feutré, le débat est réel et se précise, d’année en année. Rejoignant des préoccupations plus vives ailleurs – sur l’état de la biosphère, notamment – il met en évidence des limites.
Les plus sensibles, au Sahel comme partout où la proximité est le fondement essentiel de la survie, touchent l’articulation entre la Plus Petite Unité de Consommation (PPUC) : l’individu ; et l’organisation territoriale du marché : l’Etat. Sous sa forme la plus élaborée, le spectacle isole les PPUC les unes des autres, c’est sa fonction même. Mais, pour les intégrer durablement au système, il « doit ressaisir les individus isolés, en tant qu’individus isolés ensemble » (10). La vulgarisation des TIC, séparant l’individu, jusqu’en son cercle familial, « dans un isolement peuplé d’images dominantes », est, probablement, l’argument le plus prégnant de cette stratégie. Si l’Etat y prend une forte part, avec la télévision, il n’en développe pas moins un arsenal autrement varié et conséquent : urbanisme, scolarité, règlements, loisirs (11)…
Passage à la limite
Mais, au Sahel, plus de la moitié des gens vivent avec moins de deux dollars par jour ; le chômage touche entre le quart et le tiers des actifs ; les services officiels de couverture sociale sont peu ou prou efficients : l’incidence du contrat social de la modernité marchande, sur la vie des populations, reste faible, comparé à celui du tissu sociétal traditionnel. Celui-ci craque-t-il ? La délinquance s’y engouffre aussitôt, avec une frénésie d’autant plus folle qu’est vive la frustration de consommation. Faut-il signaler, ici, qu’en s’organisant en mafia, le crime se révèle parfaitement adapté au Système ; s’en engraisse, comme un requin dans la mer ; tout en engraissant l’organisation policière réputée versée à sa traque ? Est-ce à dire qu’à l’inverse, les efforts des gens à préserver, autour d’eux, dans leur environnement immédiat, le liant d’anciennes solidarités légales, éprouvées par les siècles, seraient un frein au développement des nations ? (12)
On admettra la probabilité d’une pluralité de réponses, entre ces deux extrêmes. Mais elles naviguent, toutes, autour du partage de la décision, dans le vécu quotidien, et de l’ordre qui le soumet. Tout porte à croire, a priori, que l’un et l’autre ne puissent être, dans les conditions générales de la modernité contemporaine, qu’une parodie de nature. Objectifs de développement inhumain durable, donc, en droite ligne du projet transhumaniste (13) ? Nous parlions, plus haut, de limites. Certaines sont linéaires : c’est en les franchissant, dans un sens ou l’autre, qu’elles se précisent. D’autres sont plus radicales et leur passage – nous dirons, ici, la prise de conscience de leur existence – détermine un renversement soudain de valeurs. Rétablissement d’anciennes, finement actualisées ? Assimilation de plus utopiques, comme des phares ? Fédérations nouvelles, construites, précisément, au passage même de la limite ? C’est, en tout cas, dans la convergence des contraintes s’accumulant, à l’approche de cette verticale, que cristallise la question – le choix – posée, partout, à chacun, en l’intimité de sa conscience : quelle humanité voulons-nous ? (A suivre).
Ian Mansour de Grange
Article réalisé dans le cadre d’un projet éditorial
soutenu par VITA/Afronline (Italie)
associant 25 média indépendants africains
Notes
(1) : Rien de plus exactement situé, en effet, à l’instar du point mathématique, que l’immatérielle Idée pure, Transcendance absolue. Et, sans elle, rien de situable… Aussi puissante nous paraisse son apparente linéarité, en ce qui nous tient « ex-istant » – hors de cet Immatériel qui, seul, nous situe exactement – aussi motivante nous semble sa capacité à « nous perdre pour nous réaliser », le temps n’est pas « l’aliénation nécessaire », contrairement à ce qu’affirme, paraphrasant Hegel, Guy Debord – aphorisme 161 de « La société du spectacle », Champ Libre, Paris, 1971 – mais seulement son champ. En dernière analyse, c’est bel et bien la seule soumission à ce dont il émerge, l’Immatériel atemporel, qui constitue cette nécessité. On peut, certes, en discuter les formes, se contraindre – voire, plus pénible, prétendre contraindre – à ne lui en donner aucune, à l’instar des agnostiques, il n’en reste pas moins que c’est du Non-Être que surgit l’Être, sans que cette apparente dialectique n’affecte, en rien, leur unité fondamentale : « la illaha illa houa », sans jamais oublier, certes, qu’« inna lillahi oua inna ileyhi raji‘oune ».
(2) : Du postulat fondamental de l’analyse développée par Karl Marx, in « Le Capital » : « La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste s'annonce comme une immense accumulation de marchandises ».
(3) : cf. le postulat initial de « La société du spectacle » : « Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles ».
(4) : Guy Debord, ibid., aphorisme 2.
(5) : Eloquente, à cet égard, la facilité avec laquelle la « Gauche » française, arrivée au pouvoir en 1981, y intégra les leaders trotskystes et maoïstes qui s’étaient acharnés à investir le devant de la scène contestatrice, après avoir sauté précipitamment dans le train de Mai 1968 dont les situationnistes, Guy Debord en vigile, furent la locomotive.
(6) : Guy Debord, ibid., aphorismes 3 et 4.
(7) : Guy Debord, ibid., aphorisme 45.
(8) : Notamment dans les pays occidentaux initiateurs de la modernité.
(9) : Si dérisoires et grotesques paraissent, en ces bouts du monde marchand, les colifichets offerts, par « l’humanisme de la marchandise »… Un hiatus probablement rédhibitoire qui constitue le carburant même de l’immigration vers le Nord et implique de lourdes conséquences. Nous y reviendrons en détail.
(10) : Guy Debord, ibid., aphorisme 172.
(11) : Avec de variables et significatives nuances, d’un Etat à l’autre. Il y a tout un monde, par exemple, entre les politiques mauritanienne et sénégalaise, en matière de contrôle des loisirs, notamment sportifs…
(12) : C’est ce que croit Debord, dans sa vision du temps historique total : « La lutte de la tradition et de l’innovation, qui est le principe de développement interne de la culture des sociétés historiques, ne peut être poursuivie qu’à travers la victoire permanente de l’innovation. […] », ibid., aphorisme 181. Une proposition fort peu regardante, au demeurant, de la loi de nature, citée en exergue, qui voit toujours celle-ci naviguer, de préférence, entre moindre effort et moindre perturbation. A cet égard, la meilleure innovation ne serait jamais qu’une relecture approfondie de la tradition, tout à la fois éclairant l’histoire et éclairée par elle. Plaie récurrente des théories, aussi justement critiques s’espèrent-elles : dans leur poursuite acharnée d’une illusoire complétude, elles finissent, toujours, par contredire le Réel, quelque part, en quelque point(s)…
(13) : Courant culturel issu de la Silicon Valley, le transhumanisme ambitionne rien de moins que de dépasser, entièrement, la condition humaine, pour accéder à un « nouveau stade de l’évolution » : la posthumanité ; dont « l’homme » définirait, cette fois, lui-même les règles, et non plus la Nature, enfin totalement « dominée ». « Nous avons modifié si profondément notre environnement », écrivait ainsi Norbert Wiener, dès 1954, « que nous devons nous modifier nous-mêmes ». Entend-on, sous ce « nous » et autre « l’homme » de façade, l’omnivore et dictatorial système marchand ?