Simone Weil : « A partir d'un certain degré d'oppression, les puissants arrivent, nécessairement, à se faire adorer de leurs esclaves. Car la pensée d'être absolument contraint, jouet d'un autre être, est insoutenable pour un être humain. Dès lors, si tous les moyens d'échapper à la contrainte lui sont ravis, il ne lui reste plus d'autre ressource que de se persuader que les choses mêmes auxquelles on le contraint, il les accomplit volontairement, autrement dit, de substituer le dévouement à l'obéissance. Et même, il s'efforcera parfois de faire plus qu'on ne lui impose et en souffrira moins, par le même phénomène qui fait que les enfants supportent en riant, quand ils jouent, des douleurs physiques qui les accableraient, si elles étaient infligées comme punition. C'est par ce détour que la servitude avilit l'âme : en effet, ce dévouement repose sur un mensonge puisque ses raisons ne supportent pas l'examen. […] Le seul salut consiste à remplacer l'idée insupportable de la contrainte, non plus par l'illusion du dévouement, mais par la notion de la nécessité... » (in « La pesanteur et la grâce »)
Je ne sais pas pourquoi mais je pense à ces mots de Simone Weil en voyant le naufrage gabonais, naufrage parmi tant d'autres naufrages. Un ami m'a demandé ce que je pensais de la situation gabonaise. J'ai répondu « Que veux-tu que je pense de la Françafrique et de la Françafrique, de deux beaux-frères qui se font la guerre sur fond de Total ? ». Qu'ai-je à dire quand nous continuons à montrer, au monde, notre immaturité politique, nos clanismes, nos clientélismes, nos oppositions ? Qu'ai-je à dire de ce spectacle désolant et médiocre, loin, très loin de ce qui devrait être, à savoir des démocraties apaisées, de peuples qui acceptent que leur champion puisse perdre sans, automatiquement, se taper dessus et invoquer tous les dieux de la néo-colonisation possibles et imaginables ? Qu'ai-je à dire sur cette soumission au désordre, à l'invective, à l'anarchie, comme seules façons de se penser ? Qu'ai-je à dire quand nous ne rêvons que de Père succédant au Père, figure tutélaire et « magique » de nos perceptions autoritaires d'un pouvoir lui-même autoritaire et paternaliste ? Qu'ai-je à dire ?
Pas grand-chose. Nous avons hérité du concept de démocratie et nous ne savons qu'en faire, perclus de passéismes, de tribalisme, de régionalisme. Nous regardons au premier plan, jamais l'horizon. La seule nouveauté : le chef traditionnel a été écarté au profit du chef « providentiel », soit issu des rangs de l'armée, soit issu des sphères qui avaient le pouvoir autrefois... Nous avons construit, comme au Gabon et dans tant d'autres pays, la dynastie républicaine, forme de royauté qui revient cher, vu qu'il faut entretenir une Assemblée nationale, un Sénat et tout le décorum futile qui va avec la République...Nous n'aimons rien tant que les chefs, même lorsque nous jouons avec le mot Démocratie. Il n'y a qu'à voir les courtisans se presser à chaque sortie du Chef, baisages de mains, youyous, panégyriques, louanges, trémolos...
Le Chef sort avec sa cour. Les courtisans ne sortent qu'avec le Chef. Le Chef va à l'intérieur du pays ? Toute la cour se déplace...C'est la migration des gnous à la mode Nous Z'Autres. Le Chef éternue ? Toute la cour sort des mouchoirs... Le Chef a la colique ? Toute la cour prie... Le Chef s'est fait prendre en photo ? Toute la cour affiche, dans ses salons, la photo martiale du chef qui n'a pas l'air commode (un Chef qui rit n'est pas un vrai chef...). Le Chef parle. Toute la cour, télévision nationale en tête, remplace le petit écran par un meeting populaire qui dure des heures. Et, au cas où nous aurions raté un moment ou une parole lumineuse, nous avons droit aux rediffusions. Le Chef ne plaît plus ? On remplace le Chef. Ça s'appelle un coup d’État démocratique. Notre UA fait semblant de ne pas approuver, fait des chichis, histoire de justifier son existence, puis reconnaît le nouveau Chef. Elle pousse même l'humour à envoyer ce nouveau chef faire le tampon dans un pays étranger, quand le chef de ce pays vient de se voir renvoyé en bas de l'échelle alimentaire ! Sacrée farceuse, va....
Nos « partenaires » étrangers font de même : d'abord râler et dénoncer, puis reconnaître le nouveau Chef en chef. Mais, eux, il faut leur reconnaître la vision au loin : leur propre survie économique. Vaut mieux un bon contrat que la démocratie. Nous, on reste le nez au ras du sable, à nous entre-égorger pour un oui ou pour un non. On se déteste cordialement, on se snobe, on agite les manches. En ce moment, nous faisons comme si tout allait bien. D'ailleurs, ce qui se passe au Gabon prouve que « tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes », à savoir le nôtre. Qu'est-ce qu'on s'embêterait, si les élections africaines se passaient normalement ! On ne pourrait nous adonner à notre sport favori, le « C'est la faute à.... » A la France, à Total, à l'Amérique, à [la Sionie], aux ovnis, aux martiens, à la couche d'ozone, à la poliomyélite (pourquoi pas ? C'est un argument comme un autre), etc.
Mais jamais « C'est notre faute aussi... ». Non, ça, c'est difficile. Ça serait nous remettre en question. Et ça, nous n'aimons pas. Sans ennemis, pas de misérabilisme. Sans ennemis, pas d'avenir. C’est pourquoi nous avons, aussi, le concept « d'ennemi de l'intérieur ou de l'extérieur » et, pour faire plus sérieux, « de l'intérieur ET de l'extérieur ». Ça, c'est quand le Chef vacille un peu... Les courtisans, soucieux de préserver leur place, n'aiment pas un chef vacillant. La cour ne vacille jamais, elle. Un chef tombe. La cour demeure. Elle « youyoute » juste un nouveau nom. Voilà le grand abécédaire de la démocratie à l'africaine. Nous connaissons cela depuis tant d'années que nous avons appris à (presque) aimer tout ce foutoir. Et à le justifier. Et à justifier que je vais tuer certains de mes concitoyens parce que les chefs se battent entre eux comme des chiffonniers pour savoir qui a le pouvoir. Aussi simple que ça.
Alors, elle a raison, Simone Weil : nous aimons les instruments de nos servitudes. Ils sont pratiques. Cela s'appelle l'ordre établi (par qui ? On ne sait plus et puis, tout le monde s'en fout). Et l’on ne « pense » pas l'ordre établi. Il y a des gens plus intelligents que nous pour nous dire comment l'on doit penser, comment l'on doit voter, comment l'on doit vivre... Ce sont des sommités. Elles nous apprennent la soumission aux puissants, arguments religieux à l'appui parfois. Parfois, les sommités du camp adverse, celui du sous-chef qui aimerait bien devenir Calife à la place du Calife, nous racontent le contraire. Elles nous chauffent bien et lancent les foules contre les autres foules.
Sous le regard mi amusé, mi cynique des « Grands Frères » Occidentaux. Et, pendant que nous parlons du Gabon, moi j'entends autre chose, qui ne semble pas inquiéter outre mesure. A nos frontières Nord, les bruits de bottes et les accrochages entre le Maroc et le Polisario. J'entends les villes maliennes qui tombent, les unes après les autres, aux mains des djihadistes. J'entends l'ère polaire instaurée avec notre voisin du Sud. J'entends la glaciation avec notre voisin marocain. Mais pas de panique, les Z'enfants : il y a Le Dialogue ! Que deviendrions-nous, sans lui ? Nous entendrions les bruits de bottes... Salut !
Mariem mint Derwich