Suite et fin de notre très instructif entretien, avec le docteur Ousmane Wague,maitre de conférences en sociologie, coordinateur du département philo-sociologie et intervenant dans le master « Migrations et Territoire », à la Faculté des Lettres et Sciences Humaines (Université de Nouakchott)
Le Calame :Vous avez souvent évoqué un certain RGPH, étude comparée, si j’ai bien compris, de l’évolution mauritanienne des taux d’accroissement démographique et migratoire. Pouvez-vous nous en dire plus ?
- Le Recensement Général de la Population et de l’Habitat de 2013 est une des études nationales les plus actuelles. Les chiffres de ce recensement font état de 702 575 migrants, au niveau national, dont 386 119 hommes et 316 456 femmes. En examinant l’évolution du volume, d’après les trois RGPH disponibles, on constate qu’en 2000, il avait plus que doublé (soit 129,7%) par rapport à 1988, passant de 208 039 individus en 1988, à 477 814, en 2000. Mais cette tendance a connu un net ralentissement, entre 2000 et 2013, dépassant, comme on vient de le dire, les sept cent mille individus, pour un accroissement, cependant, d’un peu moins de la moitié (47% environ). La répartition de ces émigrants montre, on l’a vu, que les destinations traditionnelles continuent de rafler la mise. Quant aux immigrants internationaux, les données du recensement 2013 font état, rappelons-le également, de 704 334 individus : 387 043 hommes et 317 291 femmes, ce qui traduit une nette prédominance masculine.
Une autre étude, élaborée, par l’OIM, en 2009, et relative à l’évaluation nationale des politiques de migration de la main d’œuvre en Mauritanie en 2008, estimait à 318 382, le nombre de mauritaniens résidant à l’étranger. Cette étude montre aussi qu’en Europe, les flux migratoires sont dirigés surtout vers la France et l’Espagne. Pour les pays du Golfe, la migration est orientée vers l’Arabie Saoudite, les Emirats Arabes Unis et le Koweït (imams, enseignements religieux, justice…). Sur le continent africain et en Afrique subsaharienne, les Mauritaniens s’adonnent à des activités commerciales. Aux USA, la migration concerne une main d’œuvre qualifiée dans les secteurs des services (hôtels, restaurants, transports).
- La Mauritanie, espace de transition migratoire ? Combien d’étrangers y sont entrés et en sont sortis, en 2015 ? De quelles régions du Monde venaient-ils ? Vers où se dirigeaient-ils ?
- Nous ne disposons pas de la totalité des chiffres de l’année écoulée, en matière d’entrées et des sorties. Cependant, les chiffres officiels, disponibles auprès dela Direction de la Surveillance du Territoire (DST), font état des entrées et des sorties entre le 1er Janvier au 30 Avril 2015. Ils révèlent que, durant cette période, 84 403 étrangers sont entrés sur le territoire mauritanien, alors que 67 131 en sortaient. Soit un solde positif de 17 272 personnes. Un chiffre équivalent, soit dit en passant, à notre capacité d’accueil. Les entrants proviennent, par ordre décroissant, du Sénégal, du Maroc, du Mali, de la Guinée, de la Gambie et d’autres pays frères et amis. Force est cependant de reconnaître que les migrations subsahariennes vers l’Afrique du Nord connaissent un net regain. Ces tendances ne concernent pas seulement les « migrations de transit ». Un certain nombre de migrants subsahariens s’installe durablement en Mauritanie et seule une minorité poursuit sa trajectoire vers l’Europe. Ce phénomène est devenu récurrent, depuis plus de trois décennies.
Avec le choc pétrolier des années 1974, les sécheresses des années 1970 et 1980, les exodes qui ont suivi ces périodes difficiles au Sahel, le sol mauritanien est devenu, à la fois, une zone de destination et de transit, pour les migrants ouest-africains désirant tenter l’aventure hors de leur pays respectif. Le phénomène s’est surtout amplifié à partir des années 1980, notamment avec le durcissement des conditions d’obtention des visas pour la France et l’Europe, en général, et, en même temps, des titres de séjour. C’est alors qu’apparurent les premiers réseaux clandestins de migrants et d’aventuriers, qui se renforcèrent et accrurent en nombre, au fil des années. Cette époque fut encore qualifiée de « période des premiers aventuriers de la mer ». Le renforcement du contrôle maritime des flux de migrants en direction de l’Europe, au début des années 1990 et 2000, débouchera, plus tard, sur la mise en place d’itinéraires terrestres, par le désert, en direction du sud du Maroc, avant la traversée du territoire de celui-ci, en direction du Vieux Continent. Depuis, la Mauritanie est devenue un « réservoir » de migrants, « ravitaillant » le royaume chérifien et l’Algérie, en flux de clandestins empruntant un itinéraire qui leur est désormais spécifique.
- Existe-t-il une étude de l’évolution de ces entrées et sorties d’étrangers depuis, disons, les vingt dernières années ? A défaut, pouvez-vous avancer quelque estimation ?
- En parcourant les nombreuses sources statistiques, dont les documents relatifs aux différents recensements, on découvre qu’avant celui de 1977, le premier plan 1963-1966 avançait des nombres d’émigrants mauritaniens et d’immigrants étrangers, notamment pour les pays limitrophes (Mali et Sénégal) : 12 000 émigrants mauritaniens au Mali, 60 000 au Sénégal et 25 000 immigrants maliens en Mauritanie. Bien évidemment, il ne s’agissait que de simples estimations, sans bases statistiques fiables. Ni le recensement de 1977 ni celui de 1988 ne permirent d’obtenir la moindre donnée sur les migrations internationales. Ce fut seulement en 1993 que la première enquête nationale sur les migrations commença à s’intéresser au phénomène et aux parcours migratoires. Mais les données relevées, issues d’un simple échantillon, n’étaient guère bien renseignées. Seul le troisième recensement (2000) fournit des données exhaustives comparables au quatrième (2013) qui s’est surtout intéressé, lui, au volume des migrations et aux caractéristiques des immigrants.
- Que représente l’immigration clandestine dans ces flux ? Est-elle vraiment sous la coupe de filières formellement organisées, comme vous l’avez suggéré tantôt ?
- L’immigration clandestine via la Mauritanie continue de persister, en certaines de ses filières, même si elle a tendance à se réorienter plutôt, depuis quelques temps, vers des pays comme l’Algérie, la Tunisie et, tout particulièrement, la Libye, très déstabilisée. Selon les sources de la police espagnole, on ne dénombre pas moins de 45 organisations de passeurs, s’adonnant au trafic des personnes, en Mauritanie, Maroc et Sahara occidental. Lors d’une mission, il y a deux ans, à Nouadhibou, un policier chargé de la sécurité du port, évaluait le nombre de passeurs à plus de cent-vingt dont certains se seraient même installés à Las Palmas, avant le renforcement du contrôle maritime. Des passeurs « artisanaux » restent également en activité mais ce sont surtout des escrocs. Force est cependant de reconnaître que, malgré les contrôles, drastiques, et tout l’arsenal juridique et policier mis en place, les tentatives de rallier le vieux continent, par la mer, persistent. Tout un mécanisme de traversée reste en place, témoignant de la permanence de réseaux de passeurs méconnus des autorités, travaillant avec la complicité de pêcheurs. En témoigne l’augmentation du nombre de pirogues. Entre 1997 et 2000, il n’y en avait que 1 400 ; on en comptait, en Avril 2013, plus de 5000 : un effectif[IMdG1] difficile à contrôler, au regard des moyens dont dispose la marine nationale de surveillance. Fort heureusement, la Mauritanie est en train de s’équiper pour rattraper son retard en matière de sécurité maritime.
- Quelle est la durée moyenne de résidence d’un étranger en Mauritanie ? L’Etat mauritanien développe-t-il une politique d’accueil et d’intégration ?
- A ma connaissance, il n’existe pas d’étude évaluant la durée moyenne de résidence des étrangers en Mauritanie. Le RGPH 2013 n’insiste que sur la population dite « Migrant durée de vie », composée de l’ensemble des personnes qui, au moment du recensement, résident en un lieu autre que celui où elles sont nées. Il ne prend pas donc en considération la durée moyenne de résidence d’un étranger. Le net ralentissement du volume de migrants, entre 2000 et 2013, que nous avons évoqué plus haut, peut-il être interprété comme une tendance au prolongement des séjours ? Ce serait assez hasardeux de le prétendre.
Le fait est que les différentes études sur la migration n’ont pas réellement pris en considération le paramètre « durée de vie ». En outre, les nombreuses entrées et sorties des étrangers sont restées longtemps informelles et non enregistrées. Cela dit, la Mauritanie est restée, des décennies durant, une terre d'accueil pour nombre d’étrangers, subsahariens en majorité, attirés par un marché de travail très libéral, pour ne pas dire incontrôlé, et de réelles perspectives d'épanouissement professionnel et personnel. Les premiers migrants qui ont bénéficié de ces conditions clémentes ont fini par se fixer durablement au pays et, dans certains cas même, définitivement.
Mais avec un nombre officiel d‘étrangers en accroissement constant et tendant à dépasser celui absorbable par ses capacités d’accueil, la Mauritanie a dû commencer à mettre en œuvre une véritable stratégie nationale pour une meilleure gestion de la migration, suivant un certain nombre de recommandations visant à rationaliser l’action des pouvoirs publics, notamment en revisitant la législation relative à l’entrée, la circulation des étrangers en Mauritanie et la régulation de leurs flux. Sur le plan politique, on préconise des moyens administratifs, voire diplomatiques, susceptibles de contribuer au contrôle de l’immigration ; l’irrégulière, entre autres. Au niveau institutionnel, il est envisagé de revoir les dotations que reçoivent les villes de Nouakchott et de Nouadhibou en fonction du volume réel de leur population respective, ainsi que la mise en place de moyens humains appropriés, afin de mieux contrôler et organiser l’entrée et la circulationdes étrangers sur le territoire mauritanien. L’Etat œuvre, également, à améliorer leur accueil, pour éviter qu’ils ne versent dans l’immigrationirrégulière. Leur recensement régulier, la facilitation de l’accès au territoire mauritanien aux demandeurs d’asile, le renforcement des capacités des services chargés de la surveillance et du contrôle de la migration, aux niveaux aérien, terrestre et maritime, et l’accueil des migrants dans des conditions honorables, préservant leur dignité, sont autant de paramètres pris en compte par cette politique nationale. Toutes ces initiatives n’empêchent cependant pas les pouvoirs publics de lutter contre la migration irrégulière sur son territoire, en incitant, notamment, les résidents étrangers à régulariser leurs titres de séjour.
Propos recueillis par Thiam Mamadou
Interview réalisé dans le cadre d’un projet éditorial
soutenu par VITA/Afronline (Italie)
associant 25 média indépendants africains
*professeur à l’Université de Nouakchott
Pour aller plus loin
- Brahim ould Jiddou ould Fah, « Mauritanie : Migration, marché du travail et développement », 2010.
- « Accord entre la République Islamique de Mauritanie et le Royaume d’Espagne concernant la régulation et la gestion des flux migratoires de main d’œuvre entre les deux Etats », 25 Juillet 2007.
- « Document de stratégie nationale pour une meilleure gestion de la migration en République Islamique de la Mauritanie », 2010
- Sidina Ndah Mohamed Saleh, « La migration des Mauritaniens et ses tendances récentes », Robert Schumann centre for Advanced Studie, European University Institute, CARIM-AS, 2008
- Sidina Ndah Mohamed Saleh, « Eléments de migrations en Mauritanie », CARIM-AS 2008/08, Robert Schuman Centre for Advanced Studies, San Domenico di Fiesole (FI) : Institut Universitaire Européen, 2008. Disponible sur www.carim.org/migrationcirculaire (05/06/2008).
- Sidina Ndah Mohamed Saleh, « Mauritanie : Migration hautement qualifiée », [Migration Policy Centre] ; [CARIM-South] ; CARIM 2010
- ONS, Rapport du RGPH 2013
- ONS, Rapport du RGPH 1988
- ONS, Rapport du RGPH 1977