Chapitre 11 : La belle époque des villégiatures estivales
Autrefois, où les tentes avaient leurs rampes de façade (EL MATTEM-BE), face au sud ; jusqu’avant la grande sécheresse de la fin du siècle dernier, notre fabuleuse Djenke vivait en parfaite harmonie, comme en une seule et grande famille.
En saison d’hivernage, presque toute cette population sortait tôt en campagne, étant excessivement fanatique de la villégiature durant les vacances d’été… Surtout, en ces moments de chaleur accablante qui l’angoissait dans le stress des perturbations permanentes… Donc, elle se dérobait quelque part, d’un carcan, chaque jour plus insupportable… Désormais, l’ordre du temps était nettement défrayé par deux impératifs d’où la détente totale et le gavage soutenu, dans le plein air. Ainsi, se préparait aussi l’accueil, bien en chair, de l’hiver, dès avant (TEWDJI) l’étape dite de soudure.
Essentiellement, l’évasion des familles avait un mobile sine qua none et commun. Celui, jadis irréprochable, plutôt honorant, le pintage des filles au lait ; afin d’améliorer leurs atouts physiques… Ceci, pour qu’elles puissent convoler en justes noces, le plus tôt possible…
Dès l’épanouissement des couche herbacées, après les premières pluies, le zèle passionné pour la ‘badia’ revenait subitement à la surface de toutes les préoccupations des foyers.
Et commençaient alors les préparatifs pour l’impressionnante incursion rustique tant attendue et sacrée, pour nos très chères et chaleureuses mamans.
Les préparatifs se limitaient juste, au strict nécessaire et rudimentaire qui s’accommodait à la vie bédouine primitive : une tente en toile simple, des nattes grotesques et résistantes, quelques calebasses avec ‘’ECELLAYE’’ pour cailler le lait, une batteuse de lait (ABROUKH), quelques louches (TECHAQ-LIT), une outre pour écrémer le lait (CHEKWA), quelques autres à eau (GREB), une bouilloire, un fer au bout incurvé pour chauffage de cette dernière (NEB-LOU), un fourneau malgache, une marmite, quelques assiettes, quelques fringues amples et simples, quelques verres. Puis du thé et sucre ; du riz, pas d’huile, ni condiments, du savon (pas trop) ; un boubou, du tabac pour métayer (enemraye) et un voile de guinée pour son épouse… Surtout, ne jamais oublier d’emporter quelques ‘’rangs’’ de petits pains bâtards, made in J’da-e, ou Bouh, ou M’bareck Lahmar, ou Ahmed Ramdane, ou à défaut, Momod-chi et Sidi Hammad… En brousse, ces verges à odeur stimulante, s’arrachaient bien, tel ce qu’elles furent, depuis longtemps, des petits pains. Bany ould Eimane et Hamed ould Hamenah (le gaucher) ne se bagarraient que pour ça…
Les sites estivaux, qui furent les plus en vogue, étaient ceux au sud et à l’est de la ville… Par leur proximité qui arrangeait les marcheurs et leur dominante laitière bovine. Ibelgam, Archane, Elqam, el khedhir, Bouqabe, elqoube, B’beir-mirim, R’rabi-e, Tin-yarg, etc.
Ces puits très anciens furent les repères des familles métayères célèbres chez lesquelles les vagues estivantes s’abonnaient au lait durant leurs séjours (lehsann)… Ehel Said, ehel Beibou, ehel Cheikh ould Abeidellahi, ehel Akhyarhoum, ehel Marainah, ehel Seigue, ehel Boushab, ehel Hamadi, ehel Lemmenkar, ehel Leb-eire, ehel Abdillah, et consorts…
Ainsi débarquaient les cortèges successifs des vacanciers de la ruée villageoise, en un carnaval de plaisance qui prenait d’assaut tous les campements environnants…
Ce décrochage annuel comportait essentiellement une grande cure périodique, stomacale, respiratoire, auriculaire, visuelle et surtout morale… Une vraie mue humaine, dans la détente, le picotage au lait, à l’air et à la joie du camping, loin de toute pollution.
C’était la vie libre sans encombrements, l’activité rustique de grande aisance aux horizons lointains.
C’était aussi et, non sans émoi, la formidable saison des belles et émouvantes fêtes populaires, mariages d’apparat aux séquences ambiantes et fastueuses. Electrisées par les troupes orchestiques aux grands tam-tam, venues de la ville en ‘’crochet’’ (s’çaoule). Pour égayer les cœurs déjà relaxes, opérant leur sensationnel et très intime retour à une incontestable authenticité et, en ses sources solides et très profondes. Il y avait bien sûr, les séances nocturnes très envoûtantes des louanges du Prophète Mohamed PSL, où évoluaient nos fantastiques vedettes : Alioune (james brown) ; Abdellahi ould Saleck, Demmed, feue Aiche mint Mousse et consorts. Comme beaucoup d’autres circonstances de défoulement, souvent fortuites…
Autrement, les principaux axes d’activité dans l’ensemble des campements convergeaient sur la traite matinale et nocturne du lait et la corvée d’eau, toutes deux quotidiennes. (t’tehlab et r’rwaye).
Quant au fracassant déménagement (r’hil), cela arrivait deux ou trois fois pour la seule saison. Justement pour changer de ‘case’, sinon, la badia serait dépourvue de son sens et son goût vrais.
En ces trois domaines essentiels et vitaux, la fringante marmaille s’imposait en acteur incontournable. Raison pour laquelle ses folies agaçantes, ses larcins grossiers et autres comportements loufoques, furent ironiquement ignorés en tant que railleries anodines.
Nous, marmaille des ‘vautours’, infatigables, incassables, étions en tête, partout et nulle part. Nos escadrons furent dans chaque enclos (netvare), pour réguler le ‘lâcher’ des vœux et, rabattre au cordage (r’big). Lors des séances de traite, contre deux gorgées de lait, à happer par la bouche et directement à partir de l’écuelle. Et pour chaque bête traite. De quoi nous pinter, nous aussi, en attendant la convocation du ‘nemraye’, suivant ; et puis, chacun trouvait son compte.
Chaque jour, après le thé matinal, nous ramassions les outres, les remplissions au puits ou à la mare de la plaine de ‘bleikcheb’, en cas de pluie. Puisque le puisage, en ce cas, est déconseillé. Nous ramenions alors notre ‘r’waye’ et chaque foyer avait sa dotation …
Puis nous ramenions les ânes au puits pour assurer le service ‘eneiwale’, conduisant les bêtes qui tiraient les sceaux (delou) jusqu’à la fin de tout abreuvage.
Très heureux, nous vaquions alors à notre loisir préféré, le dressage des ânons et vœux (d’dalle) que nous capturions dans la nature, qu’importe leur exclusivité.
A dos de nos montures qui se cabraient et caracolaient dans tous les sens, nous organisions nos randonnées extravagantes avant de rentrer, dévorer notre part du déjeuner de chaque famille.
La part idéale et que nous apprécions le plus, fut bien celle, à même la marmite, avec sa carapace (lekrata) intacte et non ‘raclée’.
Après quoi nous reprenions la brousse, à la chasse des oiseaux et leurs nichées, des lapins dont la capture était facilitée par la chaleur du soleil déjà au zénith, par la ténacité de Mohamed ould Aboud et l’exceptionnelle vitesse de Boubecrine ‘’Carlo’’.
Le soir, les ‘vautours’ s’envolaient en reconnaissance afin de localiser les méchouis du sable (moucharia), que les hommes organisaient en plein air, à tour de rôle. Une fois le foyer (houvra) repéré, les rapaces atterrissaient furtivement, sous le commandement de feu Kader et son ombre sempiternelle Isseilmou. Là, on aidait à tout faire, couper la paille (levrach), remuer le brasier, chauffer la théière (s’khara), battre la viande à débarrasser des grains de sable. Ce qui nous permettait de bricoler des tripes et quelques ‘timbeidouss’ (s’lalikh). Notre vraie grande aubaine fut lors des festins de mariages où nous emportions inévitablement, une carcasse de mouton sinon une marmite pleine de viande.
Dans les deux cas, le cuit ou cru importait zut ; nous ferions le reste et rentrions rôder autour de la ‘welimé’ (festin) ; on ne sait jamais.
L’agaçante et très indispensable marmaille avait un autre profitable gagne-pain, celui des courses vaguemestre urgentes et payées. Avec notre d’dalle, jamais grincheuse, les missions s’effectuaient en quelques dizaines de minutes. Ainsi, on s’approvisionnait en cigarettes, en bonbons – nougat que nous appelions ‘ch’ham-leklab’ (cuirasse adipeuse des chiens).
Quant aux baguettes de pain, c’était justement pour le trajet retour de la ville. L’élément ‘arrangeur’ des courses fut Sidi ould J’deidou.
R’hil
En terme broussard, r’hil est l’acte du déménagement, sans lequel la badia n’appartient nullement à son authenticité fondée sur la mobilité perpétuelle. Ce changement de ‘case’, souvent spontané, est essentiellement du fait des animaux qui répugnent à baraquer dans leur espace-étable. Le lieu étant pollué, jonché d’excréments, à flore rabougrie et infesté de parasites.
Pour changer de site (m’rah), les campements gravitaient autour des points d’eau d’abreuvage sur un rayon de quelques kilomètres.
Des petits voyages amusants et à la fois ennuyeux. Les femmes embarquées sur les bagages à dos des ânes rétifs, ayant déjà ‘goûté à la verdure’, ne cessaient de piailler et de hurler.
Ceci affolait les bêtes qui carambolaient et fonçaient dans tous les sens en se débarrassant des passagères. C’était donc la marmaille qui ramenait les choses dans l’ordre. Nous ramassions tout ce qui tombait, redressions les harnachements qui penchaient ou cédaient. Sur le nouvel emplacement, c’étaient toujours les ‘rapaces’ qui débarquaient tout à commencer par les massives dames et leurs ‘m’belhat’ qui gloussaient sans cesse en froufroutant dans leurs boubous de guinée, épaissis par les taches de lait qui s’y accumulaient. On dirait un débarquement difficile mais réussi sur une autre planète.
Après, c’était le creusage des fouilles des mâts et piquets, le dressage des tentes, la coupe des branchages ; ceci après avoir défriché le terrain.
La pluie
Les moments les plus difficiles, décevants mais très relégués en cette badia furent vraiment ceux où les tempêtes, orages et tornades, presque hebdomadaires, secouaient tout au passage et le réduisaient à néant.
Face à la violence destructive de ces dangereuses intempéries, absolument rien ne pouvait résister à plus forte raison des tentes en toile, bricolées à la va-vite, en plein air et parmi les sévices des violentes bourrasques.
Paradoxalement aussi, et en ces moments lugubres, les vacances dites de plaisance et de détente, furent amèrement encore, celles du désastre, de la merde ! Alternativement, nous y vécûmes, à plusieurs reprises, l’hécatombe et la reviviscence. L’impossible qui fut pourtant bien vrai. Ne cessait de répéter, Moussa, notre stomatologue actuel.
Ces précipitations opaques à très épouvantables, couvraient de gigantesques moutonnements de nuages de poussière qui se bousculaient, engloutissant toute la sphère dans les ténèbres. D’un coup extrêmement vertigineux, tout volait en éclats, balayé, emporté par la violence brutale des tourbillons ; même l’engouement pour la villégiature ; subitement transformé en sauve-qui-peut.
Dès l’accalmie, plus rien n’était plus à sa place ; les êtres, animaux et objets dispersés dans une nature désolée, mochement broyée, trempée, amère, mélancolique et ensablée. Rien que des dégâts dans l’éparpillement, l’amertume et le dégoût.
Ah ! ces imprévues et foudroyantes catastrophes qui rabattaient bien l’impudent caquet de vanité de certains pavaneurs-pique-assiettes empaillés.
Après le rétablissement des bivouacs, voilà le naturel et pittoresque qui revenait à tâtons. Puisqu’on découvrait alors que rien n’était perdu, plutôt, tout était gagné avec la pluie et sans laquelle notre présence, en ces lieux, n’avait aucune raison. C’est d’elle que proviennent, le lait, l’air pur et la bonne chair, objets de notre quête. Après tout, ‘les jours secs sont plus habituels’.
Ainsi, tout s’oubliait immédiatement pour vaquer à la méditation sur la vie qui se réincarnait après ces arrêts brefs et d’extrême violence. Quant aux vautours, c’était le bon moment d’aller recueillir les oiseaux trébuchants du fait de leur plumage mouillé ; et cueillir les fruits sauvages encore tendres : leg-leye, toumbahralla, groune-ejekane, ébeile, tadreîce, etc. L’élément Moussa ould Memadi en avait tellement mangé qu’il en est devenu dentiste, disait notre clairon, feu Hacen SECK .
La parade de LEMBELHAT
De temps à autre, avant le coucher du soleil, les plantureuses et très belles ‘’lembelhat’’ des campements sortaient des écuries sur les dunes de sable. Pour se détendre, s’ébrouer et essayer de courir tant bien que mal, avant la nuit où elles devaient prendre leur première dose lactée.
Leurs écuries n’étaient pas celles des chevaux de course, mais celles des belles juments qui ne pouvaient faire aucun mouvement brusque.
Nos fées patapoufs, au sourire éclatant, que le gavage rendait naïves et paresseuses, s’efforçaient à faire du sport pour libérer leurs membres raides et très lourds.
Elles s’essoufflaient excessivement au moindre effort. Elles essayaient de faire quelques pas de course mais leur tout ne suivait guère. Elles trébuchaient et s’écroulaient avant même de réaliser le mouvement envisagé.
Pour se relever, elles furent obligées de se retourner à plat ventre afin de s’appuyer sur la paume des mains. A dos, les hannetons massifs ne pouvaient se redresser, c’était absolument exclu. Elles avaient l’envie de l’effort mais la masse faisait obstacle. A elle seule, la volonté de réaliser le mouvement, les épuisait tellement. Ainsi, leur difficile sport tenait plus de la parade qui leur permettait de ‘croire’ au décrassage, avant de rentrer pour continuer leur abreuvement.
Elles passaient toutes les nuits à se pinter de lait, et les jours, à se picoler de ‘zrig’ (lait dilué) et avaler du couscous imbibé de beurre (d’hinn) pasteurisé. Elles nous en donnaient des boulettes, à la dérobée, pour en finir vite. Ces faits étaient à l’origine de la distension de la peau de ces jeunes filles, en vergetures lices et assez significatives. Les lionnes de mer (otaries), comme les appelaient Bah ould Balla et Cheikh ould Abeidalla.
Lequel phénomène, de société traditionnelle, avait parfaitement généré beaucoup de finesse féminine, durant de très longues époques.
Ces gerçures ou estafilades, actuellement mal vues, pour raisons prohibitives (modernes), furent partout les panonceaux qui indiquaient la catégorie opulente et sensitive de ‘l’éventuelle’ partenaire, d’un sacré mâle.
Toutefois, chez nous, la plupart des femmes obèses, avaient toutes été d’une longévité exceptionnellement étonnante.
Et très belles, elles avaient sans regrets bedonnants, rejoint l’autre monde.
Enfin, nos villégiatures estivales, désormais démodées, furent absolument une formidable école de vie à formation intrinsèque majeure.
Elle alternait la permanence de l’effort en la résistance, le reflexe de survie, la débrouillardise raffinée, et l’agréable plaisance naturelle.
A dominante rusticité originale, elle offrait à tous, l’occasion idéale d’acquérir de solides potentialités physiques et morales immuables… à travers l’endurance soutenue et par l’épreuve qualitative, réelle et incontournable.
En effet, il faut bien avouer que les arabes de ‘l’antiquité ignorante’ (el-jahiliye), avaient parfaitement raison, quand ils envoyaient leurs marmailles à la campagne pour évoluer et s’affirmer chez autrui.