Le mardi 22 Mars, au soir même des attentats de Bruxelles, Atlantico publiait (1) les commentaires croisés de trois de ses contributeurs, Alexandre del Valle, Philippe d'Iribarne et Guylain Chevrier. En réponse aux interrogations du second, nous énoncions, dans notre précédente livraison (2), l’intuition de ce que les apparentes oppositions doctrinales, dans l’Islam contemporain, étaient amenées à cicatriser, tôt ou tard, et que le Monde se porterait mieux, si nous anticipions, tous, musulmans et non-musulmans, cette inéluctable guérison…
Une attitude résolument thérapeutique qui amène, tout naturellement, à dresser diagnostic. Nous avons posé l’hypothèse d’une corrélation, étroite, entre les déchirures doctrinale et politique vécues dans le monde musulman. La guerre étant « la poursuite de la politique par d’autres moyens » (3), il nous faut donc nous intéresser au bilan belliqueux des cinquante dernières années, du Pakistan à l’Atlantique, entre le 2ème et le 42ème parallèle Nord. Or, ainsi que nous le soulignions dès l’entame de cette série, ce bilan est étroitement lié à la problématique des hydrocarbures. Si la carte ci-après le démontre, les chiffres sont plus cruels encore. De 1965 à 2015, au moins treize millions de personnes y sont mortes, au cours de conflits plus ou moins visiblement liés aux enjeux énergétiques, et ces décès tragiques ont eu lieu, deux fois sur trois, en Afrique (66,97%), au Nord de la ligne liant Monrovia à Mogadiscio, et, dans trois cas sur dix, en l’ensemble Moyen-Orient/Asie centrale (4). Soit, pour ces trois régions, quasiment 97% des pertes. Si l’Europe de l’Est doit, elle, en assumer 3% – essentiellement lors des guerres liées au démembrement de l’ex-Yougoslavie (5) – celle de l’Ouest, largement la plus grosse consommatrice d’hydrocarbures, au demeurant, déplore, quant à elle, quatre à cinq mille victimes – 0,03%, en morne parler statistique – juste assez suffisantes pour entretenir l’angoisse de populations réputées surprotégées et les débats passionnés d’Atlantico.
Non pas qu’il s’agisse, ici, d’abonder dans le discours culpabilisant un Occident censé tirer, systématiquement, les ficelles du grand jeu macabre – justement pas, puisque nous avons résolument choisi d’adopter une position de médecin – mais bien plutôt de mesurer les chances de ce que cette situation se détende. A priori, on n’est guère optimiste. Les pointillés de la carte signalent de gigantesques projets d’oléo- ou gazoducs et ce n’est évidemment pas un hasard que leur tracé coïncide avec des zones de turbulences aiguës. Les investissements de ces équipements se chiffrent à des dizaines et des dizaines de milliards d’euros, rentrent en compétition d’autres, non moins lourds, qui peuvent se permettre quelques pour cent « d’à-côtés », dans le financement, variablement occultes, de rébellions opportunes, fussent-elles génératrices de dégâts ; regrettables, certes, mais, tout de même, collatéraux. Du point de vue de ces investisseurs, quatre à cinq mille victimes en Europe, c’est raisonnable – comparé aux pertes humaines sur ses routes (6) – et, ma foi, ce qui se passe hors d’Europe, a fortiori des USA ou de la Chine, c’est bien géographiquement collatéral, également.
Du collatéral au central
Le plus lourd, en ces investissements, ce n’est pas tant leur montant mais ce que celui-ci signifie d’attentes et de perspectives enchaînées à sa rentabilisation. Creuser coûte cher, impose contrôle du sol, avant celui des voies d’évacuation des précieux gaz et or noir. Et, en aval, orientation de l’industrie vers la production de plus-values impératives à l’amortissement de ces dépenses, noyant le monde sous des nuées de matières plastiques et autres dérivés pétrochimiques. Des choix énergétiques et industriels fondés au 19ème siècle mais enracinés dans des siècles de vision obtusément tellurique de la richesse. C’était sous terre, au cœur des volcans, que les forgerons mythiques fondaient les métaux, assises, semblait-il alors, de toute industrie. L’extraction de l’enfoui n’a cessé, depuis, de paraître la clé du pouvoir et cette obsession du souterrain a engagé une guerre, perdue d’avance, contre le ciel, sa couche d’ozone et son oxygène ; puis l’eau et la terre, partout rongée par les pollutions.
Voilà que les dégâts maintenant n’apparaissent plus aussi collatéraux que le prétendaient les banquiers du siècle dernier et que leurs successeurs éprouvent de plus en plus de peine à qualifier tels. « En 1999, les décès par cancer représentaient un quart du total des décès survenus dans les quinze pays constituant l'Union européenne à l'époque », alerte André Cicolella, chimiste et toxicologue, cofondateur du Réseau Environnement-Santé, « En France, mille nouveaux cas surgissent toutes les vingt-quatre heures. Soit une progression de 89%, entre 1980 et 2005. Le nombre de plus de 60 ans en France est passé de 21,1% en 2003 à 23,1% en 2011, mais le nombre de maladies chroniques [cancers, diabète, maladies cardiovasculaires, allergiques ou respiratoires, ndr] a progressé quatre à cinq fois plus vite » (7).
Cette évolution n’est évidemment pas imputable aux seuls hydrocarbures. Mais ils en sont à la racine. Non pas les hydrocarbures en soi, on l’aura maintenant compris, mais, plus exactement, les nécessités de la rentabilisation de leur exploitation. Nécessités jouant sur l’ambiguïté paradoxale du projet du fameux siècle des Lumières, écartelé entre divinisation et dépassement de la Nature, sous la pression d’une frénésie à ne définir l’humanité qu’à partir de l’homme lui-même et seul. Non pas l’homme au sens lambda du terme – les répressions policières et autres contraintes du quotidien se sont empressés à lui faire entendre les limites de ses espoirs – mais de celui qui acquis les moyens objectifs, matériels, pécuniaires, lui permettant de définir objectivement, matériellement, pécuniairement, cette humanité à géométrie de moins en moins variable. Ce que libérèrent les révolutions anglaise et française, c’est, essentiellement, structurellement, la société de consommation. Capital en tête de proue et à la barre…
Alternatives
C’est toute l’histoire du glissement du « Je pense donc je suis » au « Je consomme donc je suis », pour aboutir au « Je consomme donc j’étouffe », associé au collatéral « Je consomme donc tu meurs ». La question centrale, aujourd’hui, est bel et bien de repenser la place des hydrocarbures ; plus généralement, des industries extractives, dans le développement de nos mondes. Pour peu, bien évidemment, qu’on ne veuille plus se situer qu’en des perspectives de durée. Plus exactement, de durée humaine. A cet égard, il faut prendre parti. Concourant aux effets de serre et autres calamités écologiques, la plastification du Monde – Ah, qu’elle est significative, la dénomination de la « Silicone Valley » ! – conduit, tout droit, à la dénaturation définitive de l’homme, via robotique, transhumanisme et autres biotechnologies. Ou l’on se plie à cette issue, l’on y œuvre, ne serait-ce qu’en fermant les yeux, ou l’on en cherche une autre.
Ce n’est cependant pas un remake de l’opposition progressistes-passéistes. Il s’agit, plus généralement encore, non pas de combattre mais de repenser la science et la technologie. Aussi modelable soit-elle, la Nature n’a pas à être transformée mais mieux comprise, afin de mieux y vivre, mieux s’adapter à ses lois. Une telle nuance replace l’éthique au sommet des décisions et non plus en épiphénomènes des « nécessités » d’un prétendu libre progrès de la science, en réalité inféodé aux diktats de la marchandise et des forces d’argent. Revanche des valeurs sur les faits ? Non pas : rétablissement des premières, en leur nécessaire éminence, par les bons soins des seconds, enfin perçus, eux, dans leur globalité. C’est, en fin de compte, de la cicatrisation de la plaie ouverte, par les éblouissements des Lumières, que dépend celle des peines musulmanes, l’avenir de l’humain et de notre planète commune.
Il y aurait donc plusieurs solvants susceptibles de donner réalité à l’impérative osmose entre les diverses sociétés et civilisations obligées, de nos jours, à se côtoyer, à tout instant, presqu’en tout lieu. S’il est compréhensible que l’argent – signe même de l’échange – ait pu si longtemps paraître le plus pratique de ces solvants, il s’en révèle, à l’usage, de jour en jour le pire. Nerf de la guerre – de la paix, donc, aussi ? – sans doute faudrait-il le consigner, définitivement et strictement, en son rôle de conducteur électrique ; lui reconnaître un maître plus subtil, beaucoup plus adapté et décisif, lui, dans la détermination de l’énergie à conduire ; et, partant, la conduite même de notre humanité commune. Je vous crois, Philippe d’Iribarne, assez fin et chargé d’ans, pour avoir décelé, dans mon propos, ce qu’il y aurait à échanger, en cette voie, avec les gens de foi musulmane. Peut-être, même, en enseigner les arcanes à Alexandre del Vall et consorts, encore assez mal dégrossis, semble-t-il. Il n’est jamais trop tard pour bien faire. Mais le plus tôt serait, tout de même, le mieux.
Ian Mansour de Grange
Notes
(1) : ttp://www.atlantico.fr/decryptage/que-attentats-bruxelles-apprennent-islam-rad...
(2) : http://lecalame.info/?q=node/3836
(3) : Karl von Clausewitz, « De la guerre », Champ Libre, Paris, 1999.
(4) : D’après https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_des_guerres_contemporaines
(5) : Ouest de l’ensemble 3 sur la carte, avec la Roumanie, au centre, et l’Ukraine, à l’Est. L’ensemble 2 regroupant les pays caucasiens (Arménie, Azerbaïdjan, Daghestan, Géorgie, Tchétchénie, etc.), et le 1 ceux du Cham (Chypre, Jordanie, Liban, Palestine, Syrie, etc.).
(6) : De 1965 à 2015, près de 2 700 000 personnes sont décédées, en Europe, suite à un accident de la circulation.
(7) : A. Cicolella, « Toxique planète : Le scandale invisible des maladies chroniques », Seuil, Paris, 2013.