La crise Syrienne et la résurrection diplomatique de la Russie/ Par Ahmedou Ould Moustapha (Première partie)

12 May, 2016 - 02:31

Alors que la crise syrienne entame sa sixième année, cette réflexion de M. Ahmedou Ould Moustapha permet de faire prendre la mesure de ce qui se trame en Syrie. Elle apporte un nouvel éclairage sur les véritables enjeux de ce conflit et montre en quoi celui-ci fut une occasion pour la Russie de marquer, avec force, son retour sur la scène internationale.  

 

Le conflit syrien a permis au président Poutine de surgir comme un revenant insolite d’une pièce de Shakespeare et à la diplomatie russe de se repositionner spectaculairement dans le jeu des nations. Dès le début, en effet, certaines puissances occidentales avaient pour objectif la chute du régime de Bachar El Assad et pour cet unique objectif, qui fait fi du droit international et qui obéit essentiellement à un agenda dicté par le désidérata des pays du Golfe, elles n’ont pas hésité à accepter que ces derniers, Arabie Saoudite en tête, prennent en charge la gestion logistique de la guerre contre ce régime, c’est-à-dire le financement des armes et le recrutement ainsi que la formation des rebelles, y compris les différentes factions de combattants qui furent encore tout récemment qualifiées de mouvements pour la liberté et la démocratie ou pour le djihad contre « l’expansion chiite ». 

Il est vrai que ces puissances avaient tout à gagner dans cette guerre: le risque des pertes en vies humaines serait écarté puisque leurs troupes n’iront pas au sol ; les armes et autres matériels militaires qui y seraient utilisés ou déployés leur seront achetés contre des milliards de dollars ; un responsable des services de sécurité extérieure d’un pays européen aurait d’ailleurs soufflé à un journaliste, sur un ton confidentiel : «… la propagande saoudienne en a fait un clivage entre les deux plus grands courants de l’Islam pour emporter l’adhésion, au prix d’une forte tension qui pourrait déboucher sur une guerre fratricide entre ces deux courants… ce n’est pas notre affaire, c’est le problème du monde musulman dont l’auto-affaiblissement ne serait préjudiciable qu’à lui-même et ne constitue en aucun cas un danger pour nous ».

    

Le génie s’est échappé de la lampe

Seulement voilà, ‘’la magie s’est retournée contre le magicien’’ : ces différentes factions – peu importe leurs noms – se seraient subitement transformées en terroristes, parce qu’elles ont franchi les limites du champ d’actions qui leur avaient été fixées, elles sont devenues une équation à plusieurs inconnues. D’autant qu’elles n’ont plus besoin de leurs ‘’bienfaiteurs’’ de circonstance, notamment après leur conquête de territoires riches en pétrole qu’elles produisent, transportent et vendent à des prix de dumping en Turquie et à destination d’autres pays ; mais ce sont surtout les attentats de Paris et d’Istanbul puis de Paris encore et d’Ankara, qu’elles ont perpétrés et revendiqués, qui les ont brusquement transformées en criminelles barbares.  

C’est donc à partir de ces moments tragiques que les maîtres d’œuvre de la théorie du  ‘’chaos  contrôlé’’ ont commencé à ne plus savoir quoi en faire ;  le génie s’est échappé de la lampe, il y a maintenant confusion  dans leurs esprits…    

On remarquera toutefois que ce grand ‘’désordre créateur’’ résulte d’un processus qui provient directement de la chute du mur de Berlin, avec l’avènement d’un monde unipolaire où le droit international a maintes fois été forcé de battre en retraite par l’assaut impitoyable de la force brute  des ‘’vainqueurs’’ de la Guerre Froide. Ce moment historique a créé l’impression que ces vainqueurs avaient décidé de forcer les évènements et de remodeler le monde à leur guise afin de satisfaire leurs propres besoins et intérêts. C’est ainsi que la souveraineté des Etats et la légitimité des gouvernements ont été régulièrement sacrifiées sur l’autel de l’opportunisme politique, avec des interprétations arbitraires et biaisées des normes et mécanisme dudit droit, en particulier  dans le monde arabe. Ce fut le cas hier en Irak et en Libye,  c’est aussi celui du Yémen aujourd’hui.    

Mais pour le cas de la Syrie, comment expliquer que tout ce monde se soit autant trompé sur la capacité de résilience du régime et la détermination du président Poutine à rétablir un nouvel équilibre mondial, surtout lorsqu’il s’agit de défendre les intérêts stratégiques de la Russie, comme en Crimée, en Ukraine, par exemple ?

Pour tenter de répondre à cette question, il faut d’abord insister sur quelques faces cachées et le parcours politique fulgurant de Vladimir Poutine, personnage-clé de la Russie actuelle, afin de mieux comprendre l’idée qu’il se fait de son pays et de la place que devrait occuper ce dernier dans le concert des nations. Son grand-père fut le cuisinier de Staline et son père était membre des services secrets pendant la seconde guerre mondiale. Ses condisciples de l’université témoignent qu’il évoquait souvent l’histoire de la Russie, citant le rôle de Staline, comme symbole de grandeur et de volonté. Et  dès qu’il a obtenu son diplôme, en 1975, il fut appelé par les Services de renseignements (l’ex KGB), parce qu’il était l’un des meilleurs étudiants. Il connaîtra une brillante carrière dans cette galaxie des renseignements, notamment au cœur du dispositif d’espionnage soviétique qui couvrait l’Europe et travaillait en  Allemagne de l’Est ; d’où il parle l’allemand sans accent et cette espèce de complicité discrète avec Angela Merkel, la Chancelière allemande (qui est elle-même originaire de l’Allemagne de l’Est). Sa trajectoire sociale et professionnelle explique qu’il n’hésite pas aujourd’hui à présenter les agents du KGB comme l’élite qui défend le mieux les intérêts supérieurs de la Russie. 

En 1989, juste après la chute du mur de Berlin, le retour en Russie fut difficile pour l’officier du KGB, car le pays était alors confronté à des réformes qui se traduisirent en une effroyable ébullition politique et sociale. C’est à la fin de cette même année que le nouveau maire de Saint-Pétersbourg, démocratiquement élu, proposa à Poutine (en chômage technique) de devenir son directeur de cabinet. Il accepta cette offre inattendue, mais son patron perdit les élections suivantes (1996) et Poutine décida alors de quitter sa ville natale pour aller à Moscou, comptant sur un réseau d’anciens collègues comprenant quelques hauts fonctionnaires au sein de l’administration présidentielle. 

A la capitale, comme à Saint Petersburg, il n’a jamais pu dissimuler sa rancœur contre Mikhaïl Gorbatchev  qu’il  tient pour responsable de la dislocation de l’ex URSS et de l’éclatement du KGB en plusieurs organes très affaiblis, afin de « tuer l’adversaire le plus dangereux des réformes »(1). Or, en critiquant publiquement ces dernières, Poutine déplore : « les incohérences de Gorbatchev qui ont tué la Russie aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur ». 

 

La réaction insolite de Poutine

Ouvrons ici une parenthèse pour préciser que plus tard, peu après son accession au pouvoir, ses convictions à ce sujet ont été amèrement renforcées par un fort sentiment de frustration contre les Etats-Unis qui ont pu considérer que la nouvelle Russie ne comptait plus pour grand-chose et qu’elle était devenue une simple martingale (comme l’Autorité Palestinienne pour Israël), surtout quand ils se sont unilatéralement retirés du Traité sur les missiles antibalistiques en 2002, puis se sont lancés activement dans la création de leur Système Global de Défense Antimissiles. Mais l’insupportable, pour le président russe, aura été leur décision d’installer ce système en Europe et face aux  frontières  mêmes de la Russie. Comme pour tester la réactivité du Kremlin qui ne tardera pas d’ailleurs à se manifester vigoureusement et de manière insolite, à travers la livraison des missiles de haute technologie à l’Iran ainsi que la reprise spontanée des travaux de construction du réacteur nucléaire de Natanz, ignorant superbement l’embargo infligé à ce pays en ce domaine, avec la volonté de l’aider du même coup à créer les moyens d’entrer dans une perspective immédiate de fabrication éventuelle d’arme nucléaire.

C’est par cette grille qu’il faut analyser le sérieux avec lequel  les Etats Unis avaient donné un nouveau souffle aux négociations sur le nucléaire iranien et leur disposition à les conclure par l’accord qu’ils ont signé, en dépit de l’opposition farouche d’Israël et du Royaume Saoudien, leurs principaux alliés dans la région, et malgré les surenchères médiatiques de la France. 

En fait, la réaction de Poutine se posait en termes d’alternatives douloureuses : ‘’ou bien l’on négocie avec la république Islamique, ou bien elle fera sa bombe, puisqu’elle n’aurait plus rien à perdre si l’embargo persistait indéfiniment ; et pour ce qu’il serait de la violation iranienne du Traité de prolifération nucléaire, on n’en parlera comme on parlera aussi des autres Traités que les Etats Unis ont violés’’ (nous évoquerons plus loin la raison stratégique qui a fait que Washington n’avait pas des  prédispositions de’’ va-t’en guerre’’ sur ce dossier, comme d’ailleurs sur celui de la Syrie). 

Mais tout cela n’était abordé que dans les corridors de pouvoir des pays occidentaux qui exercent une emprise totale sur leurs agences de presse et par conséquent sur les médias internationaux ; lesquels auraient comme pour mission de n’en parler que superficiellement, ils avaient donc occulté toute la motivation de cette réaction et sa portée décisive au Proche et Moyen Orient, la  plus grande région d’instabilité au monde. L’objectif de ce mutisme médiatique était de banaliser la  réaction de Poutine qui consacrait ainsi un grand marqueur du retour  de la Russie  dans le jeu des nations. Fermons la parenthèse.

 

 L’ascension fulgurante 

Dès l’arrivée de Poutine à Moscou, la première étape de son ascension fut sa nomination par son ancien collègue et ami, Pavel Borodine, intendant ou directeur des affaires du Kremlin, qui lui offrit un poste dans ses services. Il sera ensuite poussé en première ligne par le plus déterminant de ses parrains politiques : Yumachev, le conseiller du président Eltsine, qui ne supportait pas le comportement de défiance du Premier ministre Primakov, alors soutenu par des partis politiques dont l’objectif était de le placer en position de dauphin, au moment même où s’amorçait déjà la fin pitoyable du président, devenu un piètre personnage à cause sans doute de son addiction à l’alcool et peut-être aussi de sa grave maladie en stade très avancé. Yumachev conseilla donc à son président mourant : « vous avez un adversaire nationaliste (Primakov) : prenez un successeur plus nationaliste ; votre adversaire est proche du clan de l’ex KGB : prenez un qui en est encore plus proche ; votre adversaire est en bonne santé : prenez un jeune et en meilleure santé »(2). 

Cette manœuvre aboutira rapidement à la nomination de Poutine comme directeur du Service Fédéral de la Sécurité en juillet 1999 et au poste de Premier ministre un mois plus tard ; ce qui lui  offrit de nouveaux moyens pour influencer son destin et débroussailler le chemin de son élection à la présidence. Il fut en effet triomphalement élu à deux reprises en 2000 et en 2004, avant de revenir encore une troisième fois, en 2012, après la parenthèse constitutionnelle de Medvedev. 

De ses discours officiels ou de ses interventions médiatiques, on peut déduire que son projet de société repose sur une accumulation d’idées très patriotiques. Le russe moyen  y trouve ce qu’il  veut entendre : la nostalgie de l’URSS, une ambition impériale et, surtout, ce qui est plus convaincant encore pour les populations russes, sa détermination à rétablir un Etat fort pour faire régner l’ordre à l’intérieur et reprendre la place qui sied à la Russie dans la diplomatie mondiale, après ce qu’il a lui-même appelé ‘’ la pagaille’’ des deux décennies Gorbatchev-Eltsine (1980-1990).  

(A suivre)

 

(1) Gorbatchev, répondant à un écrivain européen qui lui demandait pourquoi avait-il tué le KBG 

(2) Cité par Vladimir Fédorovski dans Le Fantôme de Staline publié en 2005