Mon cher Frère Sahraoui
Assalamoualaïka, Azul,
Que la paix soit avec toi !
Tout d’abord, permets-moi de te saluer, le salut de la fraternité, de l’amitié et de la paix.
Avant tout propos, après ta permission et à travers toi, cette lettre s’adresse aussi à tous nos frères et sœurs maghrébins dans toute notre diversité.
J’ai choisi cette date pour t’écrire parce qu’elle correspond au 14éme anniversaire (6 mai 2002) de la disparition du feu Mohamed-Fadel Ould Ismaïl Ould Es-Sweyih, alias Fadel Ismaïl.
En t’écrivant, je souhaite honorer sa mémoire. J’ai connu Fadel en 1995 alors que j’étais encore étudiant à Limoges et lui représentant du Polisario en France.
Nos chemins se croisaient de temps en temps à Paris. Au fil des jours, nos échanges prenaient de la consistance jusqu’au jour où on a décidé d’élargir le cercle de nos rencontres et d’inviter les jeunesses des partis politiques marocains à se joindre à nous. Malheureusement, pendant les préparatifs, Fadel nous a quittés et les partenaires marocains se sont désistés à la dernière minute.
Encore un autre rendez-vous manqué avec l’Histoire mais pas pour tous, parce que nous avons tenu notre rencontre le 15 juin 2002 à la Sorbonne à Paris, avec l’Union de la Jeunesse de Saguiet el-Hamra et Rio de Oro (UJSARIO). Nous avons ainsi franchi une première barrière et brisé un tabou.
Un jour de novembre 1995, un ami commun, marocain coordinateur du « Comité de Soutien au Peuple Sahraoui » m’appelle pour m’inviter, à une réunion avec un haut responsable du Polisario qui venait à Limoges. Etant président de l’UNEM (Union Nationale des Etudiants du Maroc), j’ai décliné gentiment son invitation mais je lui ai dit que je serais ravi de rencontrer son invité après leur réunion. Pour moi, c’était la première fois que je vais rencontrer un responsable sahraoui et j’avais envie de savoir ce que pensaient ces « mercenaires » à qui on a fait la guerre. Effectivement, avec d’autres amis membres du bureau de l’UNEM, on s’est retrouvé fin de l’après-midi avec Fadel accompagné de la nouvelle venue, Sdiga Brahim, celle qui sera à la tête du bureau de liaison à Limoges. Fadel était un homme élégant, fort sympathique avec un sens de l’humour, et une grande ouverture d’esprit. Il nous a vite conquis. La première chose surprenante : il nous parlait en dialecte marocain et avec Sdiga en Hassanya. La logique veut qu’il nous parle en Hassanya pour marquer sa différence. Mais Fadel était un homme ouvert, paisible, pas la moindre rancune ou rancœur envers le peuple marocain. Il voulait nous mettre à l’aise et cherchait toujours à se rapprocher de l’autre. Ses discussions ont été tout le temps tournées vers l’union mais sur la base de la liberté. Et comment ne pas en être d’accord ? Même un mariage entre deux personnes doit être consenti.
Conviction maghrébine
Nos échanges portaient sur le Maghreb, Il expliquait longuement les défis auxquels doit faire face la région du Maghreb et que notre destin est dans notre union. Il le dit très bien dans son récit « lettre à mon frère marocain » : « … le Sahara Occidental est « marocain » comme le Maroc est « sahraoui », comme l’Algérie est « tunisienne », comme la Libye est « mauritanienne », en ce sens que nous sommes tous des Maghrébins, appelés à vivre dans l’interdépendance afin de vaincre les défis du nouveau millénaire. Combattons en nous le chauvinisme et l’égoïsme. Cultivons dans les esprits le sens de la communauté maghrébine, avant de la construire dans les faits. Dépassons nos complexes et soyons tous des Maghrébins : tu verras, nous allons tous gagner… » Cette conviction maghrébine n’était nullement une simple pétition de principe ou une manœuvre tactique. Il y croyait vraiment.
Après cette rencontre, on a vite adopté Sdiga comme notre sœur. Oubliant complètement nos divergences, avec des amis de l’UNEF (Union Nationale des Etudiants de France) et Fred qui deviendra son époux, on passait des soirées à refaire le monde, à rire et à raconter des histoires. On essayait de lui apporter le soutien nécessaire pour s’intégrer à la vie du campus universitaire
On était conscient que cette proximité pourrait nous valoir la cour martiale pour intelligence avec «l’ennemi ». Vrai ou faux, je n’en sais rien mais la peur et la méfiance ont fini par laisser place à la fraternité naturelle qui nous lie, l’amitié et la sincérité.
Fadel Ismail est parti trop tôt pour qu’on puisse approfondir notre réflexion, nos échanges et sa vision de ce Maghreb. Avec d’autres amis maghrébins, on a essayé de rester fidèle à son esprit et on a lancé un mouvement de jeunesse maghrébine ouvert à tous les maghrébins.
Mon frère,
Je reprends langue avec toi, car il n’y a qu’avec le dialogue qu’on pourra édifier notre avenir. Il y a, certainement, des points sur lesquels on sera d’accord, d’autres peut-être moins, je dis peut-être car ce n’est que le débat franc et libre qui le décidera. Chacun de nous sera soumis au test de la liberté et de l’indépendance de l’esprit et de l’action.
Commençons par ce que je partage avec toi : Je partage avec toi ton droit à l’autodétermination, reconnu par le monde entier y compris le Maroc, le droit à décider de ton présent et de ton avenir, à décider la manière avec laquelle tu souhaites vivre, ton droit à la dignité et à la liberté, ton droit de dire « non » au fait accompli, « non » à une logique qui considère que les populations sont mineures, à qui on peut imposer par la force nos choix et nos désirs. Plus d’un demi-siècle après nos indépendances, nous sommes, beaucoup de Maghrébins, et nous nous posons encore des questions sur le sens de l’indépendance et de la liberté.
Comment prétendre être libre et indépendant,
- Quand des millions de nos concitoyens vivent au-dessous du seuil de la pauvreté,
- Quand nos jeunesses fuient leurs pays pour aller chercher des cieux plus cléments en dépit de tous les dangers,
- Quand notre système éducatif met chaque année des milliers d’enfants à la rue analphabètes et sans perspectives,
- Quand des millions de nos concitoyens n’accèdent pas au soin, sans parler de la médiocrité de la qualité de notre système de santé,
- Quand nos enfants sont abandonnés dans les rues,
- Quand beaucoup de nos femmes sont condamnés à la prostitution pour pouvoir uniquement survivre.
Comment prétendre être libre et indépendant :
- Quand nous sommes incapables de gérer nos propres détritus. Nous faisons appel à des entreprises étrangères pour s’en occuper
- Quand certains importent plus de 75% de leur alimentation,
- Quand la répression est encore la règle pour gérer les revendications légitimes des citoyens,
- Quand la corruption et les conflits d’intérêt deviennent la norme de gouvernance.
Certains vont me rétorquer que je vois uniquement la moitié vide du verre.
C’est possible, car ma grand-mère me racontait combien la vie était dure pendant la période coloniale. En plus, elle devrait s’occuper, toute seule, de ses enfants, alors que mon grand-père était au front aux côtés de nos frères algériens qui portaient les armes contre l’occupant.
Mais, ce qui est certain est que les réalisations ne sont ni à la hauteur des sacrifices fournis, ni à la hauteur des attentes, ni à la hauteur des défis à relever.
Dangers de toutes sortes
Le Maghreb est entré dans une phase décisive et déterminante pour son avenir. Il connaît la plus forte pression de son histoire sur le marché du travail. Des millions de jeunes arrivent sur le marché de l’emploi et il va falloir trouver des débouchés pour leur offrir l’espoir d’un avenir meilleur chez eux. D’autre part, la déferlante « djihadiste » constitue une vraie lame de fond. Tout en se nourrissant du désespoir et de la marginalisation de la jeunesse, elle représente une menace capitale pour nos sociétés.
En plus des problèmes socio-économiques et politiques majeurs, le Maghreb est miné par des conflits qui hypothèquent son avenir et menacent la sécurité de tout l'espace euro-méditerranéen.
Le fossé avec le monde développé est devenu énorme. Les écarts technologiques, scientifiques, économiques, culturels s’élargissent de jour en jour.
Si nous continuons dans l’état actuel, nous aurons le choix entre le statut d’éternels dominés ou bien la disparition pure et simple. L’histoire contemporaine nous a fourni des exemples dans le monde arabe.
Mais, nous avons aussi le choix entre la défense des frontières conçues et tracées par le colonialisme ou bien abattre ces mêmes frontières pour construire un nouveau projet sociétal qui répond aux aspirations de nos peuples, nous permettant ainsi de rejoindre le concert des nations développés.
Oui, je t’avoue que je ne comprends pas les termes de ce conflit :
- On nous gave de souveraineté nationale alors qu’on est appelé à partager notre souveraineté avec nos frères algériens, mauritaniens, tunisiens, libyens, sahraouis, Touaregs, kabyles, Rifains, Toubous, Wolofs, Soninkés, ….etc. Le Maghreb de demain doit permettre à chacun de se déterminer comme il le souhaite mais nous serons tous des citoyens maghrébins avec les mêmes droits et devoirs, chacun de nous s’épanouira dans notre immense diversité et richesse. L’objectif est d’avoir des institutions et des politiques communes, parler au monde d’une seule voix
- On nous gave d’intégrité territoriale :
Là aussi on est appelé à abolir nos frontières héritées de la période coloniale pour permettre à tous les maghrébins de circuler et s’établir librement partout où ils veulent au Maghreb.
- On nous gave d’indépendance :
Alors que nos destins sont liés, notre avenir est commun et notre interdépendance est tout simplement naturelle
- On nous gave de sacralité :
N’est sacrée que la dignité humaine. Nos concitoyens doivent avoir accès à une éducation de qualité, à un système de santé performant, à un travail et une vie dignes, le droit à un toit, le droit à l’expression en toute liberté.
Pour être franc, je ne suis pas convaincu de ton choix de l’indépendance car ça ne résoudra ni ton problème ni le nôtre. Mais, je reconnais que je n’ai rien à t’offrir ni de sérieux, ni de crédible.
Alors que faire ?
D’abord, on doit faire face à tous les va-t-en-guerre de tout bord parce qu’un conflit armé dans la région serait tout simplement suicidaire. Les « vautours de la mort » planeraient sur nos têtes, et n’hésiteraient pas à nous armer jusqu’aux dents pour faire de nos peuples de la chair à canon.
Armés de raison et de fraternité, nous devons reprendre le dialogue dans un but d’explorer des pistes de sortie de crise dans une autre logique loin de tout chauvinisme, et dans une vision partagée d’un avenir commun.
Et au lieu de faire du problème du Sahara occidental un facteur de division, faisons-en un pôle d’union.
Au lieu de restreindre nos initiatives à la recherche d’une voie à la question du Sahara, semons les embryons d’une union libre des peuples du Maghreb.
Ce que je te propose est d’élaborer ensemble avec tous nos frères et sœurs Maghrébins un nouveau projet.
Rencontrons-nous en tant qu’hommes et femmes libres, et discutons de tous les projets sans rien exclure, seul l’intérêt général de nos peuples dictera la voie à suivre.
Avec beaucoup de Maghrébins, grands acteurs de la société civile, nous sommes prêts à te donner rendez-vous à Tindouf ou Laayoune ou Nouakchott ou tout autre endroit au Maghreb.
D’abord, nous apprendrons à nous écouter. Ensuite, nous ferons appel à notre imagination pour formuler les meilleures solutions. Nous élaborerons ensemble un schéma directeur et ceci est le début de notre autodétermination…
Abdessamad FILALI
Le 06 mai 2016