Dossier Sécurité Sahel : 2 - Construction de crises/par Ian Mansour de Grange, chercheur associé au LEHRI et au CEROS

21 January, 2016 - 00:56

Après avoir brossé, dans notre premier article, les données générales de l’insécurité « ordonnée », à la zone saharo-sahélienne, durant quatre décennies, tentons, à présent, de dégager les grandes lignes du processus de sa sécurisation, engagé dans les premières années de ce siècle, sous l’égide des puissances occidentales si « négligentes » depuis les indépendances. On retrouvera, ici, un certain nombre de faits et d’hypothèses émises dans une précédente série (1), publié dans nos colonnes en Mai-Juin 2013.

Le trimestre suivant l’annonce de la Banque mondiale (2) voit se développer une intense activité des services de sécurité américains – FBI, CIA et NSA, notamment, suite au séjour, en Janvier 2013, de Peter W. Rodman, secrétaire-adjoint américain de la Défense chargé de la sécurité – auprès de leurs homologues algériens dirigés par le général Mohamed Médiène, dit Tawfiq, dont les intérêts personnels et ceux de son clan, dans le pétro-système algérien, sont notoirement liés aux lobbies états-uniens.

Coïncidence troublante, c’est dès le départ de ces délégations que les premières actions d’éclat, au Sahara, du Groupe Salafiste pour la Prédication et le Combat (GSPC) – l’enlèvement cumulé, en moins de deux mois, de trente-deux touristes européens – occupent la Une de tous les media de la planète. D’autant plus troublante, d’ailleurs,  que cette organisation paraît singulièrement liée au très puissant Département du Renseignement et de la Sécurité  (DRS) du général Tawfiq, ainsi que tendra à le démontrer le solide dossier réuni par Algeria-Watch, une association algérienne de défense des droits de l’Homme (3) : la zone saharo-sahélienne fait son entrée, hautement spectaculaire, dans les grandes manœuvres géostratégiques de la planète.

 

Entre compétition et coopération

L’intrusion remarquée des USA, dans le pré carré de la France, avec la fondation de l’Initiative Pan-Sahel (IPS), dès 2002, pour structurer la coopération antiterroriste, entre la Mauritanie, le Mali, le Niger et le Tchad, est-elle le fruit de discussions approfondies entre les deux Etats occidentaux ? Les évènements de 2005 n’accréditent guère cette thèse. En Juin de cette année-là, soit moins d’un mois après l’extension de cette IPS en une Trans-Saharian Counter-Terrorism Initiative (TSCTI) ajoutant, au quatuor initial, l’Algérie, le Maroc, la Tunisie, le Sénégal et le Nigéria, et deux jours avant les premières manœuvres conjointes à cet effet, alors que toute la région est sous haute surveillante satellitaire étatsunienne, un groupe de plus de cent hommes attaque, à bord d’une douzaine de véhicules lourdement armés, une caserne de l’armée mauritanienne, à Lemgheïty, près des frontières algérienne et malienne, quasiment au cœur, donc, du fameux bassin si convoitée de Taoudenni.

Manipulation orchestrée par les services secrets mauritaniens, en concertation avec le DRS algérien, pour discréditer les islamistes modérés opposés au pouvoir d’Ould Taya, ainsi que l’ont avancé Algeria-Watch et l’Observatoire Mauritanien des Droits de l’Homme (OMDH) ? Ou fruit de l’infiltration de la zone sud du GSPC, par des éléments au service des hauts gradés mauritaniens préparant leur coup d’Etat contre ce même Oud Taya, avec l’appui de la France ? Ou, encore, cavalier seul des djihadistes sahariens, à l’instar de Mokhtar Belmokhtar, Abdallahi ould Hmeïda,  Omar ould Hamaha et consorts, décidés à s’affranchir de la tutelle algérienne ? L’action porte, en tous cas, préjudice à la crédibilité sécuritaire des USA et l’accord, en Octobre 2005 – soit deux mois après le coup d’Etat d’Ely ould Mohamed Vall et ses collègues – entre le nouveau pouvoir mauritanien et la société Total, sur la prospection et l’exploitation de deux blocs dudit bassin, paraît sous-entendre un arrangement pragmatique, au moins provisoire, entre divers intérêts occidentaux nord-atlantiques.

« Qui trop embrasse mal étreint », ont peut-être reconnu les Anglo-saxons, face à la complexité et l’immensité de l’univers saharo-sahélien dont le DRS se serait avéré incapable de contenir les poussées indépendantistes. On peut ainsi comprendre que l’expertise de la France, séculaire au bas mot, ait pu valoir quelques concessions. D’autant plus que les luttes d’influence, au sommet de l’appareil d’Etat algérien, incite le camp Bouteflika à faire les yeux doux à la Russie, en annulant, notamment, les principales dispositions de la loi sur les hydrocarbures, adoptée en Avril 2005 – deux mois, donc, avant l’affaire de Lemgheïty – qui prévoyait d’accorder, aux grandes compagnies pétrolières étrangères, surtout américaines, des avantages considérables (4). Le récent limogeage du général Tawfiq (Septembre 2015) serait-il l’indice probant de cette évolution qui verrait l’Oncle Sam se concentrer sur l’est de la zone saharo-sahélienne, avec la double problématique de l’implantation militaire chinoise au Soudan (5) et de Boko Haram au Nigeria, laissant, à l’Ouest, un certain leadership à la France et l’Europe, avec, en charnière centrale, la vaste nappe d’hydrocarbures courant du Niger oriental (Termit) au Tchad qui se retrouve, ainsi, renforcé dans sa situation de pivot énergétique intercontinental ?

 

 

 

Militarisation de l’économie

Devant l’impuissance manifeste des Etats locaux à contrôler efficacement leurs frontières, abstraites fictions occidentales plaquées sur un espace autrement soumis aux réalités du climat et de l’ethnicité, les puissances occidentales se sont ainsi engagées à construire, tout au long de la bande saharo-sahélienne, un réseau de bases militaires à des fins d’hégémonie économique, visant, en particulier, à contrer le projet chinois de désenclaver les richesses pétrolières et minérales du Sahel,  transversalement, depuis la Mauritanie vers l’océan Indien, via Port Soudan. Une sorte de « militarisation généralisée de l’économie », donc, incompatible avec le maintien d’Etats anti-hégémoniques, comme la Libye de Kadhafi – c’est la raison essentielle de l’engagement de l’OTAN à la démanteler – ou l’Algérie des cartels militaires, probable cible initiale des stratèges occidentaux.

Mais celle-ci s’est très vite sentie menacée, comme en témoigneront, tout à la fois, sa prudente réserve, dans la crise malienne, et l’exceptionnelle ampleur de sa course aux armements, depuis 2006, notablement accélérée depuis 2012 : ses chefs savent fort bien – et pour cause – à quoi s’en tenir sur les dessous du terrorisme mondialisé… C’est un élément, à tout le moins non-négligeable, d’appréciation de son rapprochement avec la Russie – la Chine ? Une interrogation lourde d’hypothèses… (6) –  qui tend à démontrer le poids d’une vérité politique trop souvent négligée : plus le temps passe et plus une crise développe des crises dans la crise, gagnant ainsi en complexité. Jusqu’à cette limite, impondérable, où cette complexité s’effondre, sous son propre poids… à moins de s’ouvrir à un ordre qui la transcende, l’intègre dans une organisation plus complète, plus globale, mieux adaptée à l’environnement où s’est développée ladite crise.

A quel niveau de profondeur synthétique se sont situés les stratèges du Système, avant de se lancer dans la déstabilisation de la Libye ? Le moindre aspirant de Saint-Cyr (7) pouvait s’attendre à la plus évidente de ses conséquences immédiates : le pillage et l’éparpillement de l’arsenal accumulé par Khadafi et l’on n’a probablement vu que la pointe de l’iceberg de son utilisation, lors de la guerre malienne. De quoi fournir, certes, de solides arguments pour de conséquents financements dans l’investissement militaire occidental au Sahel. Va donc pour l’industrie du bâton dont les USA se sont fait, depuis le New Deal de Roosevelt (1933), l’outil économique privilégié, de régulation de leur économie. L’économie mondiale, désormais ? Mais que devient, ce faisant, « l’autre » crise structurelle – la fracture Nord-Sud – dont les excès alquahideux et consorts expriment, avec une si sauvage âpreté, la purulence croissante ? (A suivre).

Ian Mansour de Grange

Article réalisé dans le cadre d’un projet éditorial

soutenu par VITA/Afronline (Italie)

 associant 25 média indépendants africains

 

Notes

 

(1) : « Islam mazouté », in n°883, 884, 885, 886, 887 du Calame – dossier réuni par mes soins et disponible gratuitement par simple demande à ma boîte courrielle : [email protected]

(2) :  Voir notre premier article.

(3) : http://www.algeria-watch.org/fr/aw/gspc_etrange_histoire_intro.htm publié peu après le nouvel habillage du GRPC en Al-Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI), une appellation certes plus conforme à l’internationalisation des enjeux saharo-sahéliens…  

(4) : Le processus aboutit à de nouveaux accords en 2014 (http://fr.sputniknews.com/french.ruvr.ru/2014_02_19/Gazprom-a-ete-invite-a-travailler-en-Algerie-1808/). Il entre dans une stratégie plus générale de Gazprom en Afrique (http://www.afrik.com/breve12195.html et http://www.jeuneafrique.com/283593/economie/cameroun-russe-gazprom-va-ra...)

(5) : éclaté, rappelons-le au lecteur avisé, par les « bons soins » conjugués des USA et de [la Sionie]…

(6) : www.lexpressiondz.com/actualite/38113-l%E2%80%99alg%C3%A9rie-et-la-chine-signent-un-protocole-d%E2%80%99accord.html La date de l’arrangement (Novembre 2006) semble bien confirmer le virage géostratégique de l’année précédente…

(7) : La plus célèbre des quatre écoles d’officiers de l’armée française.