Quand on parle de justice transitionnelle, on ne peut s’empêcher de se poser un certain nombre de questions : en quoi la justice transitionnelle peut-elle permettre de tourner une page difficile et douloureuse d’un passé (ex. : passif humanitaire) ?
Comment faire la lumière sur les exactions, violations et blessures du passé et gérer l’héritage de celui-ci marqué par des abus massifs et systémiques des droits de l’homme ?
Comment amener les autorités à répondre favorablement aux requêtes des victimes et ayants droit en donnant des instructions pour que soient examinés tous les dossiers du passif humanitaire dans l’optique de clore définitivement cette question, afin que la Mauritanie ne continue de traîner derrière elle une réputation ne reflétant nullement la vérité sur son passé, sur sa réalité présente ; une mauvaise réputation qui desservirait son avenir ?
Comment rendre justice à ceux qui ont été lésés et laver ainsi l’affront fait à la Mauritanie du fait de l’indélicatesse de quelques responsables politiques et militaires à un moment donné de l’histoire de ce pays ?
Comment, tout en s’inspirant de l’expérience des autres, la Mauritanie peut solutionner ce problème de violations graves des droits de l’homme, sans complexe, tout en tenant compte du contexte social, économique et sécuritaire ?
Comment établir la vérité sur les violations des droits de l’homme, mettre fin à l’impunité, déterminer le contexte, le décortiquer, situer les responsabilités pour tirer les enseignements pour l’avenir du pays ?
Comment affronter les pages les plus sombres d’un passé douloureux et particulièrement violent et avec quels outils restaurer la dignité des victimes, tout en privilégiant le dialogue, la contribution collective, tout en espérant que les pouvoirs publics, dont le rôle est déterminant, aient la capacité de confirmer la volonté politique (ex. : prière de Kaédi) de finir une bonne fois pour toutes avec les pratiques de ce passé qui ne fait pas honneur au pays ?
Répondre à toutes ces questions c’est arriver à bout du problème ; sans que ne soient – quand même ! – occultées d’autres questions tout aussi importantes (ces vieux démons) : le problème de l’esclavage et celui des déportés sur lesquels un accent doit être mis ; les victimes de ces méfaits portant encore en eux les stigmates de l’injustice.
Mais répondre aussi à ces questions suppose des outils, des mécanismes, des procédés connus tels que ceux de la justice transitionnelle qui, malgré la fluidité de ses lignes de démarcation auxquelles sont parvenues les Commissions (vérité ici, équité et réconciliation là) et malgré sa jeunesse, ses quelques lacunes et imperfections, certaines contraintes et certains dilemmes de nature à entraver le gouvernement dans l’accomplissement de ses objectifs, constitue à l’heure actuelle – aux dires même des spécialistes dans ce domaine – l’une des thérapies les plus utilisées, si elle est appliquée de façon adaptée et adéquate en fonction de l’environnement.
I. Constat de l’existant sur le passif humanitaire en Mauritanie
Le passif humanitaire mauritanien est la somme des exactions commises en Mauritanie par « les pouvoirs publics » dans les années 80 et 90, avec un pic entre 1989 et 1991 (exécutions sommaires, radiations et autres purges contre les fonctionnaires négro-africains et membres des corps constitués). Depuis lors, presque rien n’a été mis en place pour régler le problème né de ces exactions, exception faite de prétendues pensions de retraite octroyées par le Président Maaouya Ould Sid’Ahmed Taya aux veuves des militaires, après que son Parlement monocolore ait voté une loi d’amnistie en juillet 1993. La deuxième tentative de règlement de ce passif concerne la « solution » amorcée par le Haut Conseil d’Etat (HCE) créé après le coup d’Etat du 6 Août 2008 avec la mise en place d’une « commission » présidée par un officier supérieur de l’armée. Cette « commission » a tenté un début de solution avec un collectif de victimes appelé COVIRE (Collectif des Victimes de la Répression).
Malheureusement, cette « commission », qui n’a pas daigné associer les institutions et associations des droits de l’homme susceptibles de contribuer grandement à la résolution du problème, était loin de refléter la pluralité nécessaire (personnalités impartiales, objectives, représentatives de toutes les sensibilités nationales tirées d’un large éventail sociopolitique) pour mieux mener un travail d’investigation, d’enquêtes, de débats à même d’arriver à une conclusion crédible et satisfaisante pour tous. Pire, elle ne répondait à aucune caractéristique, spécificité ou critère connus d’une commission vérité et réconciliation car n’ayant établi ni vérité, encore moins réparé les préjudices subis par les victimes. Sa composition a presque, aussitôt, été dénoncée par tous les activistes des droits de l’homme faisant notoriété dans le pays et ses résultats sont aujourd’hui contestés par certaines victimes même qui se disent abusées par les responsables de cette « commission ». En vérité, cette « commission » ne peut, tout au plus, qu’être considérée comme une pilule sensée soulager le mal mais certainement pas le soigner, si bien que plus d’une année après son administration, on en revient à la case départ.
II. Mécanismes et caractéristiques de la justice transitionnelle
La justice transitionnelle est une discipline académique et professionnelle qui connaît un important essor pour la résolution des conflits, d’une part, et le renforcement des droits de l’homme, d’autre part.
Son objectif premier est de faire face au lourd héritage des abus, d’une manière large et holistique, qui englobe la justice pénale, la justice restauratrice, la justice sociale et la justice économique.
Il est à remarquer (et cela, de mon point de vue, est très important) que la justice transitionnelle est également basée sur la conviction que l’exigence de justice n’est pas un tout absolu mais qu’elle doit, au contraire, être équilibrée avec le besoin de paix, de démocratie, de développement économique et d’Etat de droit.
Si, de nos jours, la justice transitionnelle rencontre l’adhésion de beaucoup de défenseurs des droits de l’homme, c’est aussi en partie à cause de la faiblesse du système judiciaire avec tous les maux qui le rongent (corruption, impunité des auteurs de crimes, obstacles légaux, amnistie complaisante, manque de foi des victimes en la justice…).
La justice transitionnelle, pour le moment, est axée sur 4 mécanismes fondamentaux, structurés, avec des variantes, en fonction des pays et des contextes.
1) Les poursuites pénales (ici on a tendance à considérer que les victimes indemnisées ne poursuivent plus les auteurs des crimes.) Or, dans la justice transitionnelle, cette possibilité reste ouverte mais rarement utilisée, les victimes étant libres de déposer plainte devant les tribunaux (ex. du Maroc : plus de 1.500 cas).
2) Les enquêtes visant à établir la vérité sur les exactions passées pour aboutir à des clarifications, à des élucidations d’un large pan de l’histoire de Mauritanie.
3) Les réparations (compensatoires, symboliques, individuelles, collectives) sous forme de restitution des biens usurpés (problèmes des terres : beaucoup de déportés, beaucoup d’habitants de la Vallée ont été dépossédés de leurs terres qui ont été par la suite octroyées par l’administration à des promoteurs et parfois à des rapatriés) ou de réhabilitation (fonctionnaires, membres des forces armées victimes de purges : certains ont été tués, d’autres ont subi des dommages corporels, et presque tous ont été radiés ==== réintégration, indemnisation, ouverture à la pension de retraite).
4) Les réformes institutionnelles (réforme du système judiciaire mais aussi et surtout la réforme du système de sécurité).
Toutes ces mesures qui tendent au règlement des préjudices nés des situations de crise doivent être traduites dans la réalité par la mise en place d’une Commission Vérité et Réconciliation.
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Le système judiciaire mauritanien, à l’instar des systèmes judiciaires similaires en Afrique ou ailleurs, souffre de la limitation des ressources humaines et financières pour traiter le crime, non pas comme une exception, mais comme une règle. D’où la nécessité de trouver d’autres outils (mécanismes) que les poursuites judiciaires.
Parmi les mécanismes connus, dans les pays en transition, dans les sociétés qui sortent d’une situation d’abus caractérisés, de violations graves des droits de l’homme, il y a celui de la justice transitionnelle. Celle-ci se caractérise par, d’une part, une approche intégrale lorsqu’il s’agit d’aborder l’héritage des abus : enquête sur les crimes, identification des responsables, prise de sanctions à l’encontre de ceux-ci et réparations pour les victimes et, d’autre part, la prise en compte de l’importance qui doit être accordée (donnée) à l’équilibre des différents intérêts en jeu.
En outre, la justice transitionnelle doit avoir le souci de mettre en balance les différents objectifs contradictoires, conformément au droit international, aux avantages et contraintes locales.
Certains ont souvent qualifié, à tort, la justice transitionnelle comme étant une justice au rabais du fait qu’elle ne met pas en première ligne le problème de l’impunité. Il s’agit plutôt d’une méthodologie appropriée qui a fait ses preuves relativement aux difficultés spécifiques liées à la commission de violations massives des droits de l’homme.
III. Création d’une Commission Vérité Réconciliation – Réparations pour les victimes
Compte tenu des éléments cités ci-dessus relativement au système judiciaire, ce dernier ne permet pas efficacement la poursuite des auteurs des crimes (du fait aussi bien du grand nombre des auteurs que des victimes), il faut impérativement, quand même, reconnaître aux victimes le droit à une réparation morale et financière, individuelle, collective, adéquate, effective et rapide du préjudice subi. Cela permet d’avancer dans la relation entre l’Etat et le citoyen, de favoriser une mémoire collective des exactions passées et une solidarité sociale à l’égard des victimes. Il revient éventuellement à la Commission de proposer aux pouvoirs publics la mise en place d’un programme clair et précis : la composition de la Commission, la durée impartie pour produire les recommandations, le recensement des victimes avec les types de dommages subis et – de manière générale – toutes les modalités pratiques pouvant aider à régler le problème.
Cette Commission doit être composée d’un large éventail de personnalités représentatives des sensibilités nationales ; connues, indépendantes, impartiales, consensuelles, compétentes et soucieuses de l’avenir du pays mais aussi déterminées à contribuer à la solution du problème posé, au grand bénéfice de tous les Mauritaniens ; l’objectif ultime de la mission qui leur est confiée étant de faire le diagnostic du mal, de recenser les victimes, situer les responsabilités et, après enquête et investigations approfondies, faire des recommandations à même de permettre de tourner définitivement la page en jetant la lumière sur ce qui s’est passé et permettre ainsi aux générations futures de tirer la leçon des dégâts que peuvent occasionner les situations conflictuelles.
La Commission devrait aussi permettre d’ouvrir un débat contradictoire, en brisant les tabous qui entourent cette partie de l’histoire de notre pays, pour une lecture plurielle, souvent conflictuelle mais salutaire, de nature à montrer aux uns et aux autres la richesse des valeurs communes pour un mieux vivre ensemble dans le présent et dans le futur.
La Commission doit faire son travail avec probité, célérité, objectivité, tout en essayant de garder l’esprit en veille face aux problèmes complexes qu’a connus la Mauritanie durant cette période sombre de son histoire, sachant, bien entendu, la difficulté de la question de mémoire et des mythes qui ont été construits dans un cadre de black-out en terme d’injonction.
Dans tous les cas, le travail entrepris doit aboutir à des conclusions claires prenant en compte :
- le devoir de vérité,
- le devoir de justice,
- le devoir de mémoire,
- le devoir de réparation,
- et le devoir de réconciliation ;
sans qu’il ne transparaisse nulle part un arrière goût de vengeance, d’un côté, ou un sentiment d’occultation des faits, d’un autre.
L’essentiel sera, qu’au sortir de ce travail de fourmi, d’investigations, d’enquêtes sur le terrain, de concertation avec les populations, de manière générale et des victimes, de manière particulière, la culture du dialogue, de la bonne cohabitation, la réconciliation, la cohésion sociale, l’acceptation de l’autre, puisse supplanter les relents et les discours chauvins et identitaires – lit des extrémismes – pour que plus jamais des dérives du genre ne viennent endeuiller encore les Mauritaniens.
IV. Conclusion
Si la justice transitionnelle doit placer les intérêts des victimes au centre de tout le processus, elle doit prendre aussi en compte les institutions de l’Etat qui sont les sujets par ricochet car leur rôle pour mener à bien tout ce mécanisme de vérité à travers les réformes institutionnelles de la justice est prépondérant pour le rétablissement de l’Etat de droit.
Cette justice transitionnelle, sans qu’elle soit la solution idéale et parfaite, peut contribuer à la prévention de nouveaux conflits, à la consolidation de la démocratie et au rétablissement de l’Etat de droit, le tout sur de nouvelles bases consensuelles. Un autre élément de cette justice, à court terme, est celui de rendre leur dignité aux victimes des violations des droits de l’homme grâce à des mesures de justice, vérité et réparation pour les torts qu’elles ont subis, en mettant fin à l’impunité et en leur restituant leur dignité.
A long terme, le but recherché serait la stabilisation démocratique, la prévention des conflits, la réconciliation et la restauration de la confiance civique, en choisissant notre propre chemin, tout en nous fondant sur un examen minutieux des expériences internationales antérieures.
*Avocat à la Cour
Professeur à l’Université
Président de la Ligue Mauritanienne des Droits de l’Homme
(L.M.D.H.)
Président de la Coalition Mauritanienne « PCQVP »