Le Parlement vote la loi qualifiant l’esclavage de «crime contre l’humanité»: des amende(ments) et quoi encore ?

20 August, 2015 - 10:19

Lors du dialogue politique de Septembre-Octobre 2011, il avait été décidé de faire de l’esclavage un « crime contre l’humanité ». Dans la foulée, le parlement mauritanien traduisit cette décision en loi. Aboutissement d’un long combat  des organisations de défense des droits de l’homme. Mais, au vu de ce qui s’est passé, dans ce pays, depuis les années 60, on peut se demander ce que cette loi va apporter, en vue de l’éradication des pratiques ou séquelles de l’esclavage. En effet, des lois, arrêtés et circulaires ont toujours été approuvés, par les pouvoirs qui se sont succédé à la tête de notre pays, mais ces textes n’ont jamais été appliqués par leurs auteurs ou commanditaires, soucieux plutôt de répondre  aux sollicitations des  instances internationales. Pour un juriste de la place, si la volonté politique a manqué, du côté du pouvoir, pour faire appliquer les lois, certaines organisations de défenses des droits de l’homme en ont profité pour en faire un fonds de commerce. Résultat des courses, une guerre larvée entre les uns et les autres.

Pour  se conformer aux conventions internationales  et  calmer le front intérieur, en ébullition depuis quelques années, le gouvernement a fait voter, par son parlement, cette loi qualifiant l’esclavage de « crime contre l’humanité ». Cette décision peut être considérée comme un pas important mais insuffisant, si elle n’est appliquée, comme celles qui l’ont précédée. Tous les observateurs et défenseurs des droits de l’homme attendent le  pouvoir sur le terrain. Un pouvoir qui prévoit, depuis 1966 des tribunaux spéciaux pour juger les cas présumés d’esclavage. Voici les réactions que Le Calame a recueilli aux près de certains défenseurs des droits de l’homme.

 

Samory Ould Bèye, président du Mouvement EL Hor

C’est la poursuite, pour ne pas dire une volonté de pérenniser un processus de mise au pas des Harratines. Il ne trompe personne, dans la mesure où moult textes ont été adoptés, sans aucun effet. Le pouvoir ou, disons, le système n’a aucune volonté  politique d’éradiquer définitivement cette pandémie. Tant qu’il n’y aura pas un véritable Etat de droit, garantissant l’égalité et la justice entre les citoyens de ce pays, la Mauritanie traînera toujours ce cancer. Il est urgent que les juges, les cadis, les policiers et les gendarmes, bras armés du pouvoir, arrêtent de perpétuer, par leur décision et leur comportement, le système esclavagiste en cours. Il faut aussi que  ceux qui sont pris ou  considérés comme esclaves acceptent de remettre en cause les relations qui les lient avec leurs maîtres. Cette loi risque de se retrouver là où les autres ont fini : aux oubliettes, passée l’euphorie de son adoption.

 

Bala Touré, porte-parole d’IRA Mauritanie

Même si cette loi durcit les peines, alourdit les amendes, elle restera sans effet, tant que les magistrats n’auront pas les coudées franches pour dire le droit. Ils doivent cesser d’octroyer l’impunité aux présumés auteurs d’actes esclavagistes. Le durcissement de la loi ne va rien changer. Je signale, au passage, que nous avions proposé, au niveau des associations, des amendements aux textes mais ils n’ont pas été pris en compte  dans le texte voté. Il faut une ferme volonté politique pour éradiquer ce phénomène, ce que le pouvoir ne manifeste pas réellement, laissant s’instaurer et se perpétuer le laxisme  au sein de notre justice. Comme vous ne l’ignorez pas, ce sont, aujourd’hui, les responsables des associations de défense des droits de l’homme qui se retrouvent en prison, à la place des esclavagistes, c’est le cas de notre président Biram Dah ould Abeïd.

 

Mohamed Ould M’Bareck, président de l’ONG « Initiative contre le discours extrémiste »

Nous saluons ce pas important pour le pays et pour nous, organisation de défense des droits de l’homme, mais il faudra désormais passer au plus important, c’est-à-dire, l’application de ce texte  aux cas avérés d’esclavage. Il ne sert à rien de voter des textes s’ils ne sont pas appliqués. Il faut aussi accompagner ce texte par un volet économique pour permettre aux esclaves de s’épanouir, de sortir de leur condition de dépendance, en leur finançant de activités génératrices de revenus. Notre ONG veillera à l’application de ce texte, le vulgarisera auprès de ses partenaires internationaux.

Je profite de cette occasion pour demander la libération rapide et sans condition  de Biram Dah ould Abeïd, président d’IRA Mauritanie à qui nous demandons de  pondérer  son discours, de prêcher la fraternité, parce que tous les Mauritaniens, blancs et noirs, sont des frères, la Mauritanie a besoin de maintenir sa cohésion dans l’unité et la fraternité.

 

Aminetou Mint Moctar, président AFCF, candidate prix Nobel de la paix

Cette loi marque un pas important de franchi, dans la mesure où il y a des clauses qui alourdissent les peines et les réparations qui étaient très insignifiantes dans la précédente. Mais notre principale préoccupation reste son application effective, parce que, d’abord, l’Etat ne reconnaît l’exitence de l’esclavage ; ensuite, nos magistrats, en plus de leur problèmes de formation – ils sont tous sortants de mahadras – sont, dans leur grande majorité, issus de la féodalité  et  du milieu esclavagiste. C’est dire qu’il y a beaucoup à faire encore… C’est d’ailleurs pourquoi je pense qu’il faut une forte implication, à travers un plaidoyer de la société civile, pour la formation et la diversité au sein du corps des magistrats. Je pense aussi qu’il faut promouvoir l’application stricte de cette loi, par la prise d’un décret instituant des sanctions sévères contre les magistrats qui ne l’appliqueraient pas.

 

Lô Gourmo Abdoul,  vice-président UPF et juriste

Une loi de plus sur cette question ! Techniquement, c’est bien de préciser certaines choses, comme, par exemple, de faire de l’esclavage un crime contre l’humanité. Mais c’était dèjà le cas en droit international et notre pays était lié par cette criminalisation ! Des juridictions spéciales sont également prévues. Je pense, pour ma part, que ce n’était pas vraiment  nécessaire. Les juridictions de droit commun auraient pu s’en occuper, si la justice était réellement indépendante, et « La » grande question n’est pas de savoir ce que prévoient les textes. Ceux-ci existent, depuis bien avant l’indépendance.  La question, pour les victimes, est de savoir si ces textes seront ou non appliqués. Or je suis très pessimiste à ce sujet, sachant la culture dominante actuelle en matière de respect  du droit !

Il faut ajouter aussi qu’en brousse, un accompagnement  économique et social des anciens  esclaves est indispensable.  Les politiques publiques liées, notamment, à l’aménagement du Territoire, doivent être centrées sur la libération économique et sociale de cette couche, dans le cadre général de la lutte pour la modernisation et le développement rapide du pays. D’une manière générale, la promotion des compatriotes issus de cette couche sociale, à tous les niveaux de l’économie, de l’administration publique, etc., doit être systématisée, pour corriger les distorsions liées aux différentes discriminations dont ils sont victimes, du fait de l’Histoire et des pratiques de l’Etat, depuis des décennies. Cela renforcera l’unité de notre nation et évitera  notre fragilisation. On ne mettra fin définitivement à l’esclavage que lorsqu’une véritable démocratie s’installera dans le pays.

 

ENCADRE

 

Circulaire confidentielle, en date du 16 Mai 1966, de Mohammed Lemine ould Hamoni, Garde des sceaux, ministre de la Justice et de l’intérieur

 

A Monsieur le Délégué du Gouvernement à Port-Etienne

MM. les Commandants de Cercle

MM. les Chefs de Subdivision

 

Objet : Disparition de l’esclavage

 

Mon attention est quotidiennement attirée sur la survivance de pratiques esclavagistes incompatibles avec la Constitution et les lois de la République Islamique de Mauritanie. Tantôt il s’agit d’un maître qui s’empare des biens de son serviteur, sous prétexte que celui-ci, étant lui-même objet de propriété, ne pourrait rien posséder en propre ; tantôt il s’agit d’un serviteur dont les maîtres empêchent le mariage, si leur consentement n’a pas été obtenu au préalable ; tantôt il s’agit d’un maître qui, pour reprendre son autorité sur des serviteurs fugitifs, invoque, contre eux, de prétendues créances et les astreint, pour ce motif, à se mettre de nouveau à son service ; tantôt il s’agit de conventions, passées entre deux ou plusieurs personnes, en vue d’attribuer, à l’une ou à l’autre, la propriété totale ou partielle d’un serviteur, d’une servante, ou de leurs enfants, etc.

Tout comme les enlèvements d’enfants, les ventes de serviteurs et la traite des esclaves, qui, heureusement, sont devenus moins fréquents ces dernières années, ces faits sont inadmissibles et votre rôle de gardien de l’ordre public vous impose à intervenir pour les empêcher et les réprimer.

Je vous rappelle les principaux textes qui garantissent actuellement la liberté et l’égalité de tous les êtres  humains sur le territoire de la République. La Constitution du 20 Mai 1961, après avoir fait référence, dans son préambule, à la Déclaration française des droits de l’homme de 1769 et à la Déclaration universelle du 10 Décembre 1948, affirme dans son article premier (deuxième alinéa) : « La République assure, à tous les citoyens, sans distinction de race, de religion ou de condition sociale, l’égalité devant la loi ». De toute évidence, cette disposition qui supprime définitivement toute discrimination raciale, religieuse ou sociale s’impose, non seulement, dans l’application de la loi moderne, mais, aussi, dans l’application de la loi musulmane, qui est une partie intégrante du droit mauritanien et ne peut être dissociée des autres parties.

Le Code du travail (Loi n°63.023 du 25 Janvier 1963) interdit, formellement, le travail forcé, ainsi que toutes pratiques contraires à la liberté de l’embauche, en particulier dans les dispositions suivantes : article 3 du livre I, « Le travail forcé ou obligatoire est interdit. Le terme « travail forcé ou obligatoire » désigne tout travail ou service exigé d’un individu sous la menace d’une peine quelconque et pour lequel ledit individu ne s’est pas offert de son plein gré » ; article 56 du livre I : « Seront punis d’une amende de 20.000  à 100.000 francs et d’un emprisonnement de deux jours à trois mois, ou de l’une de ces deux peines seulement :

a) Les auteurs d’infraction aux dispositions de l’article 3 sur l’interdiction du travail forcé

b) Toute personne qui, par violence, menaces, tromperie ou promesse, aura contraint ou tenté de contraindre un travailleur à s’embaucher contre son gré, ou qui, par les même moyens, aura tenté de l’empêcher ou l’aura empêché de s’embaucher ou de remplir les obligations imposées par son contrat

c) En cas de récidive, l’amende sera de 40.000 à 200.000 francs et l’emprisonnement de quinze à six mois.

Le Code pénal réprime sous des qualifications, tantôt « correctionnelles », tantôt « criminelles », tout atteinte à la liberté d’autrui, ainsi que tout acte de brutalité et/ou de menace. prévus par le Code pénal et des peines qui les répriment :

a) Arrestation, détention ou séquestration arbitraire : la peine varie de deux ans d’emprisonnement aux travaux forcés à perpétuité, selon les circonstances et, notamment, suivant la durée de la détention ou séquestration ; si le crime a été accompagné de tortures corporelles, la peine encourue est la mort (articles 341 à 344).

b) Conclusion d’une convocation ayant pour objet d’aliéner la liberté d’autrui : les coupables sont punis des travaux forcés à temps, c'est-à-dire de cinq à vingt ans (article 341 alinéa 3)

c) Mise en gage d’une personne : la peine est un emprisonnement d’un mois à deux ans et une amende de 1.000 à 10.000 francs (articles 341 alinéa 4)

d) Enlèvement de mineur (cette incrimination inclut tout déplacement d’un enfant loin de sa famille sans l’autorisation de ses parents ; la peine varie, suivant les circonstances ou l’âge du mineur, de deux ans d’emprisonnement aux travaux forcés à temps (de cinq à vingt ans) ; les coupables encourant la peine de mort, si l’enlèvement a été suivi de la mort de l’enfant (articles 354 à 356).

Je n’ignore pas que certains mauritaniens prétendent cette législation contraire aux préceptes du Coran, qui, selon eux, justifie la pratique de l’esclavage. A ces attardés, vous voudrez bien faire observer que leur interprétation du livre sacré est erronée : l’esclavage a été autorisé en vue de faciliter la soumission des infidèles et leur conversion à la religion musulmane ; n’aurait-il pas dû prendre fin, aussitôt que ces buts ont été atteints ? Et a-t-il encore une raison d’être dans un pays où la population est entièrement islamisée ? D’ailleurs tous les Etats musulmans, y compris l’Arabie Séoudite qui l’a longtemps admis, interdisent maintenant l’esclavage.

Je vous invite à n’épargner aucun effort afin de faire disparaître les abus, encore trop nombreux aujourd’hui. Mais vous aurez à faire usage du lest et de persuasion autant que de l’autorité, car les problèmes sociaux ne se résolvent pas, en un seul jour, par la volonté d’un seul homme. En prêchant la conciliation, dans le respect des intérêts de chacun, vous suggérerez l’établissement progressif de nouveaux rapports sociaux.

Les relations traditionnelles, entre maîtres et serviteurs, ne peuvent être supprimées d’un seul coup mais, au lieu d’être fondées sur la crainte, elles doivent reposer, désormais, sur le consentement et l’avantage réciproques des intéressés, et évoluer vers une certaine forme de travail salarié. Vous ne devez certes pas inciter les serviteurs à quitter leurs anciens maîtres et abandonner l’agriculture ou l’élevage, pour grossir le nombre des chômeurs dans les agglomérations urbaines, mais vous devez encourager toutes les formes nouvelles d’association entre maîtres et serviteurs, et favoriser, par exemple, des accords équitables entre propriétaires de terrains cultivables et exploitants sur la répartition de la récolte, ou entre propriétaires de bétail et bergers, sur le partage du croît du troupeau. Une révolution brutale des rapports sociaux conduirait, probablement, à la ruine de toute notre économie traditionnelle ; une évolution progressive, en valorisant le travail des couches les plus laborieuses rétablira l’égalité entre nos citoyens et favorisera le développement économique.

Sur le plan pratique, vous interviendrez chaque fois que les droits individuels vous paraîtront menacés, vous saisirez la justice pénale de toute atteinte à la liberté, de tout acte de brutalité, vous ne manquerez pas une occasion d’expliquer à la population, et surtout aux anciens maîtres, la nécessité d’abandonner toutes pratiques contraires à la liberté et à l’égalité.

Un problème particulièrement délicat se pose cependant, celui de l’attitude à observer à l’égard des cadis ou des juges, dans le cas où ils rendraient des jugements contraires aux principes rappelés ci-dessus. Plutôt que d’intervenir directement, ce que la loi vous interdit, et ce qui vous exposerait parfois à des erreurs, faute d’information suffisante, vous vous contenterez de rappeler, aux parties lésées, qu’elles disposent du droit d’appel contre les jugements des cadis, deux mois pour l’appel des jugements des juridictions de première instance, trois mois pour le pourvoi en cassation, (articles 209, 210, et 235 du code de procédure civil). L’appel et la cassation sont les deux seules voies légales susceptibles de contraindre les juridictions inférieures à respecter la loi.

Même lorsque les délais normaux de l’appel et du pourvoi sont expirés, l’intervention de la Cour suprême sera possible pour annuler les jugements rendus en violation de la loi. En effet, l’article 268 du Code de procédure civile permet au Procureur général de se pourvoir contre ces jugements « dans l’intérêt de la loi ». Il vous appartient donc de me rendre compte si vous avez connaissance de tels jugements ; par exemple, si vous êtes requis de les exécuter, en me transmettant une expédition de la décision critiquée.

Vous voudrez bien vous conformer strictement aux prescriptions de la présente décision, et m’en accuser réception.

Mohamed Lemine ould Hamoni