Dans un récent article publié sur le Net, trois intellectuels – deux français et un franco-algérien – étaient appelés à commenter les résultats d’un sondage avançant que 78% des Français avaient une bonne opinion des musulmans. On s’attendait donc à entendre ces doctes personnages évoquer les réalités quotidiennes qui justifient une telle bonne opinion hexagonale. Ils ont préféré gloser – à moins qu’ils ne fussent, plutôt, incapables de dire quoi que ce soit de ces réalités – sur l’étrange proposition que déduisait le journaliste de ces résultats : « à défaut des Français, c’est donc la France qui a un vrai problème avec l’islam ». Après avoir analysé divers aspects de ce vrai-faux débat, nous voici à évoquer, dans l’architecture d’une société qui se prétend capable d’intégrer toutes les différences, les rapports entre ses trois sphères d’activité : le secteur privé, l’Etat et la Société civile…
Ces trois domaines entretiennent des zones d’échange qui sont autant de sous-espaces-temps transitionnels : secteur privé-Etat, Etat-Société civile, Société civile-secteur privé et, enfin, les trois réunis. Ce dernier nous intéresse présentement en ce que le cœur du débat républicain s’y situe et, partant, l’intégration des différences. On admettra – c’est une discussion à développer, prochainement, incha Allahou – que le meilleur avenir de l’un et l’autre, dans le sens du bien commun, repose sur l’égale vitalité de ces trois pôles, assurant l’équilibre de leur trépied. C’est rarement – pour ne pas dire jamais – le cas.
La Société civile – plus exactement, la société civile à buts non-lucratifs – connaît d’autant plus réelles difficultés à peser dans la balance qu’elle ne dispose pas toujours de ressources assez conséquentes et pérennes pour donner, aux personnes morales qui la constituent, une suffisante densité dans la conduite de leurs objectifs. On fait alors appel à des financements étrangers, au détriment, parfois, de l’intégration nationale, ou à des subventions de l’Etat, au prix de diverses entorses à sa laïcité. C’est particulièrement vrai en ce qui concerne l’érection et/ou l’entretien des lieux de culte.
On pourrait cependant recourir, notamment en ce cas, à un système qui a fait ses preuves ailleurs. L’érection d’un lieu de culte spécifique – religieux ou autre (2) – publie l’existence d’un certain besoin au sein de la nation. C’est donc qu’il y est question de patrimoine national (3). L’idée de base consiste à ce que l’Etat s’en affirme et en demeure, ad vitam aeternam, par acte notarié, le propriétaire inamovible du foncier, tandis que les ajouts éventuels à celui-ci – par exemple, des constructions élevés grâce à des financements tiers, éventuellement étrangers – suivent, systématiquement, le statut du fonds. La gestion de ce patrimoine est confiée à l’association nécessiteuse du besoin, sous couvert d’un conseil d’administration regroupant l’Etat, propriétaire du foncier, le ou les bailleurs de ces équipements – à défaut, leur(s) représentant(s) – et, majoritairement, l’association bénéficiaire.
Pour assurer la pérennité de cette gestion, il peut être nécessaire de fonder, parallèlement et sur le même principe, une entreprise à buts lucratifs dont les revenus nets – la rémunération du capital – seront entièrement dédiés à cette tâche, suivant statuts dûment enregistrés. On voit ainsi qu’avec un minimum d’organisation, l’établissement d’un lieu de culte peut se révéler, non seulement, enrichissement, à moindre frais, du patrimoine national mais, aussi, motif d’emplois sans relation obligée avec ledit culte. Une telle proposition est d’ailleurs extensible à tout autre besoin civil à buts non-lucratifs, ainsi que je l’ai exposé à maintes reprises (4).
Promouvoir, au quotidien et localement, une lecture française de l’islam
Le second exemple, tout aussi épineux, relève plus des besoins de temps que d’espace. De nombreux jeunes se retrouvent contraints, par la faiblesse des revenus de leurs parents, à un enseignement au berceau même de la laïcité de l’Etat français. S’il s’agissait de ne former que de futurs fonctionnaires de celui-ci, le déni de leurs revendications religieuses (5) serait plus qu’admissible. Mais le projet de l’Education nationale de ce pays se revendique tout autrement universel et je veux croire que la grande majorité de ses enseignants porte haut l’idée de l’autonomie coopérative, permettant, à chacun, de valoriser ses différences individuelles, familiales et communautaires, pour le meilleur de tous.
Il n’en demeure pas moins qu’en France, c’est bien l’Etat laïc qui est en charge de l’Education nationale. Cela implique des bornes. Exclusives ? La question se pose assez peu dans la conduite des disciplines scientifiques (6). Elle est plus sensible en ce qui concerne les sciences humaines, notamment l’histoire, particulièrement celle des religions ; parfois aussi, les activités sportives et, même, alimentaires (menus de cantine). Certes, il faudra sans doute attendre, assez longtemps, avant de voir, par exemple, rétablie une plus juste perception des exactions carolingiennes dans le sud de la France, si souvent imputées aux troupes musulmanes, alors que la symbiose méditerranéo-arabe, en Afrique du Nord, Espagne, Sicile, Italie du Sud… rouvrait la voie de la Civilisation à un Occident sous développé, à l’époque ; ou pesé, lucidement, les variations de l’alliance, de François 1er à Charles X – plus de trois siècles ! – de l’Etat français avec les Ottomans ; ou, encore, le poids des colonialismes, notamment anglo-français, dans la dégradation, au 20ème siècle, de la situation des minorités religieuses en terres d’islam : cela suppose bien des débats et autres préparations du public occidental, imbibé, pour ne pas dire inhibé, depuis des lustres, par une vision beaucoup moins « neutralisée » des faits.
Mais il faut, beaucoup plus vite et sans forcément revenir sur la fameuse interdiction des « signes ostentatoires de religion » à l’école (7), reconnaître le besoin de certaines familles à voir leurs enfants instruits dans leur religion et respectueux de ses préceptes. A défaut de dégager du temps extrascolaire à ces fins, c’est avec les organismes appropriés de la Société civile qu’un chef d’établissement d’enseignement public conviendra de contractualiser ces activités que ne peuvent assumer les fonctionnaires de l’Etat. Il aura, désormais, souvent l’embarras du choix. Nombre d’associations musulmanes françaises ont, en effet, entrepris un travail de relecture des fondements scripturaires de leur foi, avec ce souci, beaucoup plus simple qu’il n’y paraît, de la vivre pleinement, ici et maintenant. Elles sont souvent déjà inscrites dans le dialogue interreligieux et/ou municipal ; y viendront, sinon, tôt ou tard : la lecture française de l’islam est en route. Soutenue par une foultitude d’accords localisés, autour de situations précises, impliquant des personnes physiques et morales clairement identifiées, elle fera apparaître, sur le sol français, tout un éventail de fatwas variablement inscriptibles dans les différentes écoles de droit islamique, toutes représentées dans l’Hexagone.
La laïcité française, sponsor d’une amabilité islamique retrouvée ?
S’il existe très peu de différences, d’une école juridique à une autre, en questions cultuelles (ibâdat), le domaine des affaires sociales (mouâmalat) est beaucoup plus sensible aux variations des temps et des lieux. Une sensibilité au demeurant contrainte par l’environnement politique. Chaque fois qu’une société musulmane s’est retrouvée sous domination non-musulmane, elle s’est efforcée de restreindre sa capacité d’adaptation, par crainte de l’assimilation. Les Mongols s’y sont cassé les dents en Mésopotamie, avant de se décider à adopter, tardivement, la religion de leurs administrés. A l’inverse, chaque fois que des musulmans se sont retrouvés en position de domination sur des populations non-musulmanes, ils se sont ingéniés à intégrer le plus possible de règles locales, jusqu’à même développer un droit parallèle au droit musulman. Les exemples des Ottomans, héritiers de l’empire Byzantin, et des Moghols, en Inde, sont, à cet égard, singulièrement significatifs.
Mais il y a également beaucoup à apprendre des situations où la question de la domination politique est apparue secondaire, tant le vivre-ensemble s’est imposé, dès le départ ou sans heurts excessifs, en réalité sociale quotidienne. De nombreux exemples, des îles sud-orientales de la planète à l’Afrique de l’Ouest, émaillent cette quête d’une palette d’arrangements symbiotiques, en dépit d’épisodiques convulsions. Quelle que soit la force des conjonctures et des intérêts politico-financiers qui anime les excitations contemporaines, il y a donc bien plus à parier sur ce fond d’arrangements à l’amiable, si banal dans l’histoire de l’islam. Serait-il tant singulier que la France, rendant, à son Etat, le plein et strict sens de sa laïcité, se retrouve à l’avant-garde de cette amabilité retrouvée des musulmans ?
Ian Mansour de Grange
Notes
(2) sportif, musical voire gastronomique, si rarement gratuit…
(3) dont l’ancienneté détermine, certes, la valeur mais qu’une seule génération suffit à établir.
(4) Voir, notamment, « Immobilisation pérenne de la propriété, acte d’économie solidaire », Le Calame N°735 (Avril 2010), disponible sur simple demande à mon adresse : [email protected]
(5) ou de leurs parents. On se souviendra ici qu’aux termes mêmes de la loi française, « tout enfant a droit à une formation scolaire qui, complétant l'action de sa famille, concourt à son éducation »… Modus operandi, quand cette famille est musulmane, sikhe ou bouddhiste ?
(6) A cet égard, c’est dès l’école primaire qu’il convient de mettre les choses au clair : la science moderne, y compris en arithmétique (cf. Gödel et ses lois d’incomplétude) ne se définit plus en vrai et faux mais en degré de certitude, sinon de probabilité. C’est ainsi au regard de sa grande probabilité, en l’état actuel des découvertes, que la théorie de l’évolution des espèces a, aujourd’hui, largement pignon sur rue. On l’étudie, donc, à l’école laïque, sans dénier l’existence de théories, sinon contraires, du moins plus exhaustives, mais encore plus contestées…
(7) Dont on pourrait simplement dire que l’affirmation identitaire n’est acceptable, dans une société ouverte, qu’associé au plein respect de l’Autre. Cette conscience du « ma liberté étend celle d’autrui à l’infini » (Bakounine) n’est pas innée. Elle s’apprend, s’éprouve, s’expérimente. Conquise sur soi-même et non pas sur autrui, l’affirmation identitaire ne gomme rien ni personne ; situe simplement et devient, ainsi, précision de langage. Divers incidents ont incité l’Etat français à croire qu’une telle conscience ne serait que rarement accessible avant l’âge adulte. Personnellement adepte du « c’est en forgeant qu’on devient forgeron », j’aurais préféré, à la facile et simpliste interdiction, une promotion accrue du débat, dès la maternelle, mais, bon, n’en faisons pas un fromage, d’autres chemins mènent à La Mecque…