Chef-adjoint du programme « Renforcement de l’action extérieure européenne » auprès de l’ECDPM (Centre européen de gestion des politiques de développement)
LES ECHOS (MALI), L’ENQUETEUR (NIGER), LE CALAME (MAURITANIE) ET L’AUTRE QUOTIDIEN (BENIN)
Ces dernières années, le Sahel est devenu une zone de prédilection pour les groupes terroristes et les trafiquants en tous genres, qui constituent une menace sérieuse pour le développement de la région. Comment appréciez-vous les politiques mises en œuvre par la communauté internationale dans le cadre de l’assistance aux pays concernés pour combattre ces fléaux ?
Malheureusement Il n’y a pas de réponse simple ni courte à cette question.. Pour le moment nous essayons de trouver les meilleures méthodologies afin de comprendre ce qui se passe dans la région du Sahel du point de vue des relations entre l’Afrique et l’Europe. Il y a toujours plusieurs parties prenantes dans ce que vous appelez “les politiques mises en œuvre par la communauté internationale”.
Ceci dit, je remarque trois tendances lourdes depuis 2012: une européanisation relative des politiques françaises dans la région, une internationalisation de la présence étrangère au Mali en particulier et au Sahel en général avec d’importantes promesses de fonds, une régionalisation de la problématique de Boko Haram plus récemment.
Le grand défi aujourd’hui est de transformer ces adaptations stratégiques en réalisations concrètes et en dynamiques de changement ou de renforcement vers le développement au sens large (et positif) du terme.
A la lecture de votre note d’analyse sur les stratégies Sahel, on voit posées de pertinentes questions sur la coordination entre les stratégies des différents partenaires institutionnels impliqués mais on cherche, en vain, une quelconque analyse des stratégies directement élaborées ou élaborables par les populations concernées ; a fortiori donc, de la coordination entre celles-ci et celles-là. Les informations sont peu ou prou collectées, encore moins tracées, au niveau le plus local qui ne dispose, généralement, d’aucun moyen adéquat pour en assurer la transmission fidèle aux niveaux les plus globaux. De quelle sécurité votre institut se préoccupe-t-il donc ?
Je partage votre impatience. Le document que vous avez lu n’est qu’une première étape d’un processus plus long d’analyse, de collecte de données et de soutien à la diplomatie régionale qui vise à faire émerger une vision politique commune des enjeux et des actions à mener au Sahel.
Nous avons fait le choix dans ce papier de travailler au niveau stratégique car nous avions constaté le risque d’une “querelle des architectures institutionnelles” entre les différentes organisations et Etats présents dans la région. Il fallait donc clarifier les débats et montrer à tous que leurs approches n’étaient pas nécessairement incompatibles. Ces débats d’ailleurs ne sont pas clos.
La prochaine étape de notre travail visera à produire une vision plus concrète des plans d’action et si possible de la mise en œuvre de toutes les stratégies Sahel au niveau de la région. Ceci demande du temps et des ressources importantes qui ne sont pas faciles à obtenir, mais nous y travaillons.
Chaque gouvernement du Sahel coordonne sa coopération internationale au niveau national et local. Nous espérons pouvoir connecter plus systématiquement les expériences réussies qui sont en cours avec les porteurs de grandes stratégies, afin de mieux faire circuler les connaissances. C’est le cœur même du mandat de notre Centre.
D’ailleurs nous avons commencé un tel travail pilote sur l’expérience de la gouvernance locale de l’eau au Niger et au Mali en publiant un blog multimédia sur notre site internet. Nous souhaitons généraliser cette approche et recherchons des soutiens financiers pour ce faire. Si vous avez des idées, elles sont les bienvenues !
Avez-vous évalué, en pourcentage, la part budgétaire des études, rapports, analyses, symposiums, rencontres d’experts et de décideurs, etc., dans les milliards réputés consacrés à la sécurité au Sahel ? Au final, avez-vous une idée du pourcentage de ces ressources financières effectivement traduites en actions concrètes et durables, objectivement appréciables par les populations sahélo-sahariennes directement concernées, une fois déduits tous les frais des services requis pour la mise en œuvre de ces actions ?
L’expérience de l’ECDPM a montré qu’un des grands défis pour l’efficacité des actions de développement, c’est une meilleure gestion des connaissances par toutes les parties concernées. D’où notre choix de clarifier la compréhension commune des enjeux, ce qui n’est pas toujours acquis.
Bien sûr de nombreuses études sont inutiles si elles ne sont pas exploitées ou si le contexte n’est pas favorable. Une anthropologue expérimenté en 2014 nous disait: “j’ai fait beaucoup de recherche applicable, mais peu de recherche appliquée”. Comment appliquer ce que nous savons ?
Un autre défi, c’est de faire du développement de façon plus politiquement consciente, afin de voir ce qui est possible de changer et ce qui ne l’est pas. C’est là que nous suggérons de mener des analyses d’économie politique à l’échelle de pays entiers, en coopération avec les sociétés, les plus hautes autorités de l’Etat et les plus grands partenaires financiers. Malheureusement, c’est un exercice très difficile à mener et nous ne sommes pas toujours entendus ou écoutés. Ce que nous essayons d’éviter, dans la mesure du possible, ce sont des petites études ponctuelles qui ne sont pas liées à des processus plus profonds et plus longs de changement ou de renforcement de ce qui fonctionne déjà.
Quelles réactions votre étude a-t-elle suscité ?
Je dois admettre qu’elles ont été nombreuses et souvent positives. Les Nations-Unies, par exemple, nous ont dit que nous étions les seuls à poser les vraies questions. Et lors d’une réunion de haut niveau qui ‘est tenue à Bamako en novembre 2014, le ministre malien des Affaires étrangères, Adboulaye Diop, le Haut représentant de l’Union Africaine, Pierre Buyoya, l’Envoyé spécial des Nations Unies, le Représentant spécial de l’Union Européenne, nous ont encouragé à continuer notre travail et à l’approfondir. Je pense que nos efforts sont appréciés car nous enrichissons les débats sur le Sahel de façon impartiale.
Une étude nécessite un partage d’information. Quelles ont les organisations les plus disponibles ? Et y a-t-il une réelle volonté de partager l’information parmi les donateurs de la région ?
Certaines ont été plus collaboratives que d’autres, c’est sûr. Il y en a par ailleurs qui existent sur le papier, mais qui ne sont pas très actives, comme le CEN-SAD, qui était très présente au temps de Kadhafi. Il y a aussi des acteurs qui pour nous sont nouveaux, je pense à la Banque islamique de développement. Dans l’ensemble, chacun se rend compte que travailler isolément n’apporte pas une valeur ajoutée. Et le fait que dans notre étude les diagnostics soient relativement partagés sur les grands problèmes a rassuré les donateurs, qui ont découvert que leur vision stratégique sur le Sahel n’était pas vraiment en concurrence. Ce qui les diffère concerne la mise en œuvre des programmes et leur impact, certains plans d’action ne collent pas à la stratégie élaborée en amont. C’est un défi majeur sur lequel nous voulons désormais concentré nos efforts. Le risque qu’un donateur lance des programmes déconnectés de la stratégie et sans prendre pleinement en compte l’environnement dans lequel ces programmes vont être mis en œuvre est réel.
Depuis les crises afghane et irakiennes, les États-Unis ont tendance à créer des ponts entre l’humanitaire et le sécuritaire. Comment expliquez-vous que le cloisonnement existe toujours entre les experts en sécurité et ceux de l’humanitaire et du développement ?
Le problème est effectivement persistant. Les experts en sécurité ont tendance à ne pas etre suffisamment informés de ce que font les spécialistes de l’humanitaire ou du développement. C’est un enjeu majeur car au niveau politique, il existe de nombreux documents qui soulignent la nécessité d’une meilleure coordination entre la sécurité, le développement et l’humanitaire. De son côté, l’UE a produit beaucoup d’efforts pour dépasser ce cloisonnement. Ceci dit, il y a une vraie question à se poser : quand on intervient directement, va-t-on continuer ce dialogue entre les spécialistes et la population pour traiter les problèmes sous différents angles ? Sur ce sujet, il y a beaucoup des choses qui sont déjà faites et il faut en parler, car on a souvent la tendance à pointer les problèmes et de ne pas parler des expériences positives. Il faut s’inspirer de ce qui marche pour mieux partager les idées et les expériences.
Dans votre étude, un acteur manque à l’appel : la société civile. Pourquoi ?
Nous ne pouvions pas couvrir tous les acteurs de la région, mais on va y arriver nécessairement car dans la mise en œuvre des programmes, les institutions et les grandes organisations internationales font appel aux organisations non gouvernementales et au secteur privé.
Les acteurs de la société civile sur lesquels les donateurs internationaux s’appuient pour mettre en œuvre leurs programmes d’action, ont toujours beaucoup de mal à accéder aux financements, surtout les acteurs de la région. Comment peut-on pallier à ce problème ?
Je vais me limiter aux financements européens, car ce sont ceux que je connais le mieux. Si vous posez cette question aux responsables européens, ils vous diront qu’ils travaillent jour et nuit pour aider la société civile et l’inclure dans les discussions. Tout cela est vrai, mais ce n’est jamais suffisant. En ce qui concerne la Commission européenne, la question de la longueur et de la lenteur des procédures est récurrente et la rigidité des règlements financiers est très connue.
Ceci dit, force est de constater que la Commission européenne fait des efforts pour devenir plus flexible et soutenir des projets avec des financements plus petits, qui sont plus gérables pour les petites ONG. Mais la tendance reste quand même à débourser de gros fonds car c’est plus facile à gérer pour l’UE, dont les ressources humaines s’amenuisent depuis un certain nombre d’années, ce qui rend compliqué la gestion de beaucoup de petits projets. Il y a un vrai dilemme entre la besoin d’une efficacité administrative d’une côté et de l’autre la volonté de donner des opportunités à un maximum de partenaires dans un pays ou une région. Avec la crise économique et le gel du budget européen, il y une vraie question qui se pose pour les européens sur la modernisation de leur aide et la rendre plus accessible et plus flexible au niveau local.
Parmi les tendances lourdes évoquées dans votre rapport, vous mentionnez une européanisation relative des politiques françaises dans la région. Concrètement, de quoi s’agit-il ?
Je vais vous répondre à travers une anecdote. Une anthropologue expérimentée que nous avons rencontrée à Bamako nous a dit que « les choses ont choses au Mali. Aujourd’hui les blancs ne sont plus les français, et les français ne sont plus blancs ». Cela résume bien ce que nous avons constaté sur le terrain. A Bamako, nous avons rencontré de nombreux blancs qui n’étaient pas français, y compris des américains, et que la présence française est surtout due à la diaspora malienne qui revient au pays ou qui maintient des échanges réguliers entre la France et le Mali.
Au-delà de cette anecdote, on constate que depuis sept ans les français veulent ouvrir le jeu et européaniser la prise en compte des enjeux au Sahel. Les raisons sont multiples : certains soutiennent que l’on peut utiliser l’Europe pour continuer à atteindre des objectifs d’intérêt national français, d’autres pensent que les relations entre la région et le reste de l’Europe sont vouées à se moderniser. Si l’on observe la mission EUTM, on s’aperçoit qu’elle inclut de gros contingents allemands ou espagnols.
L’approche de la sécurité dans la zone sahélo-saharienne semble balbutier entre, d’une part, considérations géographiques, reconnaissant, de l’Atlantique au Darfour, des rive du Sahara à celles de la forêt tropicale, la continuité naturelle entre ses trois grands bassins hydrauliques – fleuves Sénégal et Niger, lac Tchad – et, d’autre part, considérations politiques, suivant les découpages d’Etats parfois préoccupés par d’autres contingences territoriales. Une oscillation source de nombreuses imprécisions, voire conflits d’intérêts. Le développement et/ou renforcement des capacités de la société civile la plus localisée possible, reconnue en ses spécificités toujours particulières, et dotée, en conséquence, d’un puissant programme de financements, clairement distinct des indispensables stratégies nationales et internationales, ne permettraient-ils pas de mieux organiser la sécurité de la continuité naturelle du biotope et de ses peuplements ? Vœu pieux ou option déjà retenue et cadrée, éventuellement en cours de réalisation ?
Agir au niveau local est une option intéressante et qui n’est pas nouvelle. Il se passe plein de choses intéressantes au niveau local, bien sûr ! Des études du LASDEL au Niger ont montré qu’il y avait diverses formes de gouvernance locale liée à l’aide internationale. Le local n’est pas vacciné contre les méfaits de la dépendance à l’aide. Cependant, l’impact - positif comme négatif - est plus direct et plus visible immédiatement.
Connecter les expériences et connaissances passées et en cours au niveau local est une approche suivie par de nombreux spécialistes du développement dans la région. Nous essayons de voir si et comment nous pourrions avoir une quelconque valeur ajoutée à ce niveau.
Le Conseil européen a récemment adopté un Plan d’action régional en faveur du Sahel sur la période 2015-2020 qui met l'accent sur le lien existant entre développement et sécurité. A la lumière de votre analyse, que peut-on attendre de ce Plan d’action? En quoi se différencie-t-elle dans son approche aux initiatives et stratégies qui l’ont précédée? N’y-a-t-il pas un risque de redondances ?
Le plan d’action a le mérite de la transparence et de lancer un message d’approche commune. Ce que nous constatons sur le terrain, c’est que les Européens ont un impact dans la durée qu’il est difficile de prévoir. Parfois les résultats se font sentir au bout de 5 voire 10 ans. Ceci dit, à court terme, nous avons aussi constaté de réels efforts européens visant à plus d’impact. Un des facteurs clés demeure aussi probablement la poursuite de la modernisation de la relation entre d’une part la diplomatie et l’armée française et de l’autre des élites qui ont le pouvoir (économique, politique et symbolique) dans les anciennes colonies françaises.
Comment jugez-vous le rôle et l’implication des institutions africaines au Sahel, et notamment ceux de la CEDEAO? De quelle manière leurs stratégies influent-elles sur l’ensemble des actions menées par la communauté internationale dans cette région? Et quelles sont leurs capacités à mettre en œuvre les stratégies qu’elles élaborent?
Il est difficile de donner une appréciation générale mais ce que nous avons noté, c’est un ensemble de questions sur les capacités et les conditions (techniques, humaines, sociales, culturelles, symboliques, logistiques) de mise en œuvre d’actions de développement. En d’autres termes, beaucoup d’argent a été promis au Sahel, et maintenant il faut trouver les moyens et les opérateurs qui vont traduire concrètement ces engagements dans des interventions qui ont un impact et qui ont du sens pour les populations.
Nous élaborons là-aussi des méthodologies pour intervenir avec une valeur ajoutée, mais cela nécessitera aussi des ressources que nous n’avons pas encore.
De Joshua Massarenti (Afronline.org)
© Les Echos du Mali, L’Enquêteur (Niger), Le Calame (Mauritanie) et L’Autre Quotidien (Bénin)
Note sur l’interviewé
Damien Helly est le chef-adjoint du programme « Renforcement de l’action extérieure européenne » de l’ECDPM (Centre européen de gestion des politiques de développement), un think-tank indépendant fondé en 1986 dont le but était d’améliorer la coopération entre l’Europe et les pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP). Aujourd’hui, son objectif principal est de nouer des partenariats efficaces entre l’Union européenne et les pays en développement, notamment l’Afrique.
Damien est co-auteur d’un récent rapport publié par l’ECDPM et l’Institut d’Etudes et de Sécurité (ISS), « Stratégies Sahel : L’impératif de la coordination ».
Entre 2008 et 2012, Damien était un des chercheurs qualifiés à l’Institut d’Etudes de Sécurité de l’Union européenne (IESUE), en charge des recherches sur la politique de sécurité et de défense commune (PSDC), les activités sur l’Afrique sub-saharienne et les relations Europe-Afrique. Ses activités de recherche portent sur la prévention des conflits, la gestion de crise, les liens entre sécurité, développement et gouvernance, et l’action culturelle extérieure. Il était aussi un des experts en charge de la coordination du programme préparatoire de l’Ue pour l’action dans le domaine cultural dans les relations extérieures en 2012-2013.
Avant de rejoindre l’IESUE, Damien Helly était aussi analyste principal et chef du bureau de l’International Crisis Group (ICG) à Port-au-Prince. Il était aussi en charge du bureau régional de l’ICG pour le Caucase Sud comme directeur du projet en 2003-2004, avant de travailler comme consultant sur la Moldavie/Transnistrie pour la même organisation. En 2005-2006, il a ouvert et géré le bureau de plaidoyer auprès de l’UE pour Saferworld (2005-2006). Damien Helly est titulaire d’un doctorat de science politique de Science Po.