Alors qu’elle était encore enceinte de sa fille Sellem Bouha, les vieilles femmes de la Badya qui s’étale entre le Djebel et la Batha se moquaient déjà de Rbab ; pour elles ce ventre démesurément gonflé et cette tendance marquée à la nonchalance et à la paresse ne laissaient place à aucun doute sur le sexe de l’enfant à naître, il s’agiraità coup sûr d’une fille.
Rbab ne prêtait aucune attention à ces commérages. Elle souffrait beaucoup trop physiquement et moralement pour y réfléchir. Quand les contractions se rapprochèrent, elle se réfugia sur une petite natte au fond de la tente et essaya de pousser sans faire trop de bruit. Mais la douleur la submergea et les cris et prières, implorant Allah qu’il la délivre, ont fini par ameuter toutes les voisines. Une vieille femme, plus endurcie que les autres, fut désignée pour assister la parturiente et jouer le rôle d’accoucheuse. Elle se mit à exercer de fortes pressions sur le ventre de Rbab lui intimant l’ordre de ne pas s’arrêter de pousser au lieu de continuer à crier comme une demeurée. Au terme d'efforts surhumains, Rbab poussa un cri plu aigu que les autres avant de perdre connaissance ; l’accoucheuse se tourna vers les autres femmes en leur déclarant qu’il s’agissait du cri de « sortie de la tête du bébé » et leur annonçant que la délivrance était maintenant proche. En effet, quelques moments plus tard, le silence de la nuit de ce bout du désert mauritanien fut rompu par les cris de la petite fille, car il s’agissait, comme l’annonçait avec malice l’accoucheuse, d’un bébé de sexe féminin : «Réveille-toi ; tu as fait tout ça pour rien, tu as accouché d’une fille… d’une maudite petite fille », assena-t-elle à Rbab qui luttait encore entre la vie et la mort.
La maman de Rbab, présente parmi les femmes, essayait de mettre fin aux remarques désobligeantes que chacune commençait à se sentir libre de formuler : « arrêtez, ce n’est pas le moment pour ce genre de réflexions. Pour moi ce qui compte c’est que Rbab soit vivante et qu’elle ait donné naissance à un bébé vivant et en bonne santé ». Les visages des vieilles femmes montraient leur peu de conviction à l’écoute des déclarations de la grand-mère : dans ces contrées, la venue au monde d’une petite fille n’est guère un motif de satisfaction surtout quand sa mère est divorcée et qu’elle arrive en cinquième position après quatreautres sœurs…
Un agneau pour la fille
L’accouchement n’a, finalement, duré que quelques heures. Enroulée dans une étoffe, la petite commençait à pleurer provoquant la compassion de l’une des femmes présentes qui se proposa pour lui donner le sein en attendant que sa mère soit en état de l’allaiter. La nouvelle a vite fait le tour du campement. Les femmes de la famille entrèrent en conciliabules pour décider ou non d’informer le père qui habitait le campement voisin avec sa nouvelle épouse. En effet, il était important de l’informer car l’accouchement mettait fin à la période d’El Idda, période pendant laquelle la femme divorcée n’a pas le droit de se remarier de peur de confusion sur la filiation de son éventuel nouveau-né. Finalement, on décida de laisser la rumeur se charger de porter la mauvaise nouvelle aux oreilles du nouveau père. Tout le monde imaginait la réaction de ce mari violent qui avait obligé Rbab à tomber enceinte quatre fois en quatre ans avant de la répudier à son quatrième mois d’une cinquième grossesse résultant d’un viol conjugal caractérisé.
Au septième jour après la naissance du bébé, c’est la belle-sœur de Rbab qui venait excuser l’absence de son frère à la cérémonie du « choix du prénom ». Pour marquer la cérémonie, on tua un seul agneau et ce malgré l’abondance du bétail familial. C’est l’usage ici ; la fille ne mérite pas plus d’un agneau alors que la même cérémonie organisée pour choisir le prénom d’un petit garçon aurait vu le sacrifice de nombreuses bêtes dont sûrement un dromadaire ou un bœuf.
Ce fut la tante paternelle qui proposa que le bébé portât le prénom de « Sellem Bouha » (littéralement, « qu’Allah donne une longue vie à son père ») en dépit des protestations de la mère qui ne voyait pas pourquoi devrait-elle prier, à chaque fois qu’elle voudra appeler sa fille, pour que cette homme ait une longue vie après tout ce qu’il lui a fait endurer.
Quand il apprit que Rbab avait mis au monde une cinquième fille, le père de Sellem Bouha fit une moue désabusée et marmonna la formule que tout époux dans sa situation se devait de dire, dans ces contrées du monde : « Tout le monde savait que Yowma n’enfante pas de garçons… ! C’est bien pour cela que je l’ai répudiée ».
Lors de la cérémonie du choix du prénom, les vieilles femmes ont rasé le crâne du nouveau-né en utilisant un outil tranchant. Ses pleurs n’y firent pas grand-chose. Pendant les 90 jours suivants, Sellem Bouha se plaignait de violents maux de ventre mais l’accoucheuse rassura sa mère en lui disant qu’il s’agissait des séquelles de l’accouchement et que le transit intestinal finirait bien par se mettre en place de façon tout à fait naturelle.
Trois mois après la naissance, arrivait le temps de l’excision… Un matin, Sellem Bouha fut écartelée par trois vieilles dames qui maintenaient ses petits membres pendant que l’accoucheuse s’appliquait à éradiquer, à l’aide d’une lame de rasoir, son petit organe, la noyant dans une mare de son propre sang. L’opération dura longtemps tellement l’accoucheuse tenait à venir à bout de ce qui n’est plus que lambeaux de chair et caillot d’hémoglobine. Pour tout traitement postopératoire, l’accoucheuse appliqua une épaisse couche d’emplâtre de sa propre fabrication et qui ne fit qu’attiser la douleur de l’enfant martyre. Quelques jours plus tard, Rbab fut obligée d’emmener son bébé voir un infirmier qui passait ses vacances dans un campement voisin. A la vue de la petite fille et en se fiant à l’odeur qui se dégageait de sa plaie, l’infirmier informa la mère que la « chirurgienne traditionnelle » était allée trop loin dans les organes génitaux de la petite fille et que l’infection était désormais déjà bien avancée. Il lui précisa que la vie de sa fille était en danger et qu’elle devait la faire voir par le médecin du dispensaire le plus proche. Mais très vite l’infirmier se rendit compte que Rbab n’avait pas les moyens matériels d’une telle expédition. Il lui avoua alors qu’il était en possession de quelques traitements mais seulement pour les adultes. Devant la complication de la situation, l’infirmier finit par donner à la mère des gélules en lui indiquant qu’elle devra les fractionner pour en adapter la posologie à l’âge de sa fille. Malgré une période d’adaptation pendant laquelle la petite fille vomissait tout ce qu’elle prenait par la bouche, le traitement donné par l’infirmier finit par venir à bout de l’infection et Sellem Bouha finit par guérir.
Quelques années plus tard, une classe de primaire fut ouverte au sein du village voisin. Tenant à y inscrire ses filles, Rbab y déménagea dans des conditions difficiles. Alors que ses sœurs ainées n’en tirèrent pas grand-chose, Sellem Bouha trouva dans cette classe une occasion unique de s’épanouir et de prouver l’acuité de son intelligence. Très vite repérée par ses instituteurs, elle fut régulièrement première de sa classe puis en tête du redoutable « Concours d’entrée en sixième ». Mais le problème est qu’il n’y avait pas de collège à moins de 100 kilomètres de son village et déménager était inconcevable, compte tenu de la situation de sa mère.
Du foyer à la tombe
Du haut de ses dix ans, Sellem Bouha a su gérer avec intelligence les connaissances acquises à l’école et par l’éducation familiale. Cette éducation familiale était, le plus souvent, réduite aux recommandations et remontrances qui lui assène sa tante paternelle : « ne pas élever la voix », « rester couverte », « la femme, c’est de son foyer à sa tombe », « la femme est une motte de terreinerte, dans laquelle l’homme enterre ses secrets et ses autres effets ». Elle lui répétait aussi que « les femmes peuvent être les paillassons pour les plus odieux des hommes mais aussi des coiffes pour les plus valeureux ». Sellem Bouha ne comprenait pas toujours le sens caché de ces maximes mais pressentait qu’elles étaient censées la préparer à quelque chose lié à son avenir. Elle comprenait qu’elle devra endurer certaines choses en silence et avec discrétion. Son cousin, le fils de sa tante paternelle, n’hésitait pas à la narguer en lui faisant remarquer qu’il avait tout alors qu’elle n’avait rien. Il était considéré par les autres membres de la famille, il avait son indépendance. Même sa ration de lait était supérieure à la sienne. Parfois il la provoquait, la frappait et procédait sur elle à des attouchements qu’elle était obligée de taire et de dissimuler. Même le vieil instituteur, sous prétextes divers et variés, s’intéressait aux formes de son corps encore très peu dessinées. Il lui faisait parfois mal et quand elle faisait semblant de protester, le vieux vicieux transformait la situation en scène de correction éducative.
A l’issue de toutes ses épreuves, la voilà à la fin de ses études primaires, prête à affronter une nouvelle phase de sa vie.
Rbab a tout essayé pour trouver une solution à cette nouvelle situation. Elle finit par se résoudre à l’idée de déléguer l’une de ses connaissances pour entretenir son ex-mari de la situation de sa fille et lui demander s’il ne pouvait la prendre avec lui pour qu’elle continue ses études au sein du collège qui jouxte sa boutique. Mais le père de Sellem Bouha avait d’autres chats à fouetter. Il ne répondit même pas à la requête de Rbab. C’est après une année perdue pour la scolarité de sa fille qu’il finit par se manifester. Il informa son ex-femme qu’il venait les voir en compagnie de l’un de ses amis et cousin, commerçant en Afrique noire.
Après une longue attente, le père de Sellem Bouha arriva dans la voiture de son cousin. Rbab les reçut avec tout le faste que lui permettaient ses maigres moyens. Mais quelle ne fut sa surprise quand elle vit que son ex-mari demandait à toutes ses filles de venir « saluer leur parent ». Intimidées, les filles se pressaient les unes contre les autres et chuchotèrent un inaudible bonjour puis se retirèrent. Alors, le père demanda de rester seul avec la mère qui, c’est le moins qu’on puisse en dire, ne le portait pas dans son cœur.
Sur un faux ton de confidence, le père dit à son ex-femme que son cousin, commerçant de son Etat, riche et plus âgé que lui-même avait demandé à se lier à la famille par les liens du mariage. Lors de la venue des filles pour le saluer « son œil avait été accroché » par Sellem Bouha, la benjamine des filles.
Devant la désapprobation de Rbab, le père de Sellem Bouha sortit son grand jeu, pestant, éructant et menaçant son ex-femme des pires châtiments si elle tentait de se mettre en travers de son projet. Après tout, lui dit-il, c’est lui le tuteur légal de Sellem Bouha et il n’a besoin ni de son consentement ni celui de sa mère pour la marier à qui il veut. Il n’a même pas besoin de la présence de l’une ou de l’autre pour procéder à cette union qu’il célèbrera chez lui très rapidement. Il laissera, par la suite, à son gendre le soin de venir chercher son épouse. Devant cette détermination, Rbab ne put rien objecter. Elle formula juste un dernier souhait qui est que son ex-mari se charge d’annoncer la nouvelle à sa fille, ce qu’il fit sur le champ en convoquant Sellem Bouha et en lui disant, après un temps d’hésitation : « Je vais te marier et ton cousin viendra pour t’emmener où il voudra… ». Pauvre Sellem Bouha ! Elle ne comprit pas tout de suite et ne retint que la dernière partie de la phrase de son paternel. Elle avait compris qu’elle allait voyager et pensait que c'était pour aller poursuivre ses études, interprétation qu'elle s'empressa de répandre parmi ses sœurs. Mais, dissipant tout malentendu, son père la fit venir de nouveau et lui répéta qu’elle accompagnerait son mari et qu’il ne serait plus jamais question de poursuivre des études. "Non, non, non!" commença-t-elle à crier, mais elle fut stoppée nette par une gifle qui s’abattit sur son visage de la part de son père : « Celle-là t’apprendra à savoir parler aux hommes…voilà ce que donne l’éducation quand elle est menée par des femmes… », lui dit-il.
Mariée sans son consentement
Sur ces entrefaites, le"jeune" marié vieux cousin se pointa pour dire au revoir et prendre congé de ses hôtes. Il marmonna quelques formules d’approbation devant la fermeté de son futur beau-père avant de monter en voiture. Le soir même, Sellem Bouha fut mariée sans son consentement et sans le consentement de sa mère. Commençait alors un autre épisode de sa misérable trajectoire.
Une semaine plus tard, le mari de Sellem Bouha se présenta devant sa mère à laquelle il demanda de préparer la petite car il comptait l’amener à Nouakchott, puis à Banjul où il tient son commerce. Un refus catégorique fut opposé à la demande de Rbab de lui donner un peu plus de temps et de reporter ce voyage pour l’année prochaine. Devant le peu de coopération de Rbab, le commerçant demanda aux cousins qui l’accompagnaient de finir le travail et de charger la petite avec ou sans bagages et c’est dans les sanglots que Sellem Bouha quitta sa mère sans aucune garantie de la revoir un jour.
Ainsi, le commerçant avait versé le prix de Sellem Bouha à son père laissant Rbab se débattre dans sa misère avec ses quatre autres filles. Au fond d’elle-même, elle avait souhaité que ce mariage, contre lequel elle avait essayé de se lever sans succès, finisse par ouvrir de nouveaux horizons pour Sellem Bouha. Elle ne put influer sur le cours des choses. La société, la bienséance, la jurisprudence, la loi, tout s’est ligué contre elle, l’a marginalisée, à l’instar de toutes les victimes du monde… telle est la dure la réalité, et la conséquence de la soumission.
A Banjul, Sellem Bouha n’était pas la seule épouse de son mari. Elle était la quatrième avec trois autres dont une africaine et une autre très âgée et montrant une très grande bonté. Cette dernière épouse, qui paraissait plus âgée que sa propre mère, était la véritable maîtresse de maison mais était gravement malade.
Très vite le mari se mit à assouvir ses pulsions sexuelles avec le corps de Sellem Bouha. Quand elle essayait de lui résister, il la rouait de coups et l’humiliait des plus viles manières. Elle le détestait comme jamais elle ne pensait pouvoir détester personne. Il la traitait avec un sadisme consommé et ne reculait devant le moindre fantasme. Quant à son rêve de poursuivre des études, elle comprit rapidement qu’il valait mieux ne plus y penser…
Quelques mois après, la doyenne des épouses décéda. L’épouse africaine fut répudiée et la troisième remise dans sa famille. Sellem Bouha se retrouva toute seule en tête-à-tête avec le vieux mari vicelard et aigri. Au lieu que cette situation fit d’elle la maîtresse d’une maison où elle était l’unique femme, elle se retrouva dans le rôle de l’esclave, bonne à tout faire. Très vite, il fit entrer une nouvelle et obligea Sellem Bouha de la servir à son tour. Mais, visiblement, son corps n’en pouvait plus et, à partir de ce moment, sa santé commença à décliner et à se détériorer très rapidement. Faisant venir un docteur, le mari s’entendit dire que sa jeune épouse était atteinte du Syndrome d’Immunodéficience Acquise (SIDA) et que lui seul aurait pu le lui transmettre…Il se décida alors à préparer le retour de la malheureuse Sellem Bouha vers son pays après avoir acheté le silence éternel du médecin.
Sellem Bouha s’abstint de faire préciser son statut par son mari ; était-elle répudiée ou non ? Pour elle, le mariage fut un calvaire et le divorce ne pouvait pas être pire. Pour elle la vie était une succession de malheurs, de violences et de déceptions. Une seule chose la maintenait en vie, l’espoir de revoir sa mère et ses sœurs avant que la mort ne les sépare comme les avait séparées la vie…
Juste avant le voyage du retour, Sellem Bouha fut soumise par son mari à quelques séances de torture physique et morale pour s’assurer de son silence absolu. Il ne faudrait en aucun cas avouer la vérité sur sa maladie à quiconque ni faire allusion aux traitements qu’il lui faisait subir en exil. Le châtiment dans ces cas pourrait, lui dit-il, allait jusqu’à l’ablation de la langue ou l’empoisonnement. En fait, il refusait de se rendre à l’évidence que sa vie était arrivée à son terme et qu’il n’aura pas besoin de toutes ces menaces et injonctions…
De retour à son campement, Sellem Bouha trouva qu’il s’était transformé en un petit village. Elle trouva sa mère alitée dans un petit hangar en branchages et pailles qu’elle partageait avec un vieux vendeur de charbon qui, paraît-il, l’avait épousée. Quant à ses quatre sœurs, son père avait réussi à rééditer avec elle le même scénario qu’il avait expérimenté avec elle ; chacune a été enlevée par un mari vers une destination de non-retour. A la vue de sa fille, Rbab a esquissé un sourire avant que les larmes des deux femmes ne se mêlent dans une émouvante démonstration de joie et de tristesse à la fois. Quelques jours après, la santé de Sellem Bouha se détériora de nouveau puis elle entra dans le coma, l’antichambre de la mort. Sa mère ne mit qu’un mois pour la rejoindre.
Ainsi en va-t-il de la vie et la mort, en Mauritanie, une tragédie faite de misère, de larmes, d’oubli et de poussière.
« Une telle »
Traduction de Mohamed Baba d’après un texte écrit en arabe par une anonyme et publié sur ErrayElmoustenir (http://arayalmostenir.com/node/803)