Conjuguer le passé au présent

21 May, 2015 - 02:58

Pour injuste, inappropriée et diffamante qu’elle soit, l’accusation portée, par Fox News et consorts, à l’encontre de Maata Moulana (1), porte à réflexion. Au-delà de l’escroquerie perpétrée et en-deçà des possibles visées politiques à plus ou moins long terme, développées loin de nous – la fameuse « main de l’étranger » réputée responsable de tous nos maux – la Mauritanie, en général, et son système traditionnel d’enseignement religieux, en particulier, ne sont pas totalement innocents de ce dont on les accable. Un certain nombre d’activistes violents, repérés en Afghanistan ou, plus récemment, dans les rangs d’AQMI, voire de l’EI, sont bel et bien passés par le filtre, à défaut de Maata Moulana, de telle ou telle autre de nos mahadras, sans que celles-ci ne soient parvenues à adoucir les instincts et/ou révoltes de ceux-là. Posons-nous la question : les aurait-elle plutôt nourris ?

Ecartons, tout de suite, les rares mosquées où retentirent ouvertement, de la première guerre du Golfe à l’attaque de Tourine (Septembre 2008), les appels au jihad armé. Le coup d’Etat d’Ould Abdel Aziz (Août 2008) aura eu ce mérite de mettre un terme – définitif, on l’espère – à ce qu’il restait, depuis le coup de Lemgheïty (Juin 2005), des pignons sur rue que tenait cette propagande éhontée. Quelque réel fût leur impact sur la radicalisation de telle ou telle jeunesse en perte de repères, il faut ratisser beaucoup plus large pour comprendre le terreau où ces prêches incendiaires ont pu germer. C’est dans ce même souci qu’on ne s’étendra pas, non plus, sur les prédications exogènes, wahhabites ou autres, qui se sont développées sur le sol mauritanien depuis les années soixante-dix. C’est dans ce sol même qu’il faut chercher.

 

De la lettre à l’esprit

L’exemple suivant illustrera fort bien mon propos. Depuis ma conversion à l’islam, j’ai dû prier, à Nouakchott, dans plus de deux cents mosquées différentes, au hasard de mes déplacements. J’en ai fréquenté certaines plus d’autres. J’ai été particulièrement frappé, dans celles d’obédience soufie on ne peut plus éloignées de l’agitation mondaine, de l’inamovibilité des prêches de Joumoua. Mot à mot identiques à eux-mêmes, depuis des décennies. Un discours lisse, conventionné, s’interdisant toute allusion aux péripéties, notamment politiques, de l’actualité, une sorte de quiétisme on ne peut plus rassurant pour les pouvoirs en place. S’y répètent des formules apprises, par cœur, de divers vénérables manuels antiques, Saint Coran et recueils de hadiths, bien sûr, mais aussi ouvrages de fiqh et autres productions sapientales entrées dans le panthéon de nos imams.

Parmi ces expressions tout droit tirées de conjonctures passées, certaines n’ont manifestement qu’un rapport très lointain avec notre monde contemporain et sont, même, très préjudiciables à son entendement et à une bonne intelligence de nos actions. A cet égard, implorer Dieu de nous accorder « la victoire sur nos ennemis (2) », une prière ressassée depuis mille quatre cents ans, reste bel et bien d’actualité ; mais certainement pas « l’asservissement de leurs femmes et enfants » : encore socialement compréhensible, il y a deux siècles, une telle prière est totalement dégondée de notre époque. A l’inverse, le public des mosquées gagnerait beaucoup à se voir rappeler certaines invocations, coraniques ou autres, où transparaît, nettement, l’humanisme musulman. Celui-ci fut aux sources mêmes de l’humanisme occidental. Mais qui a conscience, en Mauritanie, de cet indubitable fait d’histoire ?

Préférer traiter la qotba de Joumoua en tribune du passé plutôt que de l’actualité n’empêche pas de valoriser le plus approprié de notre mémoire, pour mieux agir aujourd’hui. La même observation prévaut, mille fois plus, dans l’enseignement à l’école dite « profane » ou « moderne » où l’éducation à l’islam (tarbiya al islamiya) – ciment de la nation mauritanienne – est censée se conjuguer harmonieusement à l’éducation citoyenne internationale. Sans entrer, en l’espace réduit d’un tel article de sensibilisation, dans le détail des anachronismes et autres hiatus qui émaillent, en Mauritanie, cet enseignement, une nouvelle fois conçu mécaniquement, disons que leur fréquence est suffisamment conséquente pour appeler à une révision soignée du contenu de son programme et, plus encore, du privilège outrancier accordée, dans ses méthodes, à la mémorisation sur la réflexion critique.

 

Cultiver le sens critique

Si l’on peut concevoir, a contrario, que l’enseignement dispensé dans les mahadras soit obligé, compte-tenu du volume de connaissances requis pour en obtenir diplôme, de placer la mémorisation en pôle-position, de nombreux faits d’actualité démontrent les carences du système. Il ne suffit plus, aujourd’hui, d’avoir ingurgité, en sus du Saint Coran, un certain nombre de volumes de grammaire, lexicologie, droit, hadiths et autres tafsirs, pour émettre des avis pertinents, utiles à la communauté des croyants et, plus généralement, à l’Humanité. A cet égard, entendre de présumés « savants » musulmans déclarer que la Terre est plate, qu’on peut calculer la distance de celle-ci à la lune à partir d’un hadith du Prophète (PBL) ou qu’il est licite de mettre en esclavage les épouses et enfants de combattants ennemis, ridiculise les diplômes qu’ils disent avoir obtenus.

Il est assez savoureux que ce soit auprès d’un des plus fidèles élèves d’Ibn Tamiyya, si souvent cité mais, hélas, trop parcellairement, par les plus pointilleux littéralistes, qu’on voit rappelée, avec le plus de netteté, la fonction essentielle de la Chari’a, « toute justice, miséricorde et bien » : servir l’intérêt des gens, en cette vie et vue de l’autre. Et Ibnou Qayyim de préciser : « Toute sentence qui tendrait à l’injustice, la non-miséricorde ou au mal n’est pas de la Chari’a » ; puis, plus loin, « ne pas risquer engendrer pire est une des conditions au bannissement du mal […] ». Le chapitre de son ouvrage en deux tomes – « Informations pour les signataires au nom de Dieu » – s’intitule « La fatwa selon les temps, les lieux, les situations, les intentions et les traditions ». Un titre qui rappelait, au 14ème siècle, une nouvelle fois après maintes autres, les récurrentes recommandations coraniques et prophétiques : c’est bien au regard des conjonctures, des sciences profanes et des perspectives, ouvertes par les unes et les autres, que se déchiffrent les traditions, permettant, ainsi, de toujours garder vivant – c’est-à-dire ouvert, dans ses plus justes limites – le chemin qui ramène à l’Un, tout à la fois Source et Fin. La question qui se pose au musulman n’est donc pas de freiner la marche de l’Humanité mais de l’éclairer.

Entre les néons aussi éblouissants qu’artificiels des métropoles consuméristes et les lueurs des traditionnelles chandelles des plus conservatrices de nos mahadras, il existe tout un panel d’illuminations. On peut cependant distinguer une frontière d’esprit, en cette subtile variation, entre celles qui entendent conjuguer le passé au présent et celles qui s’acharnent au contraire. L’effort des premières est sans commune mesure avec celui des secondes. Conjuguer le passé au présent – qui n’est, évidemment pas, réécrire le passé, voire le falsifier ou le gommer, mais bien en extraire l’actuel – implique, en effet, de connaître l’un et l’autre. L’inverse peut se contenter de marcher à reculons, les yeux braqués sur l’hier, et s’y croire bardé de certitudes. Alors que l’apprentissage du présent signifie tâtonnements, expérimentations, acceptation et gestion de l’incertitude. Une attitude qui n’est pas sans conséquence dans la conduite des enseignements.

 

Ponter les enseignements

Si celui des mahadras les plus portées à se réformer doit rester centré sur l’apprentissage de la mémoire, il lui faut, cependant, s’aménager des moments conséquents – un tiers de son temps hebdomadaire serait une bonne mesure – à l’ici et maintenant : il s’agira d’y développer l’effort d’observation, l’usage des capacités sensorielles et critiques, l’entendement des concepts modernes. A l’inverse, l’enseignement des écoles « profanes » ne devrait consacrer guère plus du tiers de son temps à l’exercice de la mémoire, construisant ainsi l’essentiel de ses apprentissages sur le dynamisme sensoriel, la découverte du milieu, le tâtonnement expérimental et l’activité critique.

La mémoire implique le stockage d’informations. La bibliothèque est son outil de prédilection. Le dynamisme sensorielle nécessite, lui, des outils, des ateliers et des laboratoires. On voit ainsi poindre des priorités d’équipement spécifique aux deux types de formation. Mais on peut y déceler, également, des possibilités de rencontre : une même bibliothèque, diversement achalandée, tout aussi accessible aux élèves en sciences sacrées que ceux en sciences profanes ; des ateliers et laboratoires itou. A l’échelle de la commune ; mieux : du quartier, de la moindre localité ; c’est concevoir ainsi des lieux – et, donc, des temps – de rencontre entre apprenants de tous horizons. Une stratégie aisément renforcée, dans la pratique, par des joutes régulières – mensuelles, par exemple – où les élèves des deux types d’école auraient à se mesurer, comparer leurs points de vue, creuser des chemins de rencontre, autour de situations les impliquant, de concert, dans la vie de la cité…

Certes, les experts en lutte contre le terrorisme, notamment celui à visage islamique, sont confrontés à un sérieux dilemme : efficaces, ils perdent leur gagne-pain. Admettons, cependant, qu’ils aient prévu leur inéluctable reconversion et s’engagent, résolument, dans la cicatrisation définitive des plaies terroristes. Nul doute qu’ils entendent, alors, la pertinence des idées évoquées tantôt. Il ne leur restera plus qu’à concrétiser leur décision, en appuyant, notamment et résolument, la réalisation de tels projets d’osmose. A Maata Moulana, par exemple, puisque c’est, justement, dans cette voie que s’est engagée la célèbre cité éducative de notre Trarza national…

 

Ian Mansour de Grange

NOTES

(1) : Voir nos articles : lecalame.info/?q=node/1862 ; lecalame.info/?q=node/1943 et lecalame.info/?q=node/2018

(2) : Ne portons-nous pas, en chacun de nous, les plus dangereux d’entre eux ?