Dans quelques heures, ce sera la marche des Haratines... 55 ans après la naissance de notre pays, il faut encore marcher, marcher, protester, exiger... Comme si pendant ces 55 ans, les lignes n'avaient pas tant bougé que cela, malgré les lois anti esclavage, malgré les discours, malgré l'évolution des mentalités.
Depuis 1978, la naissance d'El Hor et l'irruption sur la scène politique, dans le champ des revendications, les Haratines ont pris, peu à peu, conscience d'un fait absolu : ils sont un résumé de nos sociétés, le miroir au travers duquel elles se sont forgé une vision. Ils sont le révélateur de nos fractures profondes, de ce qui ne va pas, de ce qui n'a pas fonctionné. Pendant des décennies le «courage» politique s'est cantonné à un millefeuille de lois, rarement appliquées, souvent contournées. Entre la loi et les réalités du terrain, le fossé n'a cessé de se creuser. Comme nous ne disposons pas de statistiques officielles sur le nombre de Haratines en Mauritanie, on feint d'ignorer une vérité pourtant flagrante : la population de notre pays est, au moins pour moitié, d'origine servile. Dedans, je compte, non seulement, les Haratines mais aussi les descendants d'esclaves dans les autres ethnies. 55 ans après l'Indépendance, ces populations d'origine servile sont toujours en situation d'extrême précarité.
Nous voilà citoyens d'un pays qui n'a pas empoigné, à bras le corps, avec un vrai courage, cette triste réalité, qui a « couvert » les maîtres, au détriment des esclaves, qui a tenté de sauver les apparences, en déclarant l'esclavage hors-la-loi mais qui n'a pas agi fermement, pour que tous ces Haratines, ces affranchis, aient leur place, pleine et entière, dans notre manière de fonctionner, de gouverner...
Ces Haratines font tellement partie de nos paysages mentaux que nous avons infantilisé ces femmes et ces hommes. Ils sont dans toutes les maisons. Dans toutes les familles, êtres humains non-soumis à la même égalité de droits et de traitements. Nous les côtoyons tous les jours. Ils sont nos boys, nos bonnes, nos manœuvres, nos ouvriers dans les palmeraies, nos petits « dibiteurs », nos marchands d'eau...Chaque famille connaît l'histoire de la nourrice hartania, celle aux seins de laquelle beaucoup ont tété. Ils sont les spécialistes des chants religieux, le Medh. Ils sont partout, dans les quartiers pauvres comme dans les quartiers riches, entassés sous des abris de fortune, gardiens de nos maisons, de nos immeubles en construction. Ils sont là, partout, n'ayant pas encore fait le deuil de leurs racines, racines qu'on retrouve dans la musique, dans le parler, même si, en apparence, ils sont beydhanes, culturellement. Ils sont entassés dans les ghettos de nos villes, regroupés dans les adwabas, réunis en villages exclusivement constitués de Haratines. Ils sont pauvres parmi les pauvres. Non pas que les « libres » ne soient pas jamais pauvres. Ils sont pauvres parmi les pauvres, parce qu'ils n'ont pas un passé de « possédant ». Ils ne peuvent faire valoir des droits ancestraux sur des terres, des palmeraies. Ils n'ont pas de mémoire de « possédants », eux qui ne furent que « possédés », biens propres, échangeables, punissables.
L’État leur a accordé la liberté et les a lâchés dans la nature, sans véritables programmes de réinsertion économique. Sans moyens d'assumer sa liberté, un ancien esclave reste un esclave. Malgré lui. On a ergoté sur les compensations financières à verser aux anciens maîtres, comme s'il devait y avoir compensation pour avoir possédé du bétail humain. Sorte de prime vertueuse à l'hypocrisie et à l'inadmissible... Comme si l’on devait « compenser » ce qui fut haram... Car l'esclavage pratiqué chez nous fut bien haram. Il aura fallu 55 ans, aux oulémas de ce pays, pour l'admettre, enfin.... 55 ans à ajouter aux centaines d'années de silence sur une pratique honteuse et dévoyée.... Des siècles de tromperies, de mensonges, de petits arrangements avec le Message de l'islam... Des siècles durant lesquels nos tribus d'érudits ont menti...
Il faudra bien un jour que nos gouvernants demandent pardon, pardon au nom de l'Humanité, pour ce crime d'esclavage. Il faudra bien que nous demandions pardon, pour ces siècles de souffrances imposées. Il faudra bien que nous demandions pardon, pour avoir laissé perdurer l'infamie, ajoutée à l'infamie, en abandonnant les anciens esclaves à leur sort, après que la loi les a rendus libres. Ce ne sont pas quelques programmes alimentaires qui rendront, à ces femmes et à ces hommes, leur dignité et leur offriront une place, pleine et entière. Il faut lancer des enquêtes, mettre des chiffres sur un fléau, reconnaître que les plus gros bataillons de la misère, chez nous, sont constitués par les Haratines. Qu'ils cumulent toutes les carences : non-accès à l'éducation, non-accès à l'insertion économique, non-accès à la santé...
Ce n'est pas faire du communautarisme que de dire cela mais reconnaître que les Haratines méritent des programmes particuliers car tout est à offrir, tout est à construire. Nous avons un devoir particulier envers les anciens esclaves, un devoir de construction, un devoir d'acceptation de leur pleine et entière citoyenneté. Nous devons arrêter de les voir agoniser dans les adwabas, accrochés à la survie et aux programmes d'aides alimentaires. Nous devons en faire des citoyens comme les autres et leur permettre de vivre, enfin, une liberté chèrement acquise.
La liberté qui leur fut octroyée n'est pas une faveur, elle est un droit inaliénable, celui de la dignité humaine. Il faut dépasser les mots et les déclarations vertueuses devant toutes les organisations internationales. Les Haratines sont les damnés parmi les damnés, esclaves traditionnels devenus esclaves modernes, enterrant leurs rêves de liberté dans l'exploitation économique.... Si rien n'est fait, hormis la parole, nous irons vers l'explosion. Personne n'entend donc le désespoir, la colère, la rage ? Personne n'entend donc ces frustrations qui s'accumulent ? Si nous n'entendons pas, notre pays court vers une révolte des Haratines. Et nous ne pourrons pas dire : nous ne savions pas... Pour savoir, il suffit d'aller au fin fond de Dar Naïm, à Hay Sakine, à Tarhil, dans les adwabas... entendre cette colère qui court...
Ce pays, notre pays, s'est construit à la sueur des esclaves. Il continue à se construire à la sueur des affranchis. Ce pays, ce ne sont pas les grandes familles ou tribus nobles qui l'ont construit : ce sont les esclaves, par leur travail, par leur exploitation, par l'usage de leur force de travail... Chaque palmeraie, chaque ville, chaque village, chaque champ porte inscrit, en lui, les noms de ces damnés qui y ont travaillé de force. Alors oui, il faut marcher, marcher encore, exiger et dire que, sans programmes économiques ambitieux, rien ne sera jamais réglé... que, sans l'éducation, les mentalités resteront les mêmes, que, sans l'application sévère de la loi, tout continuera, dans une belle hypocrisie générale.
Mariem mint Derwich