Diverses ONGs étrangères d’aide au développement sont actives en Mauritanie. Soumises au Code local de travail, elles sont aussi très dépendantes des financements de leurs projets. Non sans incidence sur l’emploi de leur personnel. Une situation propice à des comportements équivoques, voire outranciers ? L’affaire Counterpart met en lumière de telles problématiques. Après la première partie de notre dossier, publiée dans ces mêmes colonnes le mois dernier (n°930 du 13/05/2014), voici la seconde.
Après avoir relevé les manquements à la loi mauritanienne, dans les procédures de licenciement et de réembauche de Conterpart-International, au cours de l’année 2013, nous achevions la première partie de notre dossier, sur la probabilité d’une responsabilité strictement personnelle du représentant en Mauritanie de cette ONG américaine. Mais il existe une autre hypothèse. Elle est tout aussi pertinente, sinon plus. Il est, en effet, objectivement impossible que Couterpart-International n’ait pas remarqué qu’aucun des quinze employés qui formaient Counterpart-Mauritanie, en février 2008, ne font partie des quinze réembauchés, en novembre 2013, après une cessation d’activités de moins de soixante jours. La suspicion d’une manœuvre orchestrée, depuis le siège, afin de contourner la loi mauritanienne qui vise à protéger les droits des travailleurs, notamment leur ancienneté, est fondée sur cet incontournable constat. En cette hypothèse, monsieur Kenfack n’aurait été nommé, en 2011, que pour désorganiser, tout d’abord, l’équipe existante, en faisant miroiter des promotions à des employés subalternes, engagés sur le tard ; en éloignant, progressivement, l’ancien staff de tout contrôle sur les procédures de licenciement ; avant d’ignorer, enfin, la volonté, explicite, des plus anciens à négocier leurs légitimes droits, lors des procédures de réembauche.
La question du pourquoi se pose. Les résultats de Counterpart-Mauritanie plaident, de toute évidence, pour la qualification de l’équipe initialement en place. Celle-ci n’est coupable d’aucune faute professionnelle. Elle est, bien au contraire, à féliciter hautement. Dès lors et dans l’hypothèse où toute cette affaire ne soit pas imputable aux seules incompatibilités d’humeur de monsieur Kenfack – hypothèse qui, nous l’avons vu dans notre précédent article, renvoie directement à un licenciement abusif, avec toutes les conséquences juridico-financières que cela implique – il faut donc admettre que la contrainte économique soit le seul argument opposable, par Counterpart-International, à son contournement de la loi mauritanienne : la continuation de son action en Mauritanie, dans la situation actuelle de ses finances, mettrait l’ONG dans l’impossibilité de conserver les plus compétents et anciens de ses employés locaux.
Faut-il insister sur le désaveu que le propre Manuel de déontologie de Counterpat-International inflige à cet état de fait ? Au moins deux de ses exigences fondamentales – la transparence et la légalité – se voient ainsi bafouées, en cette affaire. A cet égard, les extraits suivants dudit manuel parlent d’eux-mêmes : « […] transparence, ce qui signifie que Counterpart s'engage au principe d'emploi non-discriminatoire et d'égalité des chances ; […] légalité, ce qui signifie que Counterpart se doit de respecter et se conformer aux lois des pays dans lesquels il opère […] ». Et le document de pousser le scrupule au plus haut point : « L’éthique englobe non seulement la conformité avec la formulation de la loi mais, aussi, avec l'esprit et l'intention de la loi ». Il sera bien difficile de démontrer que la réembauche, pour des postes analogues, de personnel a priori moins qualifiés, sinon, à tout le moins, de moindre ancienneté que ceux qui étaient à l’œuvre, moins de soixante jours plus tôt, soit conforme avec l’esprit et l’intention de la loi mauritanienne, en la matière…
« La réputation de Counterpart dépend de sa conduite éthique », tient encore à préciser le Manuel de déontologie de l’ONG. Mais il n’en va pas seulement de la réputation de Counterpart. Les USA sont également impliqués. Car, avant d’être International, Counterpart est bien une organisation de la société civile étatsunienne. Dans quelle mesure le gouvernement fédéral américain peut-il accepter qu’une structure officiellement agréée par ses services bafoue la loi d’un pays ami où les USA disent s’employer à développer l’Etat de droit ? Le courrier que nous avons adressé à l’Ambassade des USA en Mauritanie (voir ci-contre) est resté, à ce jour, sans réponse. Un silence en forme de soutien implicite au déni de droit commis par Couterpart envers ses employés licenciés ?
Des lacunes dans la réglementation
Au-delà de ces légitimes questionnements, l’affaire Counterpart met sur la sellette le fonctionnement même de nombre d’ONG d’aide au développement. Dans leur grande majorité, elles sont variablement dépendantes de financements extérieurs. A priori, ceux-ci sont programmés de longue date. Leurs montants et leur durée sont précisément connus. Certes, il y a des aléas et la désinscription de la Mauritanie, en 2011, de la liste des pays prioritaires de l’USAID est peut-être de cet ordre. Mais, il y a largement de quoi moduler les interventions, de façon à éviter le genre de situations auxquelles Counterpart-Mauritanie a dû faire face, en 2013.
Le premier niveau relève de la définition de la présence d’une ONG en tel ou tel pays. Action conjoncturelle, strictement associée à un programme dont elle ne maîtrise aucun paramètre financier ? Ou action structurelle, impliquant la mise en place d’une structure locale pérenne ? La loi mauritanienne doit exiger une réponse claire de chaque ONG, sanctionnée par un accord de siège exactement adapté à la situation. Dans le premier cas, les contrats d’embauche locale, pour réaliser l’action, ne peuvent être qu’en CDD, si leur durée n’excède pas deux ans. Au-delà, le statut de CDI ne convient pas, dans la mesure où il est clair que le contrat est forcément limité dans le temps. Nous reviendrons plus loin sur ce point qui demande un travail spécifique du législateur mauritanien.
Dans l’hypothèse où l’action est reconnue structurelle, l’ONG qui la mène devrait apporter la preuve qu’elle maîtrise la pérennité du fonctionnement de son siège local. Un certain nombre d’emplois stratégiques essentiels, comme la comptabilité, la gestion des ressources humaines et la coordination avec les partenaires locaux, administration en tête, doivent être assurés en permanence, quels que soient les aléas des ressources allouées aux programmes spécifiques pris en charge, par l’ONG, sur financements exogènes. A cet égard, il existe des moyens sûrs, comme le recours au waqf (1), qui permettent de mettre en place, à partir d’un financement exogène initial, des ressources régulières susceptibles de répondre, efficacement, à cette problématique.
Revenons, à présent, sur la notion de contrat à durée indéterminée mais limitée. Le principe serait d’accorder, à l’employeur, des possibilités d’embauche de type CDD, pour des durées supérieures à deux ans, dans le cas, très précis, d’un emploi manifestement voué à disparaître, par défaut, inéluctable mais pas forcément défini dans le temps, de financement. Comment assurer, alors, à l’employé, des compensations légitimes à la perte des avantages liés au CDI ? Sans rentrer dans des considérations techniques hors des limites d’un tel article, disons, simplement, qu’il s’agirait de mettre en œuvre, au-delà des deux années classiques de contrat CDD, un système de primes mensualisées, suffisamment motivant pour résoudre, a priori, tout conflit ultérieur entre les parties, en cas de licenciement économique motivé.
Tout ceci, bien évidemment, n’affecte, en rien, la légitimité de l’action en justice entreprise par les salariés de Conterpart-International, quant aux procédures de licenciement et de réembauche suivies en 2013, par cette ONG. Que les irrégularités constatées soient imputables au représentant local de celle-ci ou aux imprécisions gestionnaires de son siège central aux USA, leur illégalité a détruit la réputation économique du licenciement de ces travailleurs mauritaniens ; licenciement que le juge de fond ne manquera pas de qualifier d’abusif. Une fois les plaignants dédommagés et/ou réintégrés, il restera, alors, à examiner, posément, les voies et moyens d’éliminer définitivement ce genre de conflit qui ternit le travail d’une ONG étrangère dévouée au bien-être de nos populations ; décrédibilise son gouvernement, dans son action en faveur de l’Etat de droit en Mauritanie ; et appelle le nôtre à une protection mieux assurée de ses citoyens occupés à des emplois instables.
Ben Abdallah
NOTE
(1): Le waqf ou Immobilisation Pérenne de la Propriété (IPP) consiste à immobiliser, définitivement, la propriété d’un capital quelconque et à en organiser la gestion pérenne, en attribuant la rémunération du capital à une œuvre d’utilité publique : le fonctionnement pérenne du siège local d’une ONG de développement en Mauritanie, dans le cas ici évoqué.
ENCADRE : LES LETTRES DU CALAME A L’AMBASSADE DES USA ET A COUNTERPART-INTERNATIONAL
A monsieur l’ambassadeur des Etats-Unis d’Amérique
En résidence à Nouakchott – République Islamique de Mauritanie
Excellence,
Nouakchott, le 26/04/2014
Le journal « Le Calame » a été saisi, le mois dernier, d’un problème entre des citoyens mauritaniens et le représentant de Counterpart International, une ONG états-unienne d’aide au développement qui les employait. Après enquête, il semble bien que les plaintes de ces citoyens soient fondées.
Il nous a cependant paru nécessaire de différer la publication de nos conclusions. Le travail des ONGs d’aide au développement porte naturellement au respect et nous avons, donc, adressé le courrier ci-joint au siège de Counterpart aux USA, en les priant de faire connaître, sous dizaine, leur position officielle sur cette affaire. A ce jour, nous n’avons malheureusement reçu aucune réponse et nous nous apprêtons à publier notre travail.
Simple faits divers ? Si Counterpart était une ONG agréée par une autre nation que la vôtre, il en serait probablement ainsi. Mais les USA se sont faits les champions des droits du Citoyen dans le Monde et le comportement de toute institution drapée dans le drapeau américain rejaillit immédiatement sur celui-ci.
Nous sommes persuadés que votre administration a les moyens de faire entendre le droit à Counterpart, sans attendre que celle-ci y soit obligée par décision de la justice mauritanienne. Un tribunal est une tribune. Et l’est d’autant plus que la presse en suit les attendus.
Fort de ces certitudes et vous sachant déjà instruit de cette affaire par les citoyens concernés, nous croyons préférable, pour toutes les parties, de différer, une nouvelle fois, la publication de nos conclusions, afin de vous laisser loisir d’œuvrer au règlement discret du différend. Faute de quoi et à défaut de réponse de votre part avant le 4 mai 2014, nous nous bornerions à adjoindre le présent courrier à notre dossier de presse.
Avec l’assurance de notre haute considération,
Mohamed Ben Abdallah
A monsieur le directeur de Counterpart International
Nouakchott, le 9 avril 2014
Bonjour,
Je suis journaliste d'investigations dans un des hebdomadaires francophones les plus réputés de Mauritanie, le journal "Le Calame" (www.lecalame.info) dont les articles ont une audience internationale. Menant une enquête sur diverses manœuvres suspectes de monsieur Romain Kenfack, votre représentant en Mauritanie depuis juin 2011, je m'interroge sur votre absence de réaction officielle. Il semble bien, pourtant, y avoir de réels problèmes.
Les résultats de mon travail indiquent, en effet et notamment, que votre représentant gère son personnel à sa guise, sans respecter la loi en cours en Mauritanie. L'Inspection du Travail lui a signifié ses fautes mais monsieur Kenfack s'entête et l'affaire, si vous n'y mettez bon ordre, va faire tribune judiciaire. Pour autant, les arguments de ses adversaires sont, objectivement, déjà assez pertinents pour que nous, journalistes, leur donnions la plus large audience possible, sans attendre le jugement de la Cour.
Les résultats de notre enquête sont prêts à être publiés, dès mardi prochain, le 15/04/2014. Mais nous apprécions l'importance de votre travail en Mauritanie et aimerions vous laisser le temps d'une mise au point officielle sur cette affaire. Aussi avons-nous décidé, de reporter leur publication d'une semaine, afin de vous laisser l'opportunité de vous manifester. Le cas échéant, nous ne manquerions pas de publier votre point de vue. Mais, sans réponse de votre part avant le samedi 19/04/2014, 0 heure GMT, nous présenterons nos conclusions, agrémentées du seul présent email.
Confiant en l'acuité de votre jugement et en souhaitant le meilleur avenir à votre estimé soutien à nos populations, je vous prie d'agréer, monsieur le directeur de Counterpart International, l'expression de nos salutations distinguées,
Ben Abdallah