
À observer ce qui se déroule aujourd’hui au sommet de l’État sénégalais, entre un Premier ministre bouillonnant comme Ousmane Sonko et un président Bassirou Diomaye Faye d’un calme presque imperturbable, j’ai le sentiment d’assister à l’une des crises politiques les plus révélatrices de la trajectoire récente du Sénégal. Les deux hommes, autrefois frères de lutte, compagnons de route inséparables, avaient construit ensemble ce qui allait devenir l’un des mouvements politiques les plus puissants de la dernière décennie : le PASTEF, Parti des Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité, fondé en janvier 2014 par une génération de cadres déterminés à rompre avec les pratiques politiques traditionnelles. Leur histoire commune, forgée dans les sacrifices, les arrestations, la prison, et surtout le sang versé par leurs jeunes militants, avait conduit en 2024 à une victoire électorale aussi symbolique que stratégique : l’accession au pouvoir d’un duo incarnant pour beaucoup la renaissance du Sénégal.
Pourtant, rien n’est plus fragile qu’un rêve devenu pouvoir. Et ce qui se joue aujourd’hui n’est que la matérialisation d’une tension latente, que certains, dont moi-même, avaient vu venir dès le lendemain de leur triomphe. Lorsque Bassirou Diomaye Faye, encore en prison quelques jours avant l’élection, devint président le 24 mars 2024, il décida naturellement de nommer Sonko Premier ministre. Ce geste semblait sceller leur solidarité historique, mais il inaugurait en réalité un dilemme : comment deux figures charismatiques, forgées dans la contestation et portées par une même légitimité populaire, allaient-elles cohabiter dans l’exercice concret du pouvoir ?
Scénario prévisible
J’avais pourtant exprimé, dès leur victoire, une mise en garde qui se voulait amicale : celle de conseiller Ousmane Sonko de ne pas entrer immédiatement dans la machine gouvernementale, de ne pas se précipiter « au cœur de la besogne », là où les frustrations, les compromis et les contraintes budgétaires ont toujours rattrapé même les dirigeants les plus sincères. Je l’avais dit en toute franchise : Sonko aurait eu tout à gagner à présider l’Assemblée nationale, à demeurer le chef incontesté du PASTEF, et à rester la figure politique majeure capable d’appuyer le président tout en gardant sa liberté, sa force critique et sa stature d’alternative. Car, en Afrique comme ailleurs, gouverner expose, gouverner use, gouverner fragilise, gouverner déçoit souvent plus vite qu’il ne transforme. Et il aurait été sage de laisser à Diomaye la lourde tâche de construire, tandis que Sonko conservait l’aura de celui qui veille, qui guide, qui corrige, qui incarne l’horizon.
Or, ce qui arrive aujourd’hui au Sénégal était largement prévisible. Une crise ouverte éclate désormais entre le président et son Premier ministre. Les tensions, d’abord feutrées, se sont muées en affrontement politique assumé, au point que la presse régionale et internationale parle de « guerre ouverte » au sommet. Les raisons sont multiples : rivalités d’influence au sein du PASTEF, divergences stratégiques, soupçons autour des intentions de Diomaye pour 2029, ambition intacte de Sonko, impatience d’une jeunesse qui veut tout, tout de suite, et surtout la nature même du pouvoir sénégalais, où chaque décision engage un équilibre subtile entre loyauté historique, légitimité populaire, exigences sociales et contraintes institutionnelles. L’atmosphère s’est d’autant plus alourdie que certains acteurs influents, comme Mimi Touré, ancienne première ministre de Macky Sall, reviennent en force dans l’orbite présidentielle, alimentant les critiques internes qui craignent un repositionnement sidérant de l’appareil d’État.
Mais cette crise ne doit pas être lue isolément. Elle s’inscrit dans une conjoncture ouest-africaine où les lignes bougent à une vitesse impressionnante. Entre le sentiment anti-français croissant, les coups d’État successifs au Sahel, les réorientations géopolitiques, les pressions économiques, la dette publique lourde héritée du régime précédent, les attentes immenses de la jeunesse et les injonctions des institutions financières internationales, le Sénégal se retrouve dans un moment où chaque pas doit être précisément calculé. Le moindre faux mouvement peut rallumer les braises d’une contestation sociopolitique profonde. Les jeunes militants qui ont porté le PASTEF au pouvoir ne sont pas simplement un électorat : ils incarnent une exigence historique. Et leur désillusion pourrait être rapide si les résultats se font attendre.
Un terrain miné
C’est là tout le paradoxe : le Sénégal, considéré comme un îlot de stabilité démocratique dans un environnement régional secoué, se retrouve aujourd’hui confronté à une épreuve interne qui pourrait influencer tout l’équilibre politique de l’Afrique de l’Ouest. Le duo Sonko–Diomaye symbolisait une nouvelle génération de leadership africain, mais il découvre à sa manière que le pouvoir est un terrain miné où les alliances de lutte ne se superposent pas aisément aux logiques de gouvernance.
Je garde la conviction que cette crise n’est pas une fatalité. Elle peut devenir une opportunité si les deux hommes acceptent d’opérer un retour stratégique, de clarifier leurs rôles, de redéfinir le pacte qui les unissait, et de placer l’intérêt supérieur du pays au-dessus de leurs agendas respectifs. Mais elle peut également s’aggraver, fragmenter le PASTEF, ouvrir la voie à des recompositions brutales, ou nourrir les forces rétrogrades qui guettent chaque faille pour revenir sur le devant de la scène.
En vérité, ce qui se passe aujourd’hui n’est pas seulement un conflit entre deux personnalités : c’est le choc entre un idéal de gouvernance vertueuse et la réalité d’un pouvoir complexe, contraignant, impitoyable. C’est la matérialisation du risque que je craignais dès le début : celui de voir Sonko perdre trop vite l’altitude politique qui faisait de lui l’âme vive du mouvement. Car le pouvoir, lorsqu’il est exercé trop tôt, trop directement et dans un environnement aussi chargé, peut engloutir même les figures les plus solides.
Et c’est précisément pour cela que j’avais conseillé à Sonko de rester en hauteur, à la tête de l’Assemblée nationale et du parti, pour demeurer l’alternative, la voix forte, l’aiguillon indispensable, plutôt que de s’exposer immédiatement aux turbulences gouvernementales. Aujourd’hui, alors que le Sénégal traverse l’un des moments les plus délicats de son histoire récente, il apparaît évident que cette prudence stratégique aurait peut-être permis de préserver l’équilibre, de consolider le duo, et d’éviter que le rêve collectif ne se transforme, si tôt, en confrontation interne.
Pour terminer je voudrais rappeler que nous, en Mauritanie, suivons cette situation avec une attention toute particulière, car nous souhaitons profondément la stabilité, la paix et la pleine réussite du Sénégal, pays voisin et peuple jumeau. Et je veux saluer ici le président Mohamed Cheikh El Ghazouani, qui n’a cessé d’exprimer, avec sagesse et constance, son attachement à ce que le Sénégal soit épargné par toute forme de crise. Cette position n’est pas seulement diplomatique : elle traduit une conscience sincère des liens historiques, économiques, humains et sécuritaires qui unissent nos deux nations.
Haroun Rabani
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