« La vie humaine n'est point une lutte où des rivaux se disputent des prix ; c'est un voyage que des frères font en commun, et où chacun employant ses forces pour le bien de tous, en est récompensé par les douceurs d'une bienveillance réciproque, par la jouissance attachée au sentiment d'avoir mérité la reconnaissance ou l'estime ». (Condorcet).
Les vicissitudes de la vie, l’impétuosité du combat quotidien dédié à la simple survie, l’enchevêtrement de tracas de tous ordres pourraient-ils justifier une certaine apathie culturelle ? Notre programmation mentale serait-elle en berne ? S’intéresser aux enjeux que représente notre culture nécessiterait-il une ambition prométhéenne ? Quoi qu’il en soit, et sans s’immiscer dans des controverses stériles, d’aucuns constatent qu’en Mauritanie, on a la fâcheuse (et pernicieuse) tendance à délaisser quelque peu notre culture, si diversifiée et si riche, accepter que le temps, accomplissant inexorablement son œuvre, finisse par l’oblitérer.
Mais afin de dissiper d’éventuels malentendus, peut-être conviendrait-t-il d’emblée, de préciser ce qu’on entend ici par diversité culturelle. Et pour éviter d’inutiles complications, retenons la définition proposée par l’UNESCO: « […..] La multiplicité des formes par lesquelles les cultures des sociétés trouvent leur expression. [Elle] se manifeste non seulement dans les formes variées à travers lesquelles le patrimoine culturel de l’humanité est exprimé, enrichi et transmis grâce à la variété des expressions culturelles, mais aussi à travers divers modes de création artistique, de production, de diffusion, de distribution et des jouissances des expressions culturelles. »[i]
Ses contours étant ainsi esquissés, il est aisé de voir, toucher et sentir cette diversité culturelle en Mauritanie, pour peu que l’on daigne faire « un tour » dans le pays profond. Déambuler, par exemple, dans la Vallée, cet espace mythique de brassages humains et culturels, prendre le temps de deviser avec un vénérable vieillard égrenant son chapelet à la lisière d’un champ, icône de l’authenticité, de la sincérité et du désintéressement, l’écouter vous relatant la généalogie de son village, ses traditions, son mode de vie ancestral, et vous serez pris d’empathie, submergé par l’émotion, et vous ferez vôtres ces paroles de Socrate : « Donnez-moi la beauté de l’âme pour que l’intérieur et l’extérieur soient en harmonie ».
Remonter vers le nord, marquer une pause dans une paillote délabrée pour échanger avec une vieille grand-mère, ou encore accoster ce chamelier nonchalant, la barbe blanche au vent, s’attarder dans une mahadra et écouter un érudit vous seriner les piliers de la morale, s’étendre à l’ombre d’un grand palmier en sirotant le fameux élixir, bercé par les histoires sulfureuses débitées d’un ton monocorde par votre hôte, alors vous éprouverez la sensation unique de se ressourcer.
On aurait pu penser que ces images avaient « définitivement basculé dans l’imaginaire »[ii]. Il n’en est rien, en fait. Ces séquences fortes d’une Mauritanie authentique, il faut les vivre pour s’en imprégner, pour pouvoir mesurer aussi ce qu’elles véhiculent comme effluves culturels enracinés et s’interroger alors: doit-on, a-t-on le droit de les délaisser, de ne pas en faire le bon usage, c’est-à-dire le fondement d’une vision optimiste de l’avenir ?
Mais parler d’un « usage » de la culture dans un contexte comme le nôtre, impose de réfléchir sur le rôle qu’elle peut jouer dans le renforcement de la cohésion sociale, la lutte contre la pauvreté et les inégalités, l’affermissement du sentiment d’appartenance à un seul ensemble.
Les propos qu’on va lire s’inscrivent en faux, comme le suggère l’intitulé, contre un certain alarmisme voulant que la diversité culturelle et ethnique soit une entrave au développement[iii]. Nous disons au contraire, dans le sillage du Pr Appadurai qu’« [elle] est le lien crucial entre les dimensions matérielle et immatérielle du développement. (….) Le développement immatériel réside dans l’esprit de participation, l’enthousiasme de l’autonomisation, les joies de la reconnaissance et le bonheur de l’aspiration »[iv].Donc, oui, l’optimisme doit être de mise car, utilisée à bon escient, notre diversité culturelle, outre qu’elle peut servir à mieux nous rapprocher, peut bien aussi constituer un facteur de lutte contre la pauvreté et un catalyseur pour le progrès.
Justement, au moment où la Mauritanie se prépare à concevoir et élaborer sa stratégie post 2015, il me paraît opportun de revenir, brièvement, sur la place grandissante revendiquée pour la culture dans les concepts du développement (I), avant de tenter de prouver que notre diversité culturelle peut induire un apport déterminant et multiforme pour le présent et le futur de notre pays(II).
- Diversité culturelle et nouveaux paradigmes du développement
La massification de l’inhumain, qui a parfois accompagné des décennies durant la course effrénée à la croissance, a fini par faire naître une prise de conscience de la nécessité de concevoir autrement le progrès humain. Les programmes d’ajustement structurel des années 80, découlant d’une vision « libérale » pure et dure, et donc participant de cette logique de « la croissance à tout prix », ayant fait long feu, en favorisant notamment la désintégration du tissu social et la précarité de larges couches de la population, la réflexion s’est orientée vers leur remise en cause avec l’éclosion de nouveaux paradigmes.
Ayant souscrit au truisme que le progrès ne saurait se limiter à sa simple dimension « matérielle », il fallait donc forger de nouveaux concepts, de nouvelles approches intégrant la dimension « humaine » du développement. Ainsi, apparut dans un premier temps, la notion, se voulant plus vaste, de développement durable.
Celui-ci, selon la définition célèbre qu’en donne le rapport Brundtland, est « un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs »[v]. Mieux encore, les trois piliers de ce nouveau concept sont précisés à savoir, outre la dimension économique, le social et l’environnemental.
Les bases conceptuelles ainsi définies, le nouveau paradigme commence à s’imposer dans les milieux spécialisés. C’est ainsi que le sommet de Rio de 1992 consacre véritablement cette nouvelle vision et adopte même une « feuille de route » dénommée Agenda 21 dédiée au développement durable.
Petit à petit, pourtant, ce concept commence à son tour à montrer des signes d’essoufflement et l’on s’est rendu compte qu’il y a quelque chose de bancal dans sa définition.
En 2001, l’UNESCO adopte une déclaration militant pour le dialogue interculturel et rejetant l’inéluctabilité des conflits de cultures et de civilisations. Chaque individu doit ainsi reconnaître l’altérité et la pluralité, bases de la diversité culturelle en tant que patrimoine commun de l’humanité.
En 2004, un texte de référence dénommé « Agenda 21 de la culture » vit le jour. Il se singularise par l’accent mis sur une vision culturelle locale assise sur les droits culturels des personnes, mais aussi sur la prise en compte des questions culturelles dans toutes les politiques publiques. Dans ce cadre, des élus locaux du monde entier s’engagent dans divers domaines tels les droits de l’homme, la diversité culturelle, le développement durable, la cohésion sociale.
Aujourd’hui, presque trente ans après la définition de Brundtland, nombreux sont ceux qui demandent que la culture figure comme quatrième pilier du développement durable. C’est ce qui ressort explicitement d’un document adopté en 2010 lors du 3ème Congrès mondial des cités et gouvernements locaux. Celui-ci affirme que l’humanité a besoin aussi de la diversité culturelle pour faire face aux multiples défis qui la menacent et qui ne sont pas seulement d’ordre économique, social ou environnemental. Et d’ajouter que le savoir, la pluralité et la créativité, valeurs liées intrinsèquement à la liberté et au concept de développement humain, sont autant d’atouts en faveur de la cohésion et la paix sociale.
Ce cheminement vers une reconnaissance de la place que doit prendre la culture dans les processus de développement, a franchi un nouveau palier avec la publication, il y a quelques années, par le journal le Monde, d’une tribune collective intitulée « L’économie mauve, une alliance entre culture et économie »[vi].
« A la lumière des bouleversements que connait l’humanité, écrivent en particulier les auteurs de cette tribune, la relation culture-économie doit être revisitée. La culture irrigue tous les processus de production modernes. Elle comble le besoin de sens qui habite la communauté humaine. La culture telle que nous l'entendons, c'est à la fois un levier pour l'action et un écosystème vital. Elle constitue un outil sans pareil de déchiffrage d'un monde complexe et d'adaptation à un environnement volatile. Pas de vraie créativité, qu'elle soit artistique, économique voire politique, sans un vrai substrat culturel »[vii].
« Il est temps, ajoutent-ils, de jouer le durable contre le court terme, la création de valeur contre le gaspillage des ressources, la synergie contre le chacun-pour-soi, l'éthique contre l'irresponsabilité »[viii].
Ce bref rappel, évidement incomplet, montre clairement que l’idée selon laquelle la culture doit avoir la place qu’elle mérite dans la réflexion sur le développement, fait son chemin. Dans ces conditions, quel parti notre pays peut tirer de sa diversité culturelle ? Celle-ci peut-elle constituer une parade efficace contre les inégalités et un facteur essentiel de cohésion sociale?
(A suivre)
[i]UNESCO, Convention sur la diversité culturelle, 2005.
[ii] Expression empruntée au Pr A.W. Ould Cheikh, dans un tout autre contexte (Une armée de tribus?, eclairages.mr, février 2015).
[iii] Par exemple, Bisingu F, in nerrati.net, 2015.
[iv]in verdura.fr.
[v]Rapport Brundtland 1987, www.reseauculture.fr
[vi] lemonde.fr, mai 2015.
[vii]idem
[viii]idem
Ishaq Ahmed Cheikh Sidia ([email protected])