Le Calame : Vous semblez choqué par les attaques contre l’ancien président Mokhtar ould Daddah auquel vous vouez une grande admiration. Cette estime est-elle due au fait que vous fûtes président du Conseil supérieur de la jeunesse de son parti ?
Tijani ould Mohamed El Kerim : Non. Cette admiration est due à l’œuvre de l’homme d’Etat qu’il fut. Elle est, d’ailleurs, aujourd’hui largement partagée par les Mauritaniens. Et ces Mauritaniens sont de tous bords, de tous les groupes sociaux et de toutes les régions… C’est le jugement de l’Histoire.
- Que retiendrez-vous de son bilan ?
- Je crois que ce bilan se résume en peu de mots : une direction sage d’un pays fragile, naissant et son édification progressive. Ce qui n’était pas facile. La Mauritanie a pu résister aux tentatives d’annexion, voire d’éparpillement, pour devenir, en moins de quinze ans, un pays souverain, maitrisant son économie, fort d’une souveraineté monétaire et bénéficiant d’un grand respect international, sans commune mesure avec son poids.
- Considérez-vous que son bilan s’arrête en 1975 ?
- Ce n’est pas ce que je veux dire. Je disais que l’essentiel fut réalisé au cours de ces quinze années. Après, il y eut, effectivement, une autre réalisation fondamentale – la mise en place d’une armée ; sous la contrainte de la guerre, il est vrai. Mais un pays a besoin d’une armée. Quand j’y pense aujourd’hui, et que je revois la caserne de F’dérick, ce que l’on appelait, à l’époque, le 4ème Escadron de Reconnaissance et qui était, certainement, un des joyaux de l’Armée par sa position, il n’avait pas grand chose. Si mes souvenirs sont bons, il devait y avoir deux camions FT et une Land Rover, pour le chef d’escadron…
- C’était quand ?
- Entre 1972 et 1974, durant notre incorporation forcée, moi et mes trois autres compagnons étudiants : Moussa Fall, Kane Ndiawar et Diallo Yacoub. J’ajouterai que le nombre de militaires lui-même n’était guère élevé : un lieutenant, un sous-lieutenant, quelques sous-officiers et des hommes de troupe. En 1978, l’armée compterait des milliers d’hommes, avec une aviation, des blindés, une école d’officiers…
- Cela nous amène à parler de cette guerre du Sahara… Etait-elle nécessaire ?
Je dirai non. En fait, elle nous fut imposée par une conjoncture historique, des erreurs, un environnement régional malsain. Je m’explique: Le contexte historique faisait que la Mauritanie ne pouvait se désintéresser du Sahara occidental, étant donné les liens multiples unissant les populations du Sahara occidental et de la Mauritanie. Dès 1957, Mokhtar l’avait déjà dit, dans son discours d’Atar. En ce qui concerne les erreurs, je pense surtout à celles de l’élite sahraouie - - c’est de l’Histoire maintenant – qui ne prit la Mauritanie comme modèle pour s’acheminer vers l’indépendance. Je dirais, pour l’Histoire, que la tendance des Kadihines auquel j’appartenais avait, dès octobre 1974, conseillé, aux plus grands dirigeants sahraouis, cette voie incluant une entente avec les notables. C’était à Paris, dans un café du Boulevard Jourdan. La Mauritanie a pris son indépendance avec une assemblée territoriale composée de notables dont certains ne croyaient pas à la possibilité d’une indépendance. Les concessions faites à la France, à sa politique et à ses intérêts miniers ont permis, à la Mauritanie, de commencer à exister. Une décennie plus tard, elle s’affirmait sur la scène internationale et prenait sa souveraineté en main…Etre révolutionnaire, c’est, d’abord, sauvegarder sa nation, le reste vient après…
Pour ce qui est de l’environnement régional, ce sont, évidemment, les relations algéro-marocaines qui se distinguèrent. On était en plein contexte arabe du 20ème siècle où ce n’était pas le dialogue mais la force qui était privilégiée. Et cela a causé beaucoup de torts aux peuples arabes, du fait de ce renoncement à la culture du dialogue et des solutions apaisées… Une telle solution était pourtant possible, quelle qu’en fût la forme, pour éviter, à la région, les guerres, les souffrances du peuple sahraoui, les déstabilisations…
- Mais Mokhtar n’a-t-il pas commis une erreur en acceptant le partage ?
- Je crois qu’il a subi tous les facteurs précités qui ont produit une situation complexe. Dans tous les cas, la guerre n’est jamais une bonne solution. Et je sais que Mokhtar n’y est pas allé de gaieté de cœur.
- Et vous, quelle était votre position ?
Nous, les Kadihines, on était réservé. On n’était plus tellement en contact avec le Polisario et ce, depuis 1974. Notre penchant vers l’alliance de fait avec le PPM, depuis 1975, n’était pas du goût du Polisario. Mais notre position restait opposée à la guerre. En fait, le congrès de la Jeunesse se tint en 1977. En pleine guerre. Mais le Conseil élu que je présidais entretenait, en son sein, des positions diverses. Toujours est-il que notre position officielle était de demander un dialogue plutôt que la guerre. Je peux dire que le Conseil supérieur des Jeunes est resté sur cette position. A la fête nationale libyenne de septembre 1977, lorsque le Polisario fit son entrée dans la tribune, la délégation officielle, présidée par Abdallahi ould Boyé, s’est retirée mais nous, les jeunes, nous sommes restés…Au Congrès du PPM de janvier 1978, la Commission des résolutions a attendu, toute la soirée, que le Conseil supérieur donne sa position, qui fut celle que je viens de définir et qui fut présentée.
- A vous entendre Mokhtar ould Daddah était donc démocrate et donnait la liberté aux institutions de son propre parti, le PPM…
- Vous savez que le contexte de l’époque n’était pas celui de la démocratie. En Afrique, il n’y avait que des partis uniques au pouvoir, à l’exception du Sénégal qui venait juste d’inaugurer, en avril 1976, le système, très limité, des trois courants politiques : socialiste, libéral et communiste ; ou du Maroc où il existait un multipartisme mais sous forte autorité monarchique ; ou encore en Haute-Volta, avec diverses tentatives de courte durée. Partout ailleurs, c’était le Parti unique, sauf erreur de ma part.
Mais Mokhtar était, par disposition d’esprit, un partisan du dialogue. En 1961 déjà, avec la Nahda et les autres partis, pour constituer le PPM, et, dès la fin 1973, un appel au dialogue était lancé aux forces de l’opposition, aux étudiants, élèves et contestataires. Ba Mamadou Alassane, le ministre qui le lançait, avec insistance, avait été, d’ailleurs, surnommé « Dialogue ». Mais, pour moi, le plus important, c’était cet état d’esprit et d’ouverture de Mokhtar. Dans toutes les réunions, il donnait la parole aux gens qui s’exprimaient librement et il tirait la conclusion. J’ai assisté à des divergences de vues exprimées librement. Je peux dire que je n’ai jamais été soumis à aucune pression. Au contraire, j’exprimais toujours mes positions librement au Bureau politique. Mokhtar m’appela, à plusieurs reprises, pour me demander mon avis et m’avertit de l’intervention aérienne française. Ainsi, fin juin 1978, je l’ai informé de notre intention de participer à la réunion de la jeunesse panafricaine à Alger où l’on devait exprimer notre position. Il a accepté et la délégation, composée de deux jeunes, était le 10 Juillet, à Dakar, en route pour Alger. Le coup d’Etat les obligea à rebrousser chemin.
- Qui étaient ces jeunes ?
Mohamed El Hacen ould Lebatt et Rachid ould Saleh.
- Si Mokhtar était resté au pouvoir, pensez-vous qu’il aurait pu sortir du bourbier sahraoui ?
- Le bourbier était pour tout le monde. L’idée que l’armée mauritanienne était défaite n’est pas tout à fait juste. Elle se battait ; très bien, même ; et comportait de vaillants combattants. C’est dommage que ces faits d’armes soient ignorés et ses martyrs si peu, sinon pas, honorés. Le soldat envoyé au front, par son gouvernement, doit toujours être honoré. Il ne fait qu’obéir au pouvoir et à ses chefs. Et tous les pays agissent ainsi.
Sortir du bourbier ? Je ne peux rien soutenir définitivement. Mais je crois que Mokhtar était conscient des difficultés ; il disposait d’une stature internationale qui lui donnait des atouts et, surtout, de la patience et du calme qui sont des atouts importants pour un chef d’Etat.
- Mais pouvait- il- rivaliser diplomatiquement avec l’Algérie ?
- Je ne crois pas qu’il cherchait à rivaliser avec l’Algérie. Mais n’oubliez pas qu’il avait commencé à gagner une forte influence sur la scène internationale et cela très tôt, malgré ses modestes moyens et un pays encore méconnu. Il avait su nouer des rapports cordiaux avec les dirigeants de tous bords, souvent ennemis : Sékou Touré, Modibo Keïta, Senghor, Houphouët, Bongo, Mobutu, Nkrumah, Bourguiba, Nasser, Ahidjo et Nyerere. Il faisait consensus en Afrique. Ce qui explique son élection, dès 1971, à la Présidence de l’OUA. N’oubliez pas que la Mauritanie était en première ligne du combat contre le colonialisme et l’Apartheïd en Afrique. Quand Ian Smith proclama son indépendance unilatérale, la Mauritanie fut parmi les rares pays – neuf, je crois – à rompre ses relations diplomatiques avec le Royaume-Uni, en application d’une résolution de l’OUA. Il en fit de même avec les Etats Unis, après l’attaque [sioniste] de juin 67. Son aura lui a valu d’assumer la médiation entre la Libye et la Tunisie et de contribuer à la rupture des relations diplomatiques entre [la Sionie (1)] et les pays ouest-africains, après la guerre d’Octobre. Dans le reste du Monde, il était en amitié avec Sihanouk qui le cite dans ses mémoires, Bhutto, Ceausescu, qui ouvrirent, tous les deux, des ambassades, fermées depuis, dans notre pays. Au Moyen-Orient, il était en relation avec Saddam, Cheikh Zayed, Fayçal... Il reconnut très tôt la République Populaire de Chine.
- Il est sûr qu’il eut une grande audience internationale. Mais que direz-vous, en quelques mots, sur la politique intérieure ?
- Je n’ajouterai rien à ce qui est connu et qui tourne autour de trois points importants. Tout d’abord, une bonne gouvernance financière : l’argent public était protégé, lui-même ne cherchait pas les sous. Les dons que lui faisaient les chefs d’Etat étaient versés au Trésor public. Il n y avait pas de gabegie. Secondement, une administration compétente et, enfin, une action sociale réfléchie du court au long terme, avec un système éducatif bâti sur l’école publique pour tous, ce qui empêche les discriminations entre riches et pauvres, et un bon système de santé publique, doté d’une organisation pharmaceutique garantie. Ainsi beaucoup de choses ont pu être réalisées avec les moyens limités de l’époque. Je noterai, également, la tentative d’éducation politique des cadres et des masses par l’INEP. C’est important pour un pays.
- L’INEP, c’était Marième Daddah ?
Au début. Puis Ba Mahmoud en a pris la direction. Mais c’est, effectivement, Marième qui a réalisé le démarrage. Elle était progressiste, c’est pourquoi nous appréciions sa position, nous les jeunes, car on était sur une ligne de changement. Contrairement à ce que certains peuvent imaginer, je n’ai rencontré Marième Daddah qu’après mon élection au Conseil supérieur. Je ne la connaissais pas avant. Moi, je n’étais ni au CIF ni au CREA. Je suis retourné en France, en tant qu’étudiant, après mon service dans l’armée. Et c’est entant que professeur que je suis revenu au pays, avant d’être élu au Conseil supérieur.
Propos recueillis par AOC
- ) : L’expression n’est pas de Son Excellence Tijani ould Mohamed El Kerim mais de la rédaction du Calame. Rappelons que la position du journal est de refuser, à l’Etat juif installé en Palestine, la dénomination d’Israël (PBL), saint prophète de Dieu, si odieusement bafoué par cette caricature de démocratie. Tant que perdurera l’attitude ségrégationniste, méprisante et belliqueuse des Sionistes, nous qualifierons, systématiquement, leur Etat de [Sionie]. Une mesure dont nous encourageons vivement la généralisation, parmi tous ceux, musulmans ou non, mais de plus en plus nombreux, révulsés par les méfaits, répétés, de cet Etat cruel et chauvin, aux antipodes de ce que fut Yacoub-Israël (PBL), doux parmi les doux.