Redécouvrir El Wasît : Mourad Teffahi, passeur de la mémoire mauritanienne.Par Ahmed Mahmoud Mohamed Ahmedou

10 July, 2025 - 00:12

Parmi les jalons souvent méconnus de l’histoire intellectuelle mauritanienne figure le projet remarquable mené par l’érudit algérien Mourad Teffahi : la traduction en 1953 d’extraits du célèbre El Wasît d’Ahmed Ben Al-Amin Al-Shinqîṭî (mort en 1913).
Cet ouvrage, dont la première édition vit le jour au Caire en 1911, est l’un des plus précieux témoignages réunissant littérature, histoire et culture du pays de Chinguetti. Longtemps réservé aux lettrés arabophones, El Wasît constitue une source majeure pour comprendre l’organisation sociale, les coutumes et la géographie des tribus maures à la charnière du XXᵉ siècle.
Plus de trente ans après sa publication, Teffahi en traduisit l’essentiel — en particulier les volets historiques, ethnographiques et culturels — dans un volume de 147 pages édité à Dakar par le Centre français d’études africaines (IFAN).
Bien plus qu’une simple traduction, ce travail fut enrichi d’un appareil critique détaillé, d’un glossaire du vocabulaire hassâniyya et d’une carte précisant les toponymes évoqués, offrant ainsi aux administrateurs, chercheurs et étudiants de l’époque une vision « de l’intérieur » de la Mauritanie, transmise par l’un de ses propres érudits.
Teffahi souligne combien Ibn Al-Amin mérite l’estime : à une époque où la Mauritanie restait presque inconnue au Machrek, il entreprit, armé de sa seule mémoire, de recueillir poèmes, généalogies, récits historiques, coutumes et proverbes pour présenter son pays aux lecteurs d’Égypte et du Hedjaz. Pour Teffahi, El Wasît se lit comme une suite de conférences improvisées, parfois répétitives mais d’une richesse documentaire inestimable. Il rend également hommage au soutien de l’historien mauritanien Mokhtar Ould Hamidoun, alors employé à l’IFAN de Saint-Louis.
La traduction de Teffahi se distingue aussi par ses nombreuses notes explicatives. L’une des plus marquantes (p. 111) évoque Abe Ould khtour Al-Jakni (Mohamed El-Amin Ben Mohamed Mokhtar), que Teffahi décrit comme l’un des plus brillants logiciens de la Mauritanie. Doué d’un esprit vif et d’une éloquence rare, il le compare à Aristote et le présente comme héritier du rationalisme d’Averroès (Ibn Rushd). Parti en 1947 pour La Mecque afin d’y accomplir le pèlerinage et sans doute fuir l’incompréhension de ses contemporains, Abe s’y serait établi pour enseigner la Sunna et espérait publier un traité de logique.
À travers ce travail exigeant, Teffahi a su conjuguer fidélité aux sources classiques et méthode moderne, prolongeant son Traité de successions musulmanes (1948) dans le même esprit : rendre vivante et accessible une mémoire trop souvent confinée aux manuscrits et à l’oralité.
Aujourd’hui encore, sa traduction d’El Wasît reste une référence précieuse pour quiconque s’intéresse à l’héritage intellectuel mauritanien et à sa transmission vers les générations futures. À relire, préserver et partager, comme un trésor vivant du désert.