Abdoulaye Sy, secrétaire général de l’institution de l’opposition démocratique (IOD) : ‘’La nouvelle loi sur les partis, dans sa forme actuelle, risque de devenir un outil de contrôle des voix dissidentes’’

14 January, 2025 - 14:00

Le Calame : L’institution de l’opposition démocratique dont vous êtes le secrétaire général menace de démissionner. Pouvez-vous nous donner les raisons ?

-Sy Abdoulaye: Je tiens d'abord à remercier le journal Le Calame pour cette opportunité de parler de l'actualité politique en Mauritanie. Le 8 octobre 2024, j'ai accordé une interview à votre journal, où j'ai souligné l'importance cruciale de l'institution de l'opposition démocratique dans le fonctionnement d'un système politique équilibré et participatif. Malheureusement, cette institution fait toujours face à un "veto" économique et politique de l'exécutif, qui entrave son fonctionnement. Les défis financiers auxquels nous faisons face sont alarmants : le budget alloué suffit à peine à couvrir les charges essentielles (salaires, loyers, électricité). Nos locaux sont inadaptés à nos besoins, avec un manque criant de bureaux, d’équipements, et de moyens de mobilité. Nous n’avons pas les ressources pour organiser des activités ou des missions propres à notre institution. Comme l’a rappelé notre président, Hamadi Ould Sidi Mokhtar, il est inadmissible pour les employés de l’IOD de percevoir des salaires sans pouvoir accomplir les missions qui leur incombent.
Je lance un appel au président de la République, Son Excellence Mohamed Ould Cheikh El Ghazouani, et au Premier ministre, Moctar Ould Djay, pour qu’ils adoptent des mesures durables garantissant un financement suffisant à l’institution de l’opposition démocratique Mauritanienne.

Le gouvernement a adopté un nouveau projet de décret sur la création et la gestion des partis politiques. Que pensez-vous de ce texte ?
En tant que secrétaire général de l'opposition démocratique, j'accueille ce projet de décret avec prudence et une critique constructive. Je regrette profondément l'absence d'une véritable consultation des acteurs politiques, notamment l'opposition et la société civile, dans son élaboration. Une réforme d'une telle importance aurait dû faire l'objet d'un débat dans le cadre d'un dialogue politique inclusif, comme promis par le président lors de son investiture, afin de garantir sa légitimité.
Nous avons été placés devant le fait accompli par le ministre de l’Intérieur. Ce texte, dans sa forme actuelle, risque de devenir un outil de contrôle des voix dissidentes. Les exigences qu'il impose pour la création et le maintien d’un parti sont particulièrement draconienne : un nombre minimal élevé de participants à l’Assemblée Générale Constitutive, une représentativité régionale disproportionnée, l'obligation d'obtenir 5 000 parrainages répartis sur au moins la moitié des wilayas, et la nécessité de participer à deux élections municipales consécutives avec un score de plus ou égal à 2%….
Ces dispositions, si elles ne sont pas amendées, pourraient restreindre la liberté d'expression et d'organisation, au lieu de promouvoir la diversité politique. C’est pourquoi nous appelons à un examen approfondi de ce texte avant son passage au Parlement, afin qu'il garantisse une véritable ouverture démocratique, fidèle à l'esprit d'un système politique équilibré et pluraliste.

Il y a quelques semaines, des informations ont fait état d’une scission au sein de la coalition Espoir dont vous êtes membre. Qu’en est-il ?
Permettez-moi de clarifier la situation. La coalition Espoir Mauritanie était initialement composée de sept groupes politiques. En mars 2024, cinq d’entre eux ont décidé d’adhérer au parti FRUD et ont organisé un congrès à l’Hôtel Wissal de Nouakchott. Lors de ce congrès, des amendements ont été apportés aux textes du parti, notamment le changement de nom de FRUD en FRUD Espoir Mauritanie.
Deux groupes ont choisi de ne pas rejoindre cette initiative. Toutefois, d’un point de vue juridique, il est important de rappeler que les députés élus sous les couleurs d’un parti sont de facto membres de ce parti et doivent se conformer son statut et règlement.
Le 2 mars 2023, lors d’un rassemblement de grande ampleur à l’ancien Palais des Congrès de Nouakchott, le parti FRUD Espoir Mauritanie a annoncé la candidature de l’avocat et député El Id Mohameden M’Bareck à la présidentielle de juin 2024. Cette candidature a rapidement été soutenue par une large coalition incluant des acteurs de la société civile, des indépendants et plusieurs partis politiques tels que le RFD, l’UFP et El HOR.
Après la présidentielle, cette coalition électorale a décidé de se transformer en une coalition politique durable, visant à renforcer l’unité de l’opposition mauritanienne. Cependant, lors de la signature de la charte officialisant cette transformation, le 16 décembre 2024, certains camarades ont affirmé ne pas avoir été informés, bien que l’un d’eux ait occupé le poste de directeur de campagne et l’autre celui de porte-parole du candidat de la coalition.
La confusion exacte découle d’un problème de communication concernant la date précise de la signature de la charte, qui s’est tenue dans un hôtel à Nouakchott et non de la coalition. Pour corriger cette situation, une réunion du Bureau Exécutif a été convoquée au siège du parti afin de clarifier les responsabilités et de rectifier cette erreur.
Je tiens à souligner qu’il n’y a jamais eu de scission au sein du FRUD Espoir Mauritanie. Nos instances fonctionnent parfaitement et continuent leurs travaux en préparation de la phase d’implantation, qui, incha'Allah, aura lieu très bientôt.
En ce qui concerne les députés élus sous les couleurs du FRUD Espoir Mauritanie, mais ayant soutenu la candidature du professeur Outouma Soumaré, je rappelle que siéger au parlement sous la bannière d’un parti tout en reniant son appartenance à ce dernier est contraire à la loi.
La législation mauritanienne est claire : tout citoyen élu sous les couleurs d’un parti devient automatiquement membre de ce parti et est tenu de respecter son statut ainsi que son règlement intérieur. En cas de désaccord, deux options s’offrent : démissionner ou saisir la justice.

L’arène politique mauritanienne a enregistré la naissance de deux coalitions politiques. L’une se nomme « coalition antisystème » et la seconde, « coalition des forces du Peuple ». N’avez-vous pas le sentiment que ces regroupements risquent de diviser davantage l’opposition et éloigner toute possibilité d’alternance ; en plus ces coalitions n’écartent pas de mettre en place une inter-coalition ?
Ces deux coalitions, que vous mentionnez, étaient initialement des coalitions électorales formées pour l’élection présidentielle de juin 2024. Elles se sont depuis restructurées en coalitions politiques à long terme. Cette évolution reflète la diversité des opinions et des stratégies au sein de l’opposition, un signe de vitalité démocratique et de dynamisme politique.
La possibilité d’une inter-coalition, que vous évoquez, est une pratique courante dans les systèmes politiques où plusieurs groupes ou partis choisissent de s’unir autour d’objectifs communs. Si ces coalitions parviennent à trouver un terrain d’entente, et si elles incluent d’autres partis hors coalition, comme l’AJD/MR, sur des points stratégiques clés, cela pourrait au contraire renforcer l’opposition. Un tel front uni serait un atout majeur pour peser face au pouvoir en place.
En fin de compte, tout dépendra de la manière dont l’opposition mauritanienne souhaite évoluer. Sa capacité à dialoguer, à maintenir des échanges constructifs entre ses différentes composantes et à construire des alliances pragmatiques sera déterminante. Si elle réussit à s’organiser autour de visions partagées et de priorités communes, cela pourrait non seulement éviter des divisions profondes, mais aussi renforcer les chances d’une alternance politique solide et crédible.
Cependant, en l’absence d’une stratégie claire et d’une réelle volonté de compromis, le risque de fragmentation et de dispersion des efforts reste présent. Il appartient donc aux acteurs de l’opposition de relever ce défi en travaillant à l’unité et à la cohésion.

Il y a plus de 5 mois que le président Ghazwani a prêté serment pour un second et dernier mandat à la tête du pays. Quelle évaluation vous faites du travail du gouvernement du premier ministre, Moctar Ould Djay ? Le PM serait-il sur la bonne voie ?
L’évaluation du travail du gouvernement dirigé par le Premier ministre Moctar Ould Djay peut se faire sous différents angles. Toutefois, je vais me concentrer sur deux aspects essentiels qui touchent directement tous les citoyens mauritaniens : l’inclusion et la sécurité. Ces thématiques étaient au cœur des promesses du Président Mohamed Ould Cheikh Ghazouani lors de son discours d’investiture pour un second mandat en août 2024.
La cohésion sociale repose sur une représentation équitable de toutes les composantes de la nation, mais force est de constater que cette représentation fait défaut. Les nominations successives aux conseils des ministres et aux plus hautes fonctions militaires, souvent déséquilibrées, engendrent un sentiment d’exclusion parmi de larges segments de la population. Cela remet en question l’État de droit équitable promis par le président Ghazouani.
Dans une République où l’Islam est la religion d’État, les principes de justice et d’équité prônés par cette foi devraient guider les pratiques de gouvernance. De même, la Constitution mauritanienne garantit l’égalité de tous les citoyens et impose aux décideurs de promouvoir la diversité dans les nominations.
Prenons pour exemple certains postes stratégiques, tels que :
• Ministre de la Défense,
• Ministre de l’Intérieur,
• Chef d’état-major des forces armées,
• Chef d’état-major adjoint des forces armées,
• Directeur de la DGSN,
• Commandant de l’état-major du président,
• Commandant de l’état-major de la Garde Nationale,
• Commandant de l’état-major de la Gendarmerie,
• Commandant de l’état-major de la Marine Nationale.
Ces fonctions, parmi d’autres, devraient refléter la diversité de la Mauritanie afin que chaque citoyen se sente valorisé et impliqué. L’absence de diversité dans ces rôles clés alimente le sentiment d’exclusion et fragilise la confiance des citoyens envers les institutions.
Pour éviter les conséquences néfastes des nominations basées sur des critères ethniques ou partisans, il est impératif de privilégier des pratiques de recrutement fondées sur le mérite, l’équité et la compétence. Une approche inclusive renforce la légitimité des institutions, consolide la cohésion nationale et projette une image positive de la Mauritanie sur la scène internationale, en tant que modèle de leadership visionnaire et inclusif.
Je suis convaincu qu’une Mauritanie où toutes les diversités sont visibles et représentées au sein des institutions de la République sera plus forte, unie et harmonieuse. J’appelle donc le gouvernement du Premier ministre Moctar Ould Djay à placer l’équité et la diversité au cœur de son agenda. En s’engageant sur cette voie, il améliorera non seulement le climat social et politique mais renforcera également l’efficacité et la légitimité de nos institutions.
Le rôle premier d’un gouvernement est d’assurer la sécurité de ses citoyens. L’assassinat tragique de Mauritaniens à la frontière malienne par le groupe Wagner soulève de sérieuses interrogations sur la sécurité nationale. Ces événements dramatiques peuvent être perçus comme un échec du gouvernement à protéger ses citoyens.
Une évaluation approfondie exige d’examiner les mesures préventives prises par le gouvernement, ainsi que les réponses apportées face à cette insécurité persistante à la frontière avec le Mali. La gestion de ces défis sécuritaires sera un indicateur clé de la capacité du gouvernement à remplir ses obligations envers la population.
En conclusion, si le gouvernement de Moctar Ould Djay souhaite être sur la bonne voie, il doit impérativement travailler sur l’inclusion, la gestion des défis sécuritaires, la transparence, la séparation des pouvoirs et la promotion de l’harmonie sociale. Sa capacité à relever ces défis déterminera sa légitimité et sa réussite à long terme.

 Le procès de l’ancien président de la République Mohamed Ould Abdel Aziz traine en longueur ; les avocats de l’Etat accusent leurs collègues de la défense de chercher à gagner du temps. Que vous inspire ce procès de la décennie ? Pensez-vous qu’il pourra dissuader ceux qui seraient tentés par le vol des biens de l’Etat et donc éradiquer la corruption ? 
Le procès de l’ancien président de la République Mohamed Ould Abdel Aziz aurait dû constituer un événement marquant dans la lutte contre la corruption et la mauvaise gouvernance, témoignant d’une volonté ferme de rendre des comptes aux plus hauts niveaux de l’État.
Cependant, l’absence de poursuites contre d’autres figures clés de l’administration du régime de l’ancien président, tout en les voyant occuper encore des postes élevés et stratégiques, soulève de sérieuses questions. Cette situation met en doute l’équité et l’intégrité du processus judiciaire ainsi que son véritable engagement à combattre la corruption. Cette sélectivité peut également refléter des considérations politiques, où certaines personnes semblent épargnées en raison de leur proximité tribale ou de leur statut dans le pouvoir actuel.
Ce procès suscite donc de nombreuses interrogations parmi les Mauritaniens :
Est-il mené de manière juste et transparente ? S’agit-il d’un règlement de comptes visant à affaiblir un ancien chef d’État ? Peut-il réellement servir d’exemple pour de futures affaires de corruption et renforcer la confiance dans les institutions ? Ou bien est-il motivé par des considérations politiques plutôt que par une véritable quête de justice ?
Quant à la lenteur du procès et aux tensions entre avocats de l’État et ceux de la défense, elles traduisent davantage des enjeux politiques que juridiques, dans un contexte où l’indépendance de la justice et la séparation des pouvoirs en Mauritanie restent souvent mises en question.
Si toutes les figures de l’administration de l’ancien régime, civiles ou militaires, impliquées dans des affaires de corruption étaient traduites en justice, ce procès aurait pu être une opportunité historique pour les Mauritaniens. Cela aurait permis une réflexion collective sur la gouvernance des dernières décennies, les pratiques de corruption, et leurs impacts sur la justice, la démocratie et le développement national.
Un procès véritablement inclusif aurait également pu marquer le point de départ de réformes profondes et d’une gestion plus transparente et efficace des ressources publiques, ouvrant la voie à un avenir plus juste pour notre nation.

Des litiges fonciers ont récemment éclaté dans la vallée (département de Bababé), ils opposent des propriétaires et d’autres exploitants qui affirment être soutenus par l’autorité administrative locale. Que vous inspirent ces litiges ou confiscations des terres devenues récurrents dans la vallée ?
Les confiscations de terres dans la vallée mauritanienne vont au-delà d'une simple question de propriété foncière. Elles soulignent un défi plus large lié à la justice sociale, à la gouvernance et au développement équitable.
Des preuves indiquent que certaines autorités administratives soutiennent des exploitants dans des pratiques de confiscation de terres. Ces actions, profondément injustes, menacent la cohésion nationale, exacerbent les inégalités et freinent le développement de cette région.
Pourquoi observe-t-on si peu de litiges fonciers majeurs dans des zones comme l’Adrar, les Hodhs ou l’Assaba ? Cela pourrait-il être lié aux structures coutumières et tribales bien ancrées qui y sont reconnues, contrairement aux populations de la vallée ? Ou bien l’administration locale hésite-t-elle à s’engager dans des pratiques controversées de confiscation ou de redistribution dans ces régions ?
Dans la vallée, les populations assistent impuissantes à l’accaparement de leurs terres, une injustice qu’elles perçoivent comme un racisme d'État orchestré au sommet. Ce problème nécessite une réponse ferme et structurée. Il est temps de mettre en place un cadre juridique et politique robuste pour protéger les droits fonciers des communautés de la vallée et mettre fin à ces pratiques discriminatoires.
Parmi les mesures nécessaires, je propose :
*Établir des mécanismes légaux pour reconnaître et protéger les droits fonciers des communautés rurales et autochtones.
*Former les responsables locaux, les juges et les avocats aux nouvelles lois et aux meilleures pratiques en matière de gestion foncière.
*Créer des institutions spécialisées pour la gestion et la protection des terres collectives.
*Offrir un soutien juridique aux communautés touchées pour leur permettre de défendre leurs droits dans le cadre judiciaire.
*Mettre en place des audits réguliers des activités des autorités locales pour prévenir les abus de pouvoir.
*Adopter une loi exigeant la consultation des populations locales avant toute décision concernant la redistribution ou la réquisition des terres.
*Créer une commission indépendante pour enquêter sur les cas de confiscation soutenus par des autorités locales et sanctionner les responsables.
En conclusion, la transparence, la responsabilité et la lutte contre la corruption sont essentielles pour garantir un environnement équitable et durable dans la gestion des terres de la vallée mauritanienne. Ces réformes sont non seulement nécessaires pour le développement de cette région, mais aussi pour renforcer la cohésion nationale et rétablir la confiance des citoyens envers les institutions.
Je tiens à remercier chaleureusement Le Calame pour m'avoir offert cette opportunité de m'exprimer sur des sujets importants pour notre pays. Votre engagement à donner la parole à toutes les voix et à enrichir le débat public est essentiel pour la vitalité démocratique de la Mauritanie. Merci encore pour cette disponibilité et votre professionnalisme.

 

                                                            Propos recueillis par Dalay Lam