Le pouvoir et la vie d’outre-tombe/Par Moussa Hormat-Allah, professeur d’université, lauréat du Prix Chinguitt

20 November, 2024 - 09:41

Enfermés dans leur tour d'ivoire, cédant aux délices de la vie et au culte de la personnalité, les gouvernants arabes se sont éloignés à grandes enjambées, des enseignements du Coran et de la Sounna du Prophète.

Ce confort et cette vie facile semblent leur faire oublier jusqu'à leur condition de mortel. Pourtant, les dirigeants arabes devraient, dans leur action politique, prendre conscience de ce qui va se passer après la mort.

Au bout du pouvoir, la tombe

Car une fois dans la tombe, il n'y a plus de gardes du corps, ni d'attention particulière. A l'exception des prophètes et d'un nombre limité de justes, la "cérémonie d'accueil" est la même pour tous. Aussi bien pour ceux qui furent les grands de ce monde que pour les plus modestes : le corps commence à se décomposer. Le festin macabre débute. Les vers grouillent dévorant au passage les viscères, puis perforant les muscles autour des orbites et des mâchoires pour s'attaquer aux yeux, à la langue…

En quelques jours, il ne subsiste que de petits tas d'immondices nauséabonds et des ossements désarticulés qui, avec le temps et les intempéries, affleurent, par endroits, à la surface du sol. Que reste-il alors de celui qui se prenait pour le nombril du monde ? Rien. La santé, les honneurs, le pouvoir, l'argent, tout cela s'est évanoui comme un mirage dans le désert.

Désormais chacun sera rétribué en fonction de ses actions ici-bas. Devant le Souverain Juge auquel rien n'échappe, tous les actes de la vie terrestre seront passés au crible. Une sentence sans appel sera alors prononcée: le Paradis ou l'Enfer. Pour l'éternité. Pour éviter une fin aussi vile et pour passer avec succès cet "Examen" inéluctable, le chef d'Etat comme le commun des mortels ne peut qu'espérer, pendant qu'il est encore temps, ce déclic, cette grâce divine qui pénètre les cœurs et fait rentrer dans le cercle des justes. La tombe sera alors une antichambre avant le Paradis. La seule et unique voie pour accéder à ce bonheur, à cette félicité consiste, sans aucun doute, à se conformer aux prescriptions du Coran et aux enseignements du Prophète. D'autant que la mort peut survenir à tout moment, surtout quand on s'y attend le moins !  Elle frappe sans considération d’âge, de sexe ou de condition sociale.

Pour passer de vie à trépas, il suffit d'un rien : une goutte, un souffle, comme disait Pascal.

Du président des Etats-Unis au clochard de Brooklyn, du monarque arabe à l'humble berger, du roi d’Angleterre au plus modeste de ses sujets, de Bill Gates au concierge d'immeuble… Tout le monde, après la mort, sera logé, une fois de plus, à la même enseigne.

Dire qu'une personne, après sa mort, "repose en paix" est un euphémisme. Il ne s'agit ni plus ni moins que d'une commodité de circonstance, un confort de l'instant pour atténuer le deuil. Seuls les justes reposent en paix. Plusieurs hadiths font état de châtiments ininterrompus dans la tombe jusqu'au Jour de la Résurrection. A ce sujet, le Messager d'Allah a dit que la tombe est soit une antichambre du Paradis, soit une fosse de l'Enfer.

Un espoir ténu

Pour se donner bonne conscience, certains chefs d'Etat arabes pourraient s'accrocher à cet espoir ténu qui consiste à dire ou à penser qu'ils ont fait de leur mieux pour servir les intérêts de leurs peuples. Le seul hic, c'est que ce discours à connotation populiste et démagogique sera confronté, dans l'Au-delà, aux minutes de ce Livre où tout ce qui aura été pensé, dit ou fait pendant la vie terrestre est scrupuleusement consigné.  Ils pourront aussi arguer que sans cette poigne de fer avec laquelle ils auront gouverné leur peuple, le pays serait parti à la dérive et la fitna se serait installée avec de graves troubles, voire la guerre civile.  Et que diront-ils de la corruption, de la gabegie, des malversations, des détournements de deniers publics, du népotisme, de la torture, des emprisonnements arbitraires, des assassinats politiques…?

Ces mêmes chefs d'Etat pourraient aussi faire valoir les actions de bienfaisance qu'ils auraient faites durant leur vie d'ici-bas : construction sur "leurs propres deniers", d'écoles, d'hôpitaux, de mosquées, aides sociales et aumônes diverses. De telles actions ne seront probablement jamais portées à leur crédit car il s'agit souvent d'argent mal acquis qui appartient à un peuple dont chacun des millions d'individus en détient une infime part.

De son vivant, le chef d’Etat en question est applaudi et on loue sa générosité. Mais Dieu n’agrée que les actions entreprises avec des moyens licites. Or il est de notoriété publique que les fortunes colossales amassées par beaucoup de chefs d’Etat arabes ont été et c’est le moins qu’on puisse dire mal acquises.

Avant ce terrible et inévitable châtiment dans l’Au-delà, les chefs d’Etat arabes peuvent être confrontés ici-bas, à des épreuves à la fois cruelles et infamantes. Mais qu’à cela ne tienne ! Ils sont un peu à l’image de Pharaon auquel on a fait croire que, de par son aura et sa puissance, il n’est plus un simple mortel… et que tout autour de lui, lui confère les attributs de la divinité.

Déconnectés de la réalité sur le terrain, enfermés dans une tour d’ivoire, ils n’écoutent plus, dans ce cocon, que ce qui les flatte et les caresse dans le sens du poil. Un discours émollient servi à satiété par des proches et des conseillers aussi cupides que pleutres. Un discours qui se résume à une phrase : tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Vivant depuis des décennies dans cet environnement soporifique, les chefs d’Etat arabes en viennent à perdre de vue jusqu’à la notion même de la fragilité de la condition humaine et de son caractère à la fois insignifiant et éphémère.

Le grain de sable

Pour montrer la futilité de la vie ici-bas, la tradition rapporte qu’un sage demanda un jour à un roi : "Sire, est-ce que pour étancher votre ardente soif, vous donneriez tout votre royaume en échange d’un verre d’eau ? Le roi répondit "oui". Le sage lui demanda ensuite : "Sire, si vous aviez une envie pressante de vider votre vessie, donneriez-vous en échange, pour la soulager, votre royaume ? Le roi répondit, là aussi, par l’affirmative.

Troquer un royaume contre un verre d’eau ou contre la vidange d’une vessie ? Voilà qui devrait nous faire réfléchir. Deux remarques viennent tout de suite à l’esprit :

* La vie ne tient qu’à un fil, dans le cas d’espèce, à un verre d’eau, à la vidange d’une vessie ;

* Le pouvoir, les honneurs, les biens matériels ne sont rien par rapport à la préservation de la vie et à l’instinct de conservation.

Comme Socrate, avec sa maïeutique, le sage a fait prendre conscience au roi qu’un petit grain de sable peut enrayer la machine de la vie. Le monarque a bien compris que dans l’empire de l’Au-delà, son pouvoir et son royaume ne lui seront d’aucune utilité. Le sage a voulu, en outre montrer, que par-delà cet exemple, la vie ici-bas distrait notre intelligence des choses invisibles. Celles de la vie future.

Face à cette illusion de la vie terrestre, deux attitudes sont possibles : soit on réfléchit à notre condition humaine en pesant et en soupesant nos actes en vue de l’Au-delà, soit on fait table rase de tout en optant pour la fuite en avant avec les excès et les transgressions en tous genres.

Si seulement, ceux qui prennent cette option savaient que quand la Trompe sonnera, tout le monde sera ressuscité puis jugé. Un Jugement où “Quiconque aura commis l’équivalent d’un atome en bien le verra, et quiconque aura commis l’équivalent d’un atome en mal le verra”.

Si seulement, ils savaient qu’au bout du pouvoir, il y a toujours la mort.

Mais tout cela semble abstrait, lointain, voire hypothétique pour le commun des mortels. Ce sentiment feint ou inconscient d'éternité fait qu'on se complait dans une vie terrestre aussi illusoire qu'éphémère.

Un pouvoir au service d'une oligarchie

Cette dérive fatale de beaucoup de gouvernants arabes est accentuée par une vie de palais où le luxe, la dolce Vita le disputent, souvent, au farniente. Sans parler des fléaux de la corruption et de la gabegie ou encore de la main basse faite sur les richesses de leurs pays. Enfin, est-il nécessaire de rappeler l’arbitraire, les atrocités et, parfois, les crimes qui émaillent le règne – c’est le mot approprié – de ces gouvernants arabes ? Le comble, c’est que ces dictateurs n’ont souvent comme seule légitimité que la force des baïonnettes. Leur gestion des affaires publiques n'a quasiment plus rien à voir avec les principes de la démocratie et encore moins avec les enseignements de l’Islam.

En effet, si l'on considère le mode de gouvernance en vigueur dans la plupart des Etats arabes d'aujourd'hui, on s'apercevrait que celui-ci, au-delà des apparences, n'a presque plus rien à voir avec les préceptes de la religion musulmane. On pourrait même dire que la gestion des sociétés arabes modernes est faite, désormais, sur fond de simples réminiscences de l'islam des premiers temps.

L'égalité, la justice, la solidarité et l'entraide qui faisaient jadis le bien-être, la force et la fierté des musulmans ne sont plus l'objectif premier des nouveaux gouvernants. Loin s'en faut. Les intérêts particuliers et partisans se sont substitués à l'intérêt général. Le pouvoir n'est plus au service du peuple mais d'une oligarchie.

Qu'il s'agisse des régimes monarchiques ou "démocratiques", le prince dans le sens machiavélien du terme, a la haute (plutôt basse) main sur l'Etat et ses richesses. Toute voix dissonante est étouffée dans l'œuf. Pour l'accession ou la conservation du pouvoir, on a créé, à tous les niveaux de l'Etat, des appareils répressifs visibles ou non visibles, pour assurer, contre vents et marées, la pérennité de ces régimes.

Pas de méprise. Quand on parle de constitution, de parlement, de démocratie ou de l'Etat de droit sous ces latitudes, on est, souvent dans le déni de la réalité vécue au quotidien. Car, comparer les démocraties occidentales avec les régimes politiques arabes, c'est un peu comme si on comparait une photo avec son négatif.

Dans les pays arabes, les institutions sont, généralement, des coquilles vides.

Quel est ce ministre, ce parlementaire ou ce juge qui pourrait avoir l'outrecuidance de se dresser contre la volonté du monarque ou du président ? Quel citoyen lésé par l'administration ou par un tiers bien introduit pourrait exiger, en toute transparence et équité, la réparation d'un préjudice subi ?

Si on venait à feuilleter le lexique des termes politiques, on s'apercevrait que tous ces termes à commencer par celui de démocratie, ont une origine grecque, sauf un : "dictateur". Ce mot est d'origine romaine. A croire que, dans la pratique, l'énorme legs notamment politique d'auteurs comme Platon, Aristote… que les Arabes ont fait redécouvrir par la suite, à l'Occident, est passé à la trappe. Dans l'exercice du pouvoir, les gouvernants arabes semblent n'avoir retenu que le mot romain de "dictateur".

Avec les révolutions arabes, certains de ces régimes sont tombés. Ceux qui restent sont dans l’œil du cyclone. Ils cherchent à retarder une échéance inéluctable en achetant la paix sociale. Pour combien de temps encore ?

Les peuples ne réclament plus comme par le passé, du pain mais des denrées beaucoup plus précieuses : la liberté et la dignité sur fond de démocratie.