Le Docteur
A l’université de Jleyfti, au niveau du corps professoral, un seul portait le nom prestigieux de docteur. C’était un professeur de « géo-économie », un nom très connu dans les milieux estudiantins de France depuis le début des années 60. Il était rentré depuis peu en Mauritanie. Selon ses proches ? il disait qu’il s’était pressé de rentrer pour ne pas se laisser rattraper par l’âge et rater ainsi son intégration à la fonction publique. Appelons-le: « Le Docteur » comme ça lui plaisait tant. Physiquement bien bâti et bien portant, c’était un personnage haut en couleur. A travers son cours, on comprendra aisément qu’il était doté d’une large culture, sans profondeur évidente. Aussi, à travers ses longues introductions à ses cours (qui débordaient assez souvent sur le sujet), on comprendra aussi qu’il a sillonné une bonne partie du monde, probablement bien avant la fin de ses études.
Dans les casinos et le quartier latin de Paris
D’après les étudiants mauritaniens qui l’ont connu en France, il était plutôt proche des milieux de la droite et de l’ambassade de Mauritanie à Paris. Selon les mêmes sources, il collaborait en même temps avec les partis Baath d’Irak et de Syrie. En 1968, ce serait toujours lui à qui les autorités syriennes avaient confié l’organisation du congrès des étudiants mauritaniens à l’extérieur. L’intervention de feu Soumeydaa et ses amis de la gauche mauritanienne naissante avait réussi à lui arracher l’initiative et à l’écarter des travaux du congrès. Selon un participant à ce congrès, les responsables syriens l’appelaient à l’époque « le Docteur », soit presque une décennie avant qu’il n’obtienne le fameux diplôme.
Un sujet de cours embarrassant
Une fois donc, le Docteur se présenta devant nous, dans l’amphithéâtre de « Nouagour », nom d’une localité non loin de Jleyfti, qui a vu ma naissance sans jamais trouver l’occasion de la voir au moins une fois. Ce jour-là, sa sérénité affichée était plutôt manifestement perturbée. Il nous a habitués à introduire son cours par des commentaires d’ordre général ou d’ordre personnel, et souvent les deux à la fois. Cette fois-ci il annonça solennellement son sujet: le Capital de Karl Marx. Il s’attarda pendant longtemps sur l’introduction de son thème. Apparemment il tenait à nous préparer pour mieux assimiler son propre point de vue sur un sujet qui, tout indiquait, l’a beaucoup accaparé durant son séjour au quartier latin de Paris.
Le cafouillage du Docteur
« …Certains prétendent que le travail suffit à lui seul pour tout transformer… ». Puis après: « …Plaçons des milliers de nos travailleurs sur notre montagne de notre minerai de fer, la Kedia de Jil de Zoueirat et vous verrez qu’ils ne pourront pas produire un seul kg de fer ! ». Puis, il ajouta: « …Ce sera seulement après la mobilisation d’un
énorme capital financier que la production du fer a pu démarrer ». Je soupçonne que, sciemment, il feint d’ignorer que des forgerons appartenant à d’anciennes peuplades nomades vivant dans ces contrées désertiques, à l’aide d’instruments rudimentaires, avaient exploité le même minerai de fer des siècles durant avant l’ère industrielle et bien avant la naissance du capital financier. Il continuait à multiplier les exemples sur l’insignifiance du travail et du système social qui l’incarnait (le socialisme) et l’importance « capital » du capital financier et par conséquent des capitalistes et de leur capitalisme.
Le Docteur s’acharnait dans ses explications. Soit, il tenait à convaincre des jeunes adolescents censés ignorer le débat universel suscité par un tel sujet. Soit, il tenait à pousser d’éventuels sympathisants de ses adversaires d’hier en France à se manifester pour leur régler éventuellement leur compte ou plus exactement le compte de ses adversaires d’hier. Il semblait que le sujet était complètement étranger au public présent. Il se pourrait aussi que certains préféraient ménager la sensibilité du Docteur pour ne pas subir ses éventuelles réactions, qui pourraient même être physiques et violentes.
La décision suicidaire
Intérieurement, j’étais fortement révolté par la façon dont ce monsieur s’en prenait à des principes qui m’étaient très chers. Après avoir mesuré toutes les conséquences catastrophiques sur mes études d’une réaction de ma part qui contredisait le célèbre Docteur dans ses certitudes, je pris la décision de réagir. Comme d’habitude, j’avais pris le temps de bien préparer ma question-colle. Comme toujours elle devrait être à la fois pertinente et concise.
Monsieur occupait seul tout le terrain. Il faudra le surprendre, l’assommer. Je levais le doigt. J’étais le seul à pouvoir le faire. « Toi là-bas au fond ! », s’écria-t-il.
Faire perdre au Docteur son équilibre
Son attention fut attirée par ce petit doigt solitaire qui se permet de le défier dans son cours, son si majestueux cours. Je le regardais droit dans les yeux mais avec respect et humilité: « Monsieur, d’où vient le capital ? ». Question d’apparence élémentaire. Il n’en revenait pas. Il eut manifestement saisi aussitôt toute la profondeur de la question. Il est évident que le travail a existé bien avant le capital puisque c’est bien le premier qui a engendré le second. Comme il est également évident que le travail avait fait tourner toutes les activités économiques bien avant toute accumulation capitaliste.
Ma conviction est qu’il a déjà débattu la même question de nombreuses fois et dans les mêmes termes dans ses veillées nocturnes parisiennes. N’attendez pas de moi de vous donner sa réponse puisqu’il n’a pas pris la peine de me répondre. « Ah bon, il y’a des communistes cachés parmi vous ! », s’écria-t-il et à plusieurs reprises. Voilà tout ce que j’ai eu comme réponse. Il interrompit le cours. Un étudiant, il serait Sidi Ould Tah, si j’ai bonne mémoire, s’adressa à moi après le soi-disant cours pour me dire: « Je crains qu’il ne te coince! ». Ce que j’avais déjà prévu.
(A suivre)