Authenticité – 2

13 November, 2024 - 16:04

C’est à cette croisée des chemins que se retrouve aujourd’hui l’Humanité. Réduite à un affrontement intercivilisationnel, via de grands blocs idéologiques diversement sacralisés, textes à l’appui (1), dans un contexte toujours plus concentrationnaire – population, production, consommation, information, administration et, les manipulant tous, forces d’argent – elle tend à s’en remettre à l’arbitrage d’une technicité réputée objective, au prix même de son âme : son humanité. Relever celle-ci, chacun du plus profond de lui-même, de ses convictions, de leurs sources, constitue la seule alternative à cet abandon. Rien de nouveau sous le soleil ? Oui, à ceci près qu’exclue de toute quête de pouvoir sur autrui, une telle attitude ne vise qu’à éclairer, chacun, sa propre compréhension et adaptation à ce qui est, à l’instant. Avant celui d’après, mieux peut-être. Quête d’ordre, assurément, d’un rapport harmonieux, comme nous le proposions tantôt, entre l’individu et le groupe, intégré durablement dans un environnement spécifique.

Mais l‘unanimité est un mythe, le consensus rare, même s’il devient impératif sur quelques points essentiels : protection de la biosphère, valorisation de la diversité, déconcentration, par exemple (2). Coercition du despote, donc et encore ; d’une oligarchie opinément discrète, au regard des moyens techniques considérablement accrus de la manipulation de l’opinion ? Ou d’une majorité réellement consciente et responsable de ses choix ? À supposer seulement que le mouvement de déconcentration atteigne une ampleur suffisante pour garantir l’authenticité du débat citoyen (3), il y a à reconstruire le droit, notamment public, de la personne, singulièrement saccagé ces derniers siècles. Au nom de quels fondements islamiques le non-musulman en villégiature musulmane n’aurait-il plus que l’autorisation de de se taire ? De quels humanistes la musulmane se voit-elle interdite de burkini sous administration laïque ?

 

Juste un partage, soudain savoureux…

C’est précisément dans l’histoire des minorités, ici et là, entre protection et répression, droit et déni d’expression, participation et exclusion du débat public, que se révèle le potentiel universel d’une singularité sociétale. Il grandit à la mesure des réserves intermédiaires – contre-espaces, contre-temps, contre-pouvoirs – consenties, par la majorité, au dit et au non-dit de ces minorités. C’est donc moins une affaire de textes que de contextes. Une des clés les plus efficaces, en islam, de cette souplesse tient justement de cette parcimonie des textes fondateurs – Saint Coran, hadiths du Prophète (PBL) – à légiférer, quand le Christ (PBL) s’ingéniait, lui, à ne suggérer l’ordre que par paraboles. Serait-ce, a contrario, que l’accumulation des lettres, ici de jurisprudence (fiqh), là de codes réglementaires, signifie paradoxalement l’inexorable asphyxie de ce potentiel ?

Suffirait-il de faire appel, ici, à une fusion qiyas-ijmah (4) ; là, à Montesquieu et son très policé « De l’esprit des lois » ; pour initier, partout, un allègement des contraintes scripturaires et s’éviter ainsi des incendies bibliothécaires ou des inflammations procédurières guère de nature à éclairer, s’il était besoin, la conscience des peuples ? L’ordre d’une toute simple famille sur quelques dizaines de m² – jusqu’à peut-être de plusieurs accordées sur un quartier de quelques hectares – ne nécessite pas de cahier de charges, même si l’on y entend parfois des éclats de voix. En rendant, au plus local, à la solidarité de proximité, la possibilité de gérer partie vraiment conséquente de son temps et de son espace, écologiquement, financièrement, socialement parlant ; en y laissant, à tous, assez de latitude et d’altitude, chacun à sa convenance, dans les limites de conventions collectives suffisamment discutées pour exprimer le meilleur de lui-même, de ses convictions, de ses références ; on a quelque chance de vous renaître un ordre au diapason de chacun, de tous et de tout, sans papier ou si peu, juste ce qu’exige la cohérence d’un global enfin décongestionné.

Illusion ou utopie, peu importe : nous allons tous. Moins étrangers à l’Autre, deviendrions-nous plus étrangers à nous-mêmes ? Construire, le plus souvent possible, des accès en pente douce ou des ascenseurs – de préférence à des escaliers… – accroît non seulement l’autonomie des paraplégiques mais aussi notre solidarité, sans que nous ayons à nous couper tous les jambes. Ajustement de relativités profanes ou commandement de l’Absolu sacré, le fait est qu’au final, « l’autonomie coopérative », selon les uns ; « la compétition dans les bonnes œuvres », selon les autres ; nous libèrent en ce qu’elles nous lient les uns aux autres. La foi, tout comme la révolution authentique – je veux dire celle qui nous rouvre à la plénitude du Réel, ici même, à l’instant – se révèle, non pas dans des paroles abstraites, aussi transcendantes ou argumentées soient-elles, mais dans des actes personnels, répétés au quotidien. Il y a donc des silences nécessaires entre les gens. En leur épargnant de vains affrontements, leur donnent-ils à se sourire, parfois ? Ainsi se révèle l’humanité, discrète, universelle… à partir juste d’un partage, soudain savoureux…

 

Ian Mansour de Grange

 

NOTES

(1) : S’il reste à réunir les textes qui le fondent, le laïcisme n’a, à cet égard, rien à envier à l’islamisme, du point de vue de la sacralité de ses principes…

(2) : À elles seules, ces trois tendances signent un projet de société tout aussi abordable d’un point de vue athée que croyant.

(3) : Dense hypothèse dont l’examen, même sommaire, nous entraînerait ici trop loin. Il nous faudra y revenir, incha Allah, en un prochain dossier spécifique.

(4) : Rappelons-en la traduction en français : ijmah, consensus général ; qiyas, raisonnement analogique.