Authenticité – 1 / Ian Mansour de Grange

6 November, 2024 - 23:17

Qu’on le nie ou non, le Réel constitue, pour tous les humains, l’énigme fondamentale, absolue, indédoublable (1). N’existe-t-il qu’en ce qu’il est perçu, à l’instar de ce qu’affirmait notamment John Locke (2), avant nos matérialistes contemporains ? Ou qu’en ce qu’il est rationnel, comme l’a si pesamment asséné Hegel (3) ? Ou encore, magique, fondamentalement métaphysique (4) ? L’Humanité n’a eu, n’a et n’aura sans doute jamais de cesse à naviguer entre ces trois pôles. On perd donc beaucoup de temps et d’occasions de rencontres, à batailler sur et pour des positions, alors que les enjeux semblent bel et bien liés à des mouvements. On peut aisément en déduire l’idée d’une convergence probable, chacun dans sa propre barque et selon ses propres perspectives. Aussi infime soit-elle, cette probabilité permet d’envisager des cartes maritimes communes.

Entendra-t-on ici tout ce que l’étude des contextes profanes, passés et contemporains, peut éclairer chacun dans sa navigation ? Il y a donc beaucoup plus à attendre d’ouvrages attachés à documenter la compréhension de l’environnement écologique, social, et/ou économique – le « et » restant, de loin, préférable au « ou » – des époques fondatrices des différentes civilisations qui transportent aujourd’hui notre humanité commune, qu’à s’acharner à couler leurs vaisseaux, pilonner leurs chantiers navals. Toutes proportions gardées, il est tout aussi vain et contreproductif de s’attaquer au Saint Coran ou à la Bible qu’à la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen. Tout comme assigner, à l’Autre, le point de convergence qui nous semble, à nous, incontournable. Il y a beaucoup mieux à faire…

En son sens fondamental, l’ordre, dans les sociétés humaines, est significatif d’un rapport harmonieux entre l’individu et le groupe, intégrés durablement dans un environnement spécifique. Si la dégradation accidentelle de celui-ci fut la plus probable cause initiale de la perturbation des rapports entre les gens, c’est généralement entre confrontation et assimilation que ces sociétés se sont complexifiées, laissant apparaître des sous-groupes – familles, tribus, classes sociales… –  en concurrence variable dans la détermination des règles du jeu social. Ainsi le pouvoir est-il devenu un enjeu de l’ordre, jusqu’à l’écraser de tout son poids ; prétendre déterminer non seulement le rapport entre l’individu et le groupe mais aussi leur environnement spécifique. Avec, de siècles en siècles et si notablement au cours des trois derniers, des conséquences désastreuses sur la vie de notre planète bleue : c’est au grand jour désormais que le pouvoir détruit l’ordre.

« Que demande le peuple ? Du pain et des jeux », constatait, acerbe, un Juvénal écœuré par la décadence de Rome. Satiété en déni de saveur ? Voire car il aura toujours existé une infime minorité de gens à rechercher obstinément plutôt celle-ci que celle-là et, l’ayant trouvée (5), entraîner les moins rassasiés à s’engager à leur suite. Le Christ et Mohamed (PBE) n’offrent, à l’ordinaire, ni pain ni jeux : les yeux du peuple brillent pourtant. Est-ce d’entendre qu’émanant de la seule transcendance intimement perceptible, l’ordre renvoie le pouvoir à de strictes fonctions politiciennes et techniques, indéfiniment discutables ? Que la libre soumission à Dieu nous rend à notre nature, tous égaux devant Lui et, surtout, les uns envers les autres ? Ces interrogations, en tout cas, n’ont pas fait long feu chez les chrétiens : l’infaillibilité papale, l’Inquisition et les guerres de religion se sont chargées de rappeler, à tout un chacun, l’ingéniosité des puissants de ce monde à les soumettre à de beaucoup plus cruelles « questions ». Avant de plus subtiles…

Détournée de l’Ordre Divin, à quels subterfuges la ferveur des foules a-t-elle ainsi été assignée pour perpétuer l’idolâtrie du pouvoir ? On a pu maintes fois vérifier, au cours des trois derniers siècles – singulièrement ces cinquante dernières années – que sa contestation l’engraissait tout autant, sinon plus, que sa flatterie. Comment, formalisée – et donc critiquable, falsifiable – la quête d’authenticité immédiate, de spontanéité naturelle, de liberté d’expression s’est vue progressivement détournée en idéal bourgeois de confort, de sécurité et d'assurance. Obturer le ciel, au nom de la liberté, c’est n’avoir plus à opposer, aux aléas de l’instinct et des partis pris, que les artifices de la loi et de la technique. Effrayé par ses potentialités irrationnelles (6), de moins en moins apte à se réaliser dans toute sa complexité, à se soumettre au Réel dans tout Son mystère, l’Homo modernicus admet d’être enfermé – pour ne pas dire : s’enferme de lui-même – dans des représentations réputées sensées, sécurisées, quadrillées dans des réseaux de plus en plus resserrés d’informations numériques qui lui offrent des illusions de « politiquement correct ». Entend-on ce que sous-tend ici l’usage du mot « politique », si étroitement lié à l’idée de pouvoir, pour désigner le concept d’une société moralisée, établissant euphémismes et tabous ? Fardé d’opinion « publique », ce n’est plus seulement sur rue mais au cœur même des gens que l’arbitraire a pignon.

 

Croisée des chemins

Les évidents décalages, tant dans l’historique que dans les méthodes d’appesantissement du pouvoir, entre les espaces occidentaux et non-occidentaux, notamment islamiques, auraient-ils autres fonctions que de se repousser les uns les autres, nivelant au final un même aplatissement du Réel ? Il y a comme une identité stratégique, entre, par exemple, les menées de l’Opus Dei, Daech, crypto-trotskystes, maoïstes ou identitaires (7), alors que la Silicon Valley, Bangalore, Zhongguancun et consorts en disputent à la Trilatérale et autre Monsanto-Bayer, pour planifier le vivant, à grands renforts de méthode variablement Coué (8) mais toujours médiatisée à outrance. On légalise, ici, la décapitation des singularités hors normes ; là, leur exhibition publique. L’indicible, l’intime, le secret est sommé d’au moins paraître au jugement du dit, puis classifié en degrés d’adéquation politiquement correcte. Que signifient ces poussées de fièvre et leurs médications si scientifiquement sécurisées ? Hallali du religieux… ou de l’humain ? Car que resterait du second, une fois déconnecté des racines du premier et binairement déchiffré en programmes adaptés, aveuglante évidence, aux seules nécessités du pouvoir ?

(À suivre).

 

NOTES

(1) : Selon l’éclairant rappel de Clément Rosset, en son ouvrage « Le Réel, traité de l’idiotie », Éditions de Minuit, Paris, 1977.

(2) : Pour qui « la sensation décide seule de la connaissance »…

(3) : Et sa célèbre formule : « Tout ce qui est réel est rationnel ; tout ce qui est rationnel est réel ».

(4) : C’est le point de vue traditionnel ; à ceci près qu’il faut distinguer ici entre traditions populaires, où la magie occupe une place prépondérante, et Tradition, au sens initiatique du mot, concentrée sur l’étude de la métaphysique…

(5) :  Plus exactement, retrouvée. Et tant l’épopée prophétique que les fulgurances bouddhiques ou taoïstes soulignent à quel point le commandement de ce réveil n’est pas de la volonté de l’ego.

(6) :  Brutes (littérales) et symboliques, bien évidemment dans le sens tantôt évoqué, que l’on se gardera bien de vouloir faire coïncider avec la non moins pertinente échelle graduant la conscience entre infra- et suprahumain. À cet égard, si notre ego semble déterminé par et inséparable de l’espace-temps de son émergence, l’énigme des potentialités de la personne dont il est issu reste entière. Ainsi que des implications éventuelles de celle-ci, ses motivations et ses buts, dans l’espace-temps de l’ego…

(7) : Paneuropéanistes, panarabistes, panfricanistes ou autres, sinon plus nationalistes ou régionalistes, ont ceci en commun d’enfermer leur singularité – espace, temps, culture, génétique, etc. – dans des frontières rigoureusement tracées, alors que celle-là ne s’est fondée qu’en fonction des autres et n’est fonctionnelle qu’en ce que celles-ci se meuvent, fluides, poreuses, vivantes…

(8) : C’est en s’assénant à tout bout de champ « qu’à chaque instant, je vais de mieux en mieux », que, selon Émile Coué (1857-1926), chacun de nous atteindrait au bonheur. On comprend aisément comment son antithèse : « à chaque instant, tout empire » ; matraquée par des media aux ordres, offre au pouvoir les meilleurs alibis pour marchander sécurité contre liberté… Un négoce qui en suggère, il n’est pas tout-à-fait vain de le noter au passage, d’autrement plus sordides en amont…