République islamique de Mauritanie : charia et esclavage

25 February, 2015 - 12:01

ROGER BOTTE, anthropologue, Institut des mondes africains (IMAF).

 

 

Le tribunal de Rosso vient de condamner, ce jeudi 15 janvier, Biram Ould Dah Ould Abeid, président de l’IRA (Initiative pour la résurgence du mouvement abolitionniste) et deux autres responsables, à deux ans de prison pour « offense et désobéissance à la force publique ». En réalité, ces militants anti-esclavagistes faisaient partie d’une caravane pacifique organisée par diverses organisations de défense des droits humains pour protester contre l’esclavage foncier dans les palmeraies du pays et dans la vallée du fleuve Sénégal. Il s’agissait pour eux de sensibiliser les populations sur la nécessité d’une réelle réforme agraire en faveur des esclaves et descendants d’esclaves (Harratines). Ils  dénonçaient l’accaparement des terres agricoles par des lobbies politicaux-tribaux d’hommes d’affaires, de fonctionnaires, de religieux et de militaires qui profitent des expropriations : ainsi, sur 250 litiges fonciers opposant les Harratines à cette oligarchie, la justice a-t-elle toujours tranché en faveur de cette dernière, notamment dans les adwabâ, villages d’esclaves ou villages de culture. L’adoption par le gouvernement en mars 2014, en collaboration avec l’ONU, d’une feuille de route pour l’« éradication de l’esclavage dans une période d’un à deux ans », comprenant en particulier l’accès à la propriété foncière, prouve la résilience de l’institution. En fait, Biram Ould Dah Ould Abeid paie aujourd’hui l’addition de l’élection présidentielle du 21 juin 2014 : arrivé en deuxième position avec 8,6 % des voix, très loin des 81 % de l’actuel président, il avait pu cependant présenter un programme libérateur et faire entendre la voix des opprimés.

La répression généralisée du mouvement anti-esclavagiste s’inscrit dans un contexte de montée de l’islam radical, relayé ou instrumentalisé par le pouvoir politique, et porté par divers mouvements intégristes : Ansar Charia, Ahbab Rasoul, Initiative pour la défense des Oulémas et textes sacrés, Mouvement Hawa… Le 24 octobre 2014, l’imam de la grande mosquée de Nouakchott, dite mosquée saoudienne, Ahmedou Ould Lemrabott Ould Habibou Rahmane, avait traité les militants anti-esclavagistes d’« impies » et d’« apostats » et décrit l’organisation IRA comme « la cinquième colonne du judaïsme et de l’impiété en Mauritanie ». Ce même imam, gros propriétaire terrien et possesseur d’esclaves (à Ammara et Houbeïra, région du Trarza) selon l’IRA, est également le mufti officiel de la République islamique de Mauritanie. Lors de l’élection présidentielle, il affirmait dans ses prêches que le soutien au président Mohamed Ould Abdel Aziz était une obligation religieuse, accusant l’opposition d’être « égarée et anti-islamique par son alliance avec les démocraties sataniques, l’Occident et les Nations Unies, impies et croisés ».

Or, dans ce pays, l’accusation d’impiété et d’apostasie peut conduire à une condamnation à mort. Ainsi fut fait, le 24 décembre 2014, pour Mohamed Cheikh Ould M’Kheitir par le tribunal de Nouadhibou. La justice lui reproche un article publié sur les réseaux sociaux jugé « attentatoire à l’islam et à la personne du prophète ». Le jeune ingénieur, appartenant à la caste des forgerons, y dénonçait dans un arabe savant l’« iniquité » subie par les « couches marginales » de la société mecquoise au VIIe siècle et établissait un parallèle avec la perpétuation d’un « ordre social inique » actuellement en Mauritanie au détriment des groupes d’origine servile ou castée. L’énoncé du verdict, condamnation à mort par peloton d’exécution, fut accueillie par des scènes de liesse, tandis que le célèbre prêcheur Mohamed Ould Sidi Yahya diffusait une nouvelle cassette dans laquelle il félicite le pouvoir mauritanien pour son application de la charia.

La militante pour l’égalité sociale, contre l’esclavage et le droit des femmes, présidente de l’Association des femmes chefs de famille (AFCF), Aminetou Mint El Moctar qui avait apporté publiquement son soutien à Ould M’Kheitir fut à son tour accusée d’apostasie. Le dirigeant d’un courant islamiste radical Ahbab Rasoul (les amis du prophète), Yadhih Ould Dahi, s’empressa d’édicter une fatwa de mort, relayée par plusieurs mosquées : « Cette malveillante qui défend M’Kheitir et dit qu’il est un détenu d’opinion et qui a demandé sa libération et qu’on lui rende son épouse, celle qui décrit le groupe des ‘amis du prophète’ comme des Boko Haram et des Takfiri car ils n’ont fait que demander de l’équité pour le prophète et le respect de son honneur, qu’elle soit damnée par Allah, les anges et les gens réunis. Aujourd’hui j’annonce avec la bénédiction d’Allah son apostasie pour avoir minimisé les atteintes à l’honneur du prophète. C’est une infidèle dont [verser] le sang [est] licite. Quiconque la tue ou lui arrache les deux yeux sera rétribué chez Allah. »

C’est avec inquiétude pour la vie d’Aminetou Mint El Moctar que l’on constate la liberté laissée à un individu de lancer un tel appel au meurtre sans qu’aucune autorité administrative ou politique ne réagisse. Au fond, ces stigmatisations viennent à point nommé pour détourner les Mauritaniens des difficultés économiques : retard dans l’exécution de grands projets, chute du prix du fer dont l’exploitation sert de caisse noire au régime, non-reconduction de l’accord de pêche avec l’Union européenne, série d’énormes scandales financiers qui portent sur le détournement de plusieurs milliards d’ouguiyas.

Mais le pouvoir joue un jeu dangereux en instrumentalisant la religion pour consolider son hégémonie et tenter d’endiguer les mouvements sociaux contre l’esclavage et pour les droits civiques des groupes considérés comme « subalternes ». La perpétuation d’un ordre statutaire et hiérarchique vieux de plusieurs siècles désormais adossé à un islamisme radical risque de provoquer l’implosion de la Mauritanie et son basculement aux mains des fanatiques religieux. Dans ce pays, la concomitance de l’érection de la charia en unique source de droit (mai 1980) et la proclamation de l’abolition de l’esclavage (juillet 1980) alimente une résistance politique, juridique et religieuse multiforme à la suppression définitive de l’assujettissement. De fait, pour la quasi totalité du corps religieux et pour tous les esclavagistes, la charia légitime l’institution servile — malgré sa criminalisation en 2007 — et conforte ainsi tous ceux qui font une interprétation rétrograde des textes religieux.

 

 

Dernier ouvrage paru : « Esclavages et abolitions en terres d’islam : Tunisie, Arabie saoudite, Maroc, Mauritanie, Soudan », Bruxelles, André Versaille éditeur, 2010.