Mon cher cercle d’amis intimes
L’aventure du 16 mars 1981 m’avait trouvé à Atar. Je servais comme enseignant surveillant au lycée d’Atar dans la perspective de participer à l’examen du baccalauréat de la même année. J’ai appris la nouvelle du 16 mars dans le quartier de Kenawal, quartier situé à l’entrée d’Atar. Avec des amis, je prenais le thé après le succulent tagine matinal, tradition séculaire aux habitants de la ville d’Atar. Parmi les amis présents, je retenais: les deux enseignants, amis intimes, feu Hamad Ould Ahmed et Sseyid Ould Youssef, ainsi que feu Salek Ould Vreiwa, l’aveugle (en fait voyant par son intelligence).
Je retenais aussi Marie, la belle et jeune sage-femme, la fille de la célèbre dame de Kanawal, Tbeira, servant auparavant à l’hôpital de la SNIM à Nouadhibou. Souffrant d’un cancer de sang, en stade avancé, Marie attendait stoïquement la fin de ses jours chez elle. Son ravissant sourire qui cachait mal son angoisse intérieure ne me quitte jamais.
Je me souviens également de notre hôte, Mohamed Ould Menna et sa belle et généreuse femme Selem Khoualha. Cette famille aux repas succulents mérite d’être citée. Son mari, Mohamed, un sexagénaire à l’époque, travaillait comme boucher principal au marché central d’Atar. Sa maison constituait un lieu privilégié de regroupement des hommes du quartier. L’odeur de la viande n’était pas étrangère à cet attroupement.
Le passe-temps
Hamad, Seyid et moi, en plus d’autres collègues, les rejoignions, souvent le week-end. Le jeu de cartes (la belotte) prenait l’essentiel de notre temps. En même temps ça discutait à bâtons rompus. Les sujets ne manquaient pas. L’actualité politique était entretenue constamment par les rumeurs des soubresauts et des règlements de compte au sein de la junte militaire au pouvoir.
Un palestinien parmi nous
Il arrivait aussi que nos palabres débordent sur de banals sujets. Souvent, les esprits s’échauffent quand le débat butait sur des questions, si passionnantes à l’époque, comme les récits teintés de mysticisme de certains marabouts de la ville. Un professeur palestinien, servant au lycée d’Atar, du nom d’Elghadoumi, nous accompagnait parfois au regroupement de Ehel Menna. D’une façon hautaine, il se démarquait de Varough Elghadoumi, le célèbre conseiller du leader palestinien feu Yasser Arafatt. « Pourquoi ce n’est pas plutôt lui qui porte mon nom à moi ! ?», se vantait-il.
Un échange dangereux
Avec une grande passion, Elghadoumi soutenait ceux parmi nous qui exprimaient du scepticisme à l’égard des pratiques occultes. En même temps, il se permettait de nous raconter des cas de grand charlatanisme vécus avec son propre grand-père. Il racontait qu’une fois, tout petit encore, il avait failli se faire mordre par un serpent dans « leur grand jardin !». Il affirmait que son grand père parvint, par la simple récitation d’une incantation, à le tuer sans le toucher.
Je lui avais rétorqué immédiatement que « je n’accepte pas qu’il se permette de s’en prendre à nos marabouts au moment où il faisait l’éloge des conneries de son propre grand-père ». Une folle colère s’empara d’Elghadoumi. Au même moment, un frisson de peur bleue me balaya tout le corps. Les amis s’interposèrent. Ils voulaient surtout m’éviter le pire. Elghadoumi réussit à casser son emportement: « vous savez, moi, je peux tout accepter sauf s’en prendre à mon père ! ».
Soulagé par les propos d’Elghadoumi, plutôt moins sévères que ceux auxquels je m’attendais, je répondis: «je vous prends à témoins: je demande pardon à Elghadoumi ! Je lui présente mes sincères excuses». Puis j’ajoutais: « Mon erreur est d’avoir discuté avec quelqu’un qui se veut un intellectuel alors que pour moi un vrai intellectuel ne doit avoir ni père ni mère ! ».
Elghadoumi était de taille courte, costaud et chevelu. Une sorte de pierre compacte ou pierre véritablement « bien polie » (sans être pour autant policée) d’un autre âge, formée à partir d’un matériau très solide. Ma chance est qu’il n’était pas tombé sur moi pour m’écraser d’un seul coup. Agité par une forte colère, il se leva et sortit précipitamment. Intérieurement, j’étouffais un ouf de soulagement.
Le spécialiste des goûts universels
Dans nos palabres, le sujet le plus fréquent et qui poussait à son comble la passion des gens de l’Adrar était d’ordre local: les dattes et les palmiers dattiers, leurs différentes espèces et les divers bons goûts de leurs produits.
Les palmeraies, les palmiers dattiers dans leurs majestueuses oasis et leurs diverses variétés de dattes, constituaient en réalité un vrai domaine à la fois cultural mais surtout culturel de la dimension des sciences religieuses chez les tribus Zawaya de l’Iguidi des environs de Mederdra.
Mes amis, venant d’autres régions, où on ne récoltait que le jujube ou le Touga comme chez moi..., se tracassaient pour démontrer aux vieux d’Atar qu’ils sont devenus grands connaisseurs des espèces de dattes, souvent mieux que les vétérans de Ideichilli (la tribu dominante dans les palmeraies de l’Adrar). Comme le débat se passionnait sans pouvoir aboutir à une conclusion satisfaisante pour tous, Cheikhna, un vieux chauffeur Teyziga (les habitants du quartier de Kenawal), leur proposa de demander mon avis.
La réponse qui fâche
Jusque-là j’observais un silence de marbre. Intérieurement, j’étais complètement assommé par ce que je considérais comme étant un sujet véritablement terre-à-terre. Notre hôte, Ould Menna, refusa catégoriquement. Il jurait à haute voix de ne pas prendre mon avis sur la question. Manifestement, mon agacement ne lui échappait pas. La majorité trancha: il fallait prendre l’avis de Cheddad. Ils ne savaient pas qu’ils m’ont donné le temps de bien préparer ma réponse-assassine.
L’honneur revenait à Cheikhna, un vieux chauffeur, de se charger de poser avec tout le sérieux et la solennité requise, la fameuse question exigée par l’honorable assemblée des experts du « nucléaire adrarois »: « Cheddad..., objectivement..., selon ta propre expérience des différents goûts de l’univers..., lequel des dattiers en question, donnait les dattes au goût le plus succulent ?! ».
La réponse ne tarda pas: « s’il vous plait, mes chers amis, je vous prie de m’épargner d’intervenir dans un tel genre de débats ! Vous savez, chez nous, succulent, agréable ou désagréable et tous les qualificatifs relatifs au goût du manger, sont exclusivement l’affaire de nos enfants ». Et Ould Minna d’éclater de rire: ha ! ha ! ha !... Hé Cheikhna, et pourtant je t’ai mis en garde de ne pas demander l’avis de tel ! Moi je savais d’avance qu’il va nous tourner en dérision ! ».
Se disputer l’hospitalité légendaire
Un autre thème occupait souvent les visiteurs de l’auguste assemblée. Il s’agissait de l’hospitalité dans la société mauritanienne. Comme d’habitude les gens de l’Adrar tenaient à être les premiers en tout. Cherchant un consensus Mohamed Ould Menna se proposait de nous donner une liste des villes, selon lui, les plus hospitalières dans notre pays et par ordre de degré d’hospitalité. L’essentiel pour lui était de mettre la ville d’Atar à la tête de cette liste. Il l’avait donc citée la première. Il observait nos visages.
Il tenait à placer à chacun de nous une agglomération urbaine de chez lui en échange de l’acceptation d’Atar à la tête de la liste. Il me regarda comme pour me demander de lui donner le nom d’une ville de chez moi. Il ne savait pas qu’au Trarza de l’époque, la ville proprement dite n’existait presque pas encore. En dehors de Rosso, un grand centre cosmopolite, les seules agglomérations portant le nom de ville étaient Boutilimit et Mederdra. Les deux, à l’époque, pourraient en fait être considérées comme de grands campements nomades fixes.
D’autre part, Ould Menna, aussi, peut-être (était-ce un préjugé ?), ne savait-il pas, ou il feignait de ne pas savoir que les gens de notre région n’étaient pas réputés pour leur hospitalité et curieusement aussi ils s’en vantaient. Sans attendre, je lui complétais sa liste nationale de villes hospitalières: « et Tékane ! ». « Quoi ?!» se demanda Ould Menna. Puis il tourna la tête dans la direction du vieux Cheikhna: « c’est quoi Tékane? ». Jusqu’au moment où je faisais la proposition je n’avais jamais vu Tékane qui se situe pourtant à quelques 30 km de chez nous.
Et le vieux chauffeur, qui n’a jamais cessé de sillonner tout le pays, de répondre: « Tékane, moi, je le connais parfaitement. Il s’agit d’un pauvre village de pêcheurs, enclavé au bord du fleuve Sénégal ». Ould Menna, notre hôte, emporté par une folle colère, se leva. Puis il quitta sa maison nous laissant derrière lui. Il cessa de me parler pendant presque un mois. Il esquiva à chaque fois mes taquineries. Pourtant elles lui plaisaient beaucoup avant.
Les chèvres de Ould Menna
Un jour, il me surprit avec un spectacle inhabituel: il s’agitait, manifestement de joie. Il riait à grande gueule, laissant apparaitre ses nombreuses dents toutes blanches au milieu d’un visage de teint noir foncé, surmonté d’une touffe de cheveux crépus tout blancs aussi à l’image d’un bonnet d’un pèlerin ouest Africain. Il s’adressa à moi: «Marhaba (bienvenue) ! Mon cher ami, mon fils, je suis pressé de te voir! Je te demande pardon. J’étais fâché contre toi ». Depuis deux jours ce n’est plus le cas. Je te félicite pour m’avoir donné l’occasion de rire, de rire à pleins poumons comme si je n’ai jamais ri. Je vais tout te raconter. L’autre jour, j’étais au marché de bétail. Comme d’habitude je cherchais des bêtes d’abattoir. Un pauvre mec voulait me vendre quelques chèvres. Il ne cessait de vanter leur qualité: « des chèvres natives de l’Adrar... Elles ne connaissent que les oueds de l’Adrar... », Expliqua-il. «Je l’ai coupé court », expliqua-t-il: « hé, écoute-moi bien ! Ça m’est égal; je n’ai que faire de la qualité de tes chèvres, même si elles viennent de débarquer aujourd’hui de Tékane, je ne dépasse pas le prix que je t’ai déjà proposé ! ».
Il me dit: « quoi ?! ». « Je lui répète la même chose ». « Sonné par ma remarque, le bonhomme ôta l’espèce de boubou qu’il portait. Il se mit à l’agiter pour éloigner ses chèvres de mon voisinage, avant de me répliquer: même si tu me remplis leurs peaux d’or je ne te les vendrai plus ! ». « Mon poumon a failli éclater de rire !», conclut Ould Menna. «Et depuis lors je te cherchais pour te demander pardon et te féliciter en même temps pour m’avoir donné l’occasion de passer tout mon temps à rire », ajouta-il, en laissant libre cours à ses éclats de rire.
Une décennie après, lors d’une campagne électorale, j’eus l’occasion de voir le joli village de Tékane: une cité historique où vivaient deux familles prestigieuses, les Kane et les Almami Sy, enracinées dans une tradition culturelle et guerrière millénaire. Malheureusement, le temps ne m’a pas donné l’occasion de revoir le vieux chauffeur Cheikhna pour lui démentir ses propos malveillants à l’égard de Tékane, notre désormais capitale municipale et récemment départementale.
(À suivre)