De la corruption (1ère Partie) / Par Ishaq Ould Ahmed, Economiste

17 February, 2015 - 09:13

Rarement sujet aura focalisé autant l'attention en Mauritanie, suscité autant de débats, mis à nu autant de mesquineries, engendré autant de partis pris, déchainé autant de passions, que celui de la corruption. Rarement thème aura été aussi galvaudé, tordu, obscurci par une certaine vulgate ambiante.  Comme si le thème de la corruption était investi de la mission de répandre les poncifs de nos contradictions congénitales.
Ce désordre généralisé nous semble, entre autres, causé par une incapacité manifeste du grand public à appréhender ce concept, pourtant pierre angulaire du débat (politique ?) tout au long de ces dernières années. Malgré les efforts soutenus des représentants de l'autorité à expliquer les méfaits de ce fléau et mettre en avant les mesures pour y faire face, d'une part, et les contre attaques de leurs contradicteurs visant à réduire à néant leurs arguments d'autre part, bon nombre de nos concitoyens ne s'y retrouvent toujours pas.  
S'y ajoute à cette cacophonie, l'absence d'un espace minimum de convergence sur ce qu'est l'essentiel des définitions et acceptions courantes se rattachant à ce concept. Mais comme à quelque chose malheur est bon,  la corruption, taboue il n'y a pas si longtemps, est devenue l'objet de palabres interminables.
Phénomène planétaire, la corruption frappe tous les pays, développés comme en voie de développement, est au centre des joutes politiques en Europe, en Asie, en Afrique, en Amérique. Vieille comme le monde, elle n'est pas seulement le fait des politiques ou des personnalités éminentes. Elle peut toucher, à des degrés divers, toutes les catégories, du simple citoyen au plus haut responsable.
Dans ces conditions, il ne serait pas superflu de revenir, ne serait-ce que de manière succincte, sur le thème de la corruption et de la lutte contre la corruption pour tenter, de manière objective, accessible au plus grand nombre, de jeter un nouvel éclairage sur les tenants et aboutissants de ce phénomène complexe.
Pour ce faire, il sera question, dans ce qui suit, d'essayer dans un premier temps d'éclairer les contours du concept lui-même tout en évoquant, chemin faisant, ses principales causes, mais en s'attachant à la réalité mauritanienne (I), pour aborder ensuite les principales mesures mises en place par les Pouvoirs publics durant les dernières années en vue d'enrayer ce fléau (II), avant d'en évoquer les perspectives (III).
I.    Un concept multiforme
Même s'il n'y a pas consensus, loin s'en faut, sur une définition précise de la corruption, tout le monde s'accorde cependant sur son caractère infâme et répréhensible. En Mauritanie, pays dont la population est musulmane à 100%, la pratique de cette religion implique de se conformer à une série de prescriptions qui embrassent toute la vie du croyant.  Respecter ces prescriptions, éviter de s'adonner à tout interdit (le Prophète dit en effet : " ce que je vous enjoins de faire, faites-le selon vos capacités, ce que je vous interdis, évitez-le ", Hadith agréé par Bukhari et Mouslim), permet au musulman de garder l'équilibre entre spiritualité et matérialité.
La Rachwa ou corruption figure en bonne place parmi les interdits de l'Islam. Son interdiction découle directement du Coran et de la Sunna du Prophète (PSL).
Plusieurs versets du Coran vont dans ce sens. Ainsi, par exemple : " Entraidez-vous dans l'accomplissement des bonnes œuvres et la piété et ne vous entraidez pas dans le péché et la transgression. " (Coran, 5, 2).  
Ou encore, " Ne dévorez pas mutuellement et illicitement vos biens; et ne vous en servez pas pour corrompre des juges pour vous permettre de dévorer une partie des biens des gens, injustement et sciemment." (Coran : 2/188).
Dans la Sunna, à titre d'illustration, ce hadith rapporté par Ahmed : " Dieu maudit le corrupteur, le corrompu et l'intermédiaire ".

C'est dire que la corruption est une pratique particulièrement réprouvée par l'Islam et dont les adeptes sont promis au plus dur châtiment dans l'au-delà.
Que couvre plus précisément ce concept ?
Les Fuqahas (jurisconsultes) définissent la Rachwa comme étant le fait de donner une gratification à quelqu'un en contrepartie d'un service injuste, non mérité ou qui transgresse les droits d'une autre personne. C'est donc une forme de subornation. Cette définition a le mérite, à notre sens, d'aller sans détour à l'essentiel, en des termes intelligibles. Mais elle n'est pas la seule.
Plusieurs auteurs ont abordé cette question suivant plusieurs des ses aspects, et parfois avec force détails et analyses. Attardons-nous un moment sur ce qu'en disent G.Blundo & Olivier de Sardan dans un ouvrage collectif intitulé : " La corruption au quotidien en Afrique de l'Ouest, approche socio-anthropologique comparative, Bénin, Niger et Sénégal1 ".
Les auteurs commencent par une mise en garde : " On ne peut pas tracer une frontière claire entre le "favoritisme ", le clientélisme et le " piston " généralisés, d'un côté, et les " arrangements " faisant intervenir des contreparties monétaires, de l'autre ; ou encore entre les commissions et gratifications légitimes, d'un côté et les pots-de-vin illégitimes, de l'autre " .
Les auteurs, même s'ils constatent une similitude étrange entre les systèmes corruptifs dans les trois pays étudiés, à travers notamment ce qu'ils ont appelé " procédures de détournement et détournement de procédures ", ont cependant tenu à souligner que partout ils ont trouvé " des fonctionnaires intègres, déplorant tous la gravité du mal, et se désolant de leur impuissance. (…) ont eu des velléités réformatrices, à une échelle ou à une autre "2.
Les auteurs essaient ensuite de faire un inventaire rapide des formes les plus courantes de corruption à savoir : la commission, la gratification, le piston, les rétributions indues pour terminer avec les plus graves, les détournements.
Ils  donnent des exemples précis de pratiques courantes dans chaque pays, qu'il serait long d'évoquer ici. Néanmoins, et à titre d'illustration, ils rapportent qu'il est fréquent que l'affectation d'un agent des douanes à un poste " juteux ", engendre des versements réguliers redistribués au niveau de sa hiérarchie. Ou encore, qu'il est parfois difficile, voire  impossible d'obtenir des documents administratifs sans faire un " petit présent " à l'agent concerné. A une échelle plus importante, la quête effrénée des marchés publics conduit certains " pisteurs " professionnels à faire tout pour influencer les décisions d'octroi de ces marchés. On a pu ainsi voir un peu partout en Afrique, des quartiers résidentiels entiers et même des villes sortir du néant du jour au lendemain, suite à la " réussite " supersonique d'une génération nouvelle d'hommes " d'affaires " dynamiques.
Des effets dévastateurs sur l'économie
De ses effets néfastes sur l'investissement, la répartition, l'image d'un pays donné, ses services vitaux, le tissu économique, que n'a-t-on pas dit ou écrit sur les conséquences désastreuses de la corruption sur la dynamique de développement ?
Mentionnons ici tout de même ce qui nous paraît être un aspect largement occulté ou peu relaté par les analystes et observateurs de tout bord. Il s'agit de ce sentiment diffus pour un citoyen donné de se considérer comme incapable de recouvrer ses droits et finir par se recroqueviller dans une posture d'impuissance qui peut ouvrir la voie à toute une  panoplie de réactions aussi imprévisibles les unes que les autres. Cette attitude découle directement de la généralisation d'un certain nombre de comportements liés au fléau de la corruption et dont le flot non endigué finit le plus souvent par inhiber ou au moins retarder toute velléité déterminée de réforme.
Ceci est vrai surtout - et c'est là le hic - pour les citoyens ordinaires, c'est-à-dire ceux qui n'ont d'autres possibilités pour vivre que la sueur de leur front, qui triment du matin au soir pour faire subsister les leurs et qui n'ont aucun moyen particulier - autre que la voie " normale " - d'accès aux services publics.
Des causes discernables ?
Peut-on se hasarder à avancer l'idée d'une culture politico-administrative propice à l'émergence d'un type donné de comportements ? Franchir ce pas serait à notre avis mettre tout dans le même sac, bonnes et mauvaises fois, vrais et faux réformateurs, citoyens responsables et concitoyens irrépréhensibles, fonctionnaires modèles et profiteurs patentés ? Ce serait donc pour le moins injuste et tendancieux.
Nous ne reviendrons pas ici sur les causes connues et reconnues dont foisonne la littérature sur le sujet. Le lecteur pourra s'y reporter à sa guise, en séparer le chimérique du réel, le fantaisiste du sérieux.
Le plus souvent d'ailleurs, ces " causes " de la corruption apparaissent comme plutôt des conséquences et vice versa. Il est vrai que dans le dédale des analyses et études, le lecteur lambda s'y perd aisément.
Il est trop facile et un peu court, selon nous, d'imputer la corruption aux seules injustices sociales, à la déliquescence de l'administration, à l'amenuisement des valeurs morales, etc., même si ces facteurs jouent bien entendu des rôles différenciés, de manière générale, dans la diffusion du phénomène.
Toute tentative de sortir des sentiers battus dans ce domaine, peut sembler illusoire et d'emblée vouée à l'échec. Essayons cependant de se hasarder à une toute autre explication de la propagation du phénomène dans notre société.
Je suis de ceux qui continuent à penser que dans leur grande majorité, nos concitoyens sont naturellement peu enclins aux magouilles et aux méthodes détournées pour arriver à leurs fins. Cet état de fait découle d'abord, bien entendu de notre culture islamique, d'une foi sincère en Allah, Seul Bienfaiteur. Mais aussi de la nature bonhomme d'un peuple, vivant il y a seulement quelques décennies dans le grand air et l'insouciance - avec des besoins limités - et cultivant ses valeurs de tolérance, de simplicité, de piété, de générosité. Ce n'est qu'avec notre entrée tardive dans ce qu'il faut bien convenir d'appeler la " modernité ", que des dérives de plus en plus marquées sont apparues.
Alors pourquoi, en un temps record, voilà que nous sommes catalogués parmi les pays où sévit la corruption ? Pourquoi, selon certains observateurs, ce fléau gangrène à la fois le tissu social et le tissu économique du pays?
Outre les explications avancées çà et là, crédibles pour la plupart, en voici une qui me paraît correspondre spécifiquement à notre nouvel état d'esprit. J'ai été témoin il ya plusieurs années déjà, de l'échange surréaliste suivant entre deux amis, échange qui en dit long sur ce fameux " état d'esprit " alors naissant.
-    Je viens de prendre une décision qui changera le cours de ma vie, commença l'un.
-    Ah bon, laquelle ?
-    Je vais profiter des crédits qui sont alloués à ma structure…
-    Mais n'en profites-tu pas déjà ?
-    Certes mais ce n'est pas ce que je veux dire...
-    ……
-    J'ai regardé autour de moi et la plupart de mes collègues mènent un train de vie somptueux : grosses cylindrées, villas qui poussent comme des champignons, et …..
-    Arrête, arrête, et alors ? C'est peut-être le fruit de leurs efforts, ou peut-être un héritage…
-    Ah, laisse moi-rire. Penses-tu que je ne les connais pas suffisamment. Toutes ces dépenses monstrueuses c'est l'argent public, ce sont des " largesses " qu'ils se sont octroyées indûment. Alors, moi, je vais les imiter et en profiter avant mon éviction ou ma retraite. D'ailleurs, toute ma famille m'exhorte à agir de la sorte en me disant : " considère que c'est mal houch wailak yelwarrani la tentvech(3)".
Pour la petite histoire, je ne sais pas si l'ami en question a mis finalement son projet à exécution ou s'il s'est rétracté au dernier moment. Mais ce que je tire de cette histoire, c'est la forte propension des mauritaniens au mimétisme et qui se manifeste dans beaucoup d'autres domaines. Des exemples : lorsque quelqu'un décide de fonder un petit commerce ou faire un investissement dans un secteur donné, immédiatement tout le monde se rue sur ce créneau comme si c'était la seule source d'enrichissement. Le résultat est souvent désastreux : tout le monde y perd.
La corruption en Mauritanie serait-elle donc tout simplement affaire de mimétisme ? Nul n'oserait avancer une telle assertion. Néanmoins, il y a fort à penser que le fait de vouloir imiter le voisin, acquérir les mêmes équipements ou vivre le même train de vie, a joué dans une certaine mesure dans la propagation de ce désir effréné de s'enrichir au plus vite, par n'importe quel moyen, désir qui est sans doute l'une des bases du processus corruptif.
Phénomène complexe, insidieux, néfaste pour le processus de développement, la corruption n'est cependant pas une fatalité. La combattre efficacement est possible, moyennant une volonté à toute épreuve de la part de tous, gouvernants et gouverné. C'est justement ce qu'ont compris les Pouvoirs publics en Mauritanie, lesquels ont élaboré depuis quelques années une stratégie pour lutter contre ce fléau.
Les mesures mises en œuvre dans ce cadre et les chantiers futurs, feront l'objet de la deuxième partie de cet article.     
Notes    
(1) Institut d'Ethnologie et d'Etudes africaines, Université Johannes Gutenberg, Mainz, Allemagne, 2003
(2) Ouvrage précité, pp 9 et suivantes.
(3)Ce qui veut dire approximativement ceci : " c'est de l'argent à ta portée ; ne sois pas le dernier à t'en servir ".

(A suivre).
                                        Ishaq Ahmed Cheikh-Sidia
       

 

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