Dans le contexte actuel du déchirement progressif des liens sociaux et plus généralement environnementaux, comme en témoigne l’aggravation continue – pour ne pas dire exponentielle… – des problématiques communautaires et écologiques, c’est au quotidien, dans la contiguïté avec nos voisins et notre milieu de vie, qu’il nous faut construire notre citoyenneté. « Il ne s’agit pas moins que de reconnaître aux relations de proximité […] une réelle autonomie, un réel pouvoir de (re)construction sociale, une sorte de liberté surveillée, avant de plus conséquentes conquêtes, objectivement motivées », disais-je dans un précédent dossier (1), en insistant sur la nécessité de développer puissamment la Société civile, dotée à cette fin de moyens légaux et financiers assurés par « l’appui de l’État et des forces d’argent enfin conscients de leurs limites, sinon de la nécessité vitale de s’en imposer ».
On entend ainsi rétablir – mieux : réancrer de façon pérenne – une organisation de la cité (polis, en grec, d’où politique et aussi police, bien sûr…) longtemps prépondérante dans une Oumma (2) partout attentive à suivre l’exemple de la Médina du Prophète (PBL). Nanti d’une autorité légitimée pour assumer la gestion générale du territoire placé sous sa gouverne et en élaborer les règles, l’État n’en respectait pas moins la liberté des gens à ordonner leur quotidien et leur environnement immédiat selon leurs spécificités familiales, ethniques, tribales, religieuses ou autres. De nos jours, ce respect s’est singulièrement enrichi par la reconnaissance officielle d’assemblées appelées à discuter lesdites lois générales. Mais aussi paradoxalement appauvri, en se suffisant de cette représentation dite populaire – dans les faits, ordinairement éloignée du quotidien des gens – pour croire entretenue la connexion entre l’État et le moindre recoin du territoire qu’il est censé administrer. C’est ce déficit de plus en plus flagrant qui impose une promotion soutenue de la Société civile locale et nationale ainsi encouragée à étudier, révéler et défendre toute la diversité du territoire et de ses habitants.
La solidarité de proximité, genèse de l’Assemblée citoyenne
Un tel mouvement – où la Mauritanie pourrait se révéler pionnière, pourquoi pas ? – s’inscrit dans une perspective planétaire visant à élever la part de PIB mondial consacré à la Société civile d’une trentaine de points à l’horizon 2050 (3), constituant ainsi un nouveau domaine à part égale de ceux public et privé mais strictement tenu, celui-là, à une systématique Immobilisation Pérenne de la Propriété (IPP) de tous ses biens. Je ne m’étendrai pas sur une idée que je n’ai cessé d’explorer et présenter depuis quinze ans pour n’en retenir ici que son implication dans le tissage progressif des Solidarités de Proximité (SP) que je crois essentielles à la construction d’une citoyenneté en actes. Formalisées avec l’appui de l’État : en sa dimension communale, surtout ; du secteur privé et des PTF : à l’ordinaire par l’intermédiaire d’ONG adaptées ; chacune de ces petites assemblées regroupent, sans distinction de nationalité ou de religion, cinquante à cent familles en situation de voisinage.
Celles-ci organisent de concert des activités non génératrices de Revenu (ANGR) qu’elles jugent utiles à leur bien-être et leur vivre ensemble commun, financées par des Activités Génératrices de Revenu Communautaire (AGRC) qu’elles supervisent en compagnie de l’État et desdits bailleurs de fonds ; le premier au titre de propriétaire du foncier où sont établies ces ANGR et les seconds en tant que pourvoyeurs d’équipements immobiliers, mobiliers ou autres. S’inscrire spontanément dans une SP déjà fondée ou en gestation – ce qui suppose en amont une définition légale de ce nouveau type de structure – est le premier acte citoyen que peut poser toute personne en son lieu de résidence. Cette démarche personnelle et volontaire ouvre tout étranger, musulman ou non, à la reconnaissance quotidienne, factuelle et suivie de ses droits humains fondamentaux, tels que reconnus, non seulement par la communauté nationale qui l’accueille mais aussi par lui-même, pour lui-même et pour tous ceux qu’il côtoie chaque jour.
Vie, dignité, justice, travail, propriété, commerce, intimité, expression, association, réunion pacifique, sécurité, solidarité, santé, éducation, culture, loisirs… : ces droits sont-ils toujours assurés, sans aucune discrimination, à tous et toutes dans mon entourage ? Aussi modeste soit-elle, quelle est ma contribution à les faire vivre ? Quelle est ma part de devoirs, ici et maintenant, que leur exigence implique ? C’est à apporter des réponses concrètes à ces questions que tend à s’employer la SP où j’ai la ferme volonté d’adhérer, avec cette claire conscience de ce que la citoyenneté n’est pas un état mais un devenir en constante évolution[P1] . On peut comprendre à cet égard l’importance d’accorder une attention toute particulière aux enfants (4) amenés à prendre part effective à la santé du lieu où ils habitent et des droits humains qu’on espère tous y voir prospérer.
Éligibilité à l’Assemblée citoyenne
« Chacun, enfant et adulte, étranger et national, musulman et non-musulman, homme et femme, a pu dans le cadre de la proximité », avançais-je dans mon ouvrage de référence (5), « intégrer la vie de son quartier, s’y sentir reconnu et diversement responsable. Des flux d’informations émanent d’une multiplicité d’activités ponctuelles très localisées, finement adaptées aux conditions du vivant. Il faut à présent les exploiter dans le cadre de la cité et de la Nation : c’est un travail politique, instruisant des choix et stratégies à moyen et long terme, impliquant toutes les catégories sociales. » À la base, il s’élabore dans la réunion annuelle dans la réunion annuelle, au sein du Comité de Surveillance (CS) de chaque AGRC, de l’agent communal assermenté représentant l’État, du représentant des bailleurs et des délégués de la SP bénéficiaire des revenus de l’AGRC. On s’y échange divers documents à transmettre à qui de droit. C’est le lieu le plus local d’articulation entre le privé, le public et le civil, les trois secteurs animant la société moderne.
Parmi ces documents, la liste actualisée des personnes formant la SP, en les distinguant selon la nationalité, l’âge (mineurs, majeurs de moins de 40 ans ou plus de quarante ans), le genre (homme ou femme) et, dans le cas d’un pays tenant compte de cette qualité, la religion (en Mauritanie, musulman ou non-musulman). Bien évidemment précieux pour le ministère de l’Intérieur, ce répertoire est également un outil de premier plan pour établir des listes électorales appropriées, différenciant les étrangers – en Mauritanie, ceux résidant depuis au moins cinq ans – en non-musulmans, d’une part, et seulement autorisés à participer à l’élection de l’Assemblée citoyenne, et, d’autre part, en musulmans susceptibles d’être naturalisés mauritaniens et donc de participer également aux élections nationales (président de la République et « Sénat nouvelle version » comme décrit tantôt).
On entend mal, aujourd’hui, que des non-musulmans – le plus souvent juifs, notamment à Baghdad ou Istanbul, en Andalousie ou Syrie (6), mais aussi chrétiens (7) – aient pu être appelés, au cours de l’Histoire, à de hautes fonctions citoyennes dans un pays soumis à l’islam ; jamais, il est vrai, à la tête de l’État. L’impact du suffrage universel est de nos jours d’autant plus conséquent que la citoyenneté et la nationalité sont confondues. Mais, même à distinguer celles-ci en Mauritanie, un mode de scrutin tenant compte de telles minorités ne serait certainement pas de nature à bouleverser la composition essentiellement musulmane de l’Assemblée citoyenne ici envisagée. Rien ne devrait donc empêcher la formation de partis politiques admettant en leur sein des non-musulmans éventuellement éligibles en cet hémicycle, du fait de leur seule résidence suffisamment longtemps attestée dans la cité et, bien évidemment, des qualités qu’ils auraient pu y manifester. À l’instar, rappelons-le au passage, des étrangers musulmans tout aussi reconnus dans leur résidence mais non-désireux d’acquérir la nationalité locale…
Des valeurs au service des droits
Sans insister sur le mode de scrutin visant à constituer l’Assemblée citoyenne (8), on essaiera à présent de mieux cerner les rapports de celle-ci avec son homologue strictement nationale et l’aréopage des juristes. Séparées, ces structures n’en forment pas moins un ensemble unique que nous pourrions illustrer, en Mauritanie, en dotant maintenant chacune d’une des trois valeurs que les fondateurs de sa République islamique tinrent d’emblée à distinguer : Assemblée de l’Honneur National, Assemblée de la Fraternité Citoyenne, Assemblée de la Justice Éclairée. Ainsi soudées, notons tout d’abord que le président de la République (9) doit les chapeauter toutes, dans les limites d’un Droit constitutionnel assurant une séparation nette des pouvoirs. C’est donc objectivement appuyé sur les résultats des élections aux trois assemblées susdites que celui-là intègre la désignation de leur président respectif, tout en gardant cette prérogative régalienne de dissoudre la seconde et de choisir (10) le chef du gouvernement où elles se retrouvent diversement représentées. (À suivre).
(1) : http://lecalame.info/?q=search/node/L%27humanité%20au%20chevet%20des%20transhumanistes
(2) : et tout particulièrement dans l’empire Ottoman. Voir notamment l’étude d’Isik Tamdogan in https://www.persee.fr/doc/anatm_1297-8094_2004_num_10_1_988
(3) : Estimé selon l’approche par la demande, le PIB mondial se répartit actuellement comme suit : secteur privé, 66% ; secteur public, 31% ; secteur civil, 3%. Ma série citée en note 1 : « L’humanité au chevet des transhumanistes » ; traite particulièrement de la vitale nécessité de mettre fin à ce déséquilibre.
(4) : Outre le rappel des dispositions internationales à leur égard – https://www.unicef.fr/wp-content/uploads/2022/07/convention-des-droits-d... – signées par la Mauritanie en 1990, on notera ici celles prises par la France concernant leur instruction scolaire, obligatoire pour les enfants de 3 à 16 ans sans considération de leur nationalité. En outre, aucun établissement scolaire ne peut refuser d'inscrire un enfant parce qu'il est sans papiers et le mineur étranger de moins de 18 ans n'a pas à avoir de titre de séjour pour être scolarisé.
(5) : « D’ICI À LÀ », op. cité, p. 340.
(6) : Et encore au 20ème siècle en Irak, avec Sassoon Heskel, ministre des Finances (1920-1923 et 1924-1925) puis député au Parlement (1925-1932), considéré comme « un des architectes de l'État irakien »… Voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Sassoon_Heskel
(7) : Voir Louis Cheikho, « Les vizirs et secrétaires arabes chrétiens en Islam (622-1517) », (texte annoté par Camille Héchaïmé), Beyrouth, 1987.
(8) : Laissant aux lecteurs intéressés le soin de juger l’idée que j’avais esquissée dans le dossier « Citoyenneté en islam » – in « D’ici à là », op. cité, p. 354.
(9) : Élu au suffrage universel par tous les nationaux ou, plus simplement, leurs représentants et représentantes à « l’Assemblée de l’Honneur national ». On devrait également entendre le terme « président » en son sens « neutre », c’est-à-dire pouvant désigner tout aussi bien une femme qu’un homme…
(10) : Et éventuellement démettre de ses fonctions…