Citoyenneté et nationalité - II.Par Ian Mansour de Grange

24 April, 2024 - 16:21

Dans l’ouvrage cité dès l’entame du présent dossier (1), j’esquissais l’idée de « trois entités nécessaires, appelées à jouer différents rôles : tout d’abord l’ensemble national strictement musulman, garant de la direction morale du pays, au sens du taqwa (piété) […] et [notamment] responsable des questions de police extérieure (armée) ; puis l’assemblée générale des citoyens, où participent toutes les franges de la société et chargée des questions intérieures courantes, notamment de police interne ; et enfin le corps des experts juridiques, chargé de rendre la justice selon le Droit de chaque communauté. Chacun de ces groupements – en leur plus petite expression locale, l’imam, le maire et le cadi – constitué selon une dynamique autonome, c’est de leur coopération active que se construit l’harmonie de la cité.

En parler moderne et pour ne s’en tenir qu’à l’étage supérieur actuel de la complexité citoyenne, on pourrait suggérer, par exemple, que le premier ensemble coopte le président de la République ; le second, le Premier ministre ; et le troisième, le ministre de la Justice (2). Chacun redevable devant son électorat, les décisions nécessitant un avis favorable d’au moins deux des trois mais la démission de l’un d’entre eux réduisant le fonctionnement du système à la stricte gestion des affaires courant avant le litige, en attendant sa résolution concrétisée par le retour du tiers manquant au triumvirat. Sans chercher à décrire plus avant les détails d’une telle organisation – il ne s’agit ici que d’une illustration exemplaire – posons-nous une question en amont : dans quelle mesure le recours à la consultation populaire – les assemblées classiques – est-il de nature à assurer à tous le meilleur exercice possible de la citoyenneté ? »

Pour les besoins de mon propos alors centré sur la seule citoyenneté, toutes ces hypothèses évacuaient l’incidence, on ne peut plus importante pourtant, de la nationalité dans la construction de ces groupements respectivement national, citoyen et juridique. Si le premier doit être exclusivement composé de nationaux, les deux autres ne le sont que majoritairement. On notera donc déjà que seuls les nationaux détiennent la capacité d’être électeurs des trois, la seconde leur exigeant cependant une résidence principale sur le territoire et la troisième des compétences juridiques avérées. Un tel constat implique, au-delà de la classique députation par découpage géographique, la constitution de collèges électoraux préservant notamment les intérêts des étrangers, musulmans ou non. On conviendra également qu’électeur ne signifie pas systématiquement éligible à toutes les fonctions assurant le système.

 

L’ensemble national

À commencer par sa plus haute : la présidence de la République, réunissant la nationalité et la citoyenneté par la résidence principale sur le territoire national. Le rappel de ce truisme universel contient en filigrane la question des droits et devoirs du national non-citoyen et du citoyen non-national. Deux situations qui sont loin d’être équivalentes. Elles mettent en jeu les relations de chaque individu avec, d’une part, l’État gérant sa nation d’origine, et, d’autre part, celui qui l’accepte sur son territoire, variablement arbitrées par un Droit international troué de lacunes encore importantes. Les accords de coopération binationales et les médiations entretenues entre l’État-hôte et les délégations étrangères installées sur son sol permettent de gérer beaucoup de situations problématiques. Mais, dans une Mauritanie officiellement préoccupée de conjuguer harmonieusement le Droit international et la Chari’a, on a également à se demander comment, par exemple, soutenir objectivement, institutionnellement, la situation des exilés musulmans syriens…

D’aucuns auront peut-être tiqué à la lecture ci-dessus de l’expression « l’État gérant la nation ». Un regrettable raccourci de langage, en effet, puisque cette fonction relève en réalité du seul ensemble des nationaux ne confiant à l’État que la gestion du territoire. C’est rappeler ici le rôle fondamental des représentants de cet ensemble à présent bien distingué, je l’espère, de celui des citoyens, tel que je m’emploie à en marquer présentement les différences. Dans un article publié il y a peu dans ces mêmes colonnes (3), monsieur Habib Hamedy, ingénieur d’État, se lamentait pour sa part de la suppression du Sénat, « jardin des candidats potentiels pour devenir futurs chefs d’État », disait-il, « [où] l’aristocratie féodale et le capital privé étaient chargés de valider le vote des députés ». Sans souhaiter, loin de là, la permanence d’une telle composition de cette structure, j’en retiens cependant l’idée singulièrement profonde de ses fonctions de « contrôle et équilibre ».

Celles-ci me paraissent d’impérieuses nécessités, non seulement en aval des productions de l’Assemblée citoyenne que j’appelle de mes vœux, mais aussi en amont, dans la détermination du « réservoir de valeurs et constats variablement objectifs fondant la souveraineté de l’État » que j’évoquais en conclusion du précédent article de la présente série. Révision de ses fonctions, donc, et sans doute faudrait-il lui donner un nouveau nom mettant en avant son caractère national, on en reparlera plus loin, sans générer de confusions avec l’actuelle « Assemblée nationale » appelée quant à elle à disparaître. Et repenser profondément sa composition, reflétant au mieux la réalité des faits ethniques et tribaux, dans toute la diversité de leurs composantes sociales. Non pas donc selon des considérations quantitatives et partisanes, à la différence de ce qui doit commander l’élection du président de la République et de l’Assemblée citoyenne, mais d’abord qualitatives, désignant, en chaque communauté, des personnes notoirement vertueuses.

 

Concertations tous azimuts

Le travail en amont de cet organe national est conduit, en concertation étroite avec le troisième ensemble que j’ai qualifié tantôt de juridique, autour de l’expression légale et constamment affinée dans le contexte contemporain, des droits humains fondamentaux (4), notamment ceux cités dans le hadith du Prophète (PBL) rapporté par Tabarânî (5), variablement précisés en d’autres textes des oussouls et particulièrement approfondis, ces temps-ci en Mauritanie, par le Commissariat aux droits de l’Homme avec notamment l’appui, assez remarqué en Août 2022 avec l’affaire Raïnoussi, de l’Association des Oulémas Mauritaniens (6). Essentiel dans le développement de relations mutuellement profitables avec les étrangers, à l’extérieur comme à l’intérieur du territoire national mais toujours axé sur les spécificités du pays – et, donc, en Mauritanie et toute première analyse, les valeurs islamiques – ce labeur est la racine même des activités de l’Assemblée citoyenne et du contrôle de celles-ci en aval, à l’instar du classique Sénat.

Une telle logique devrait amener cet ensemble strictement national à être mieux représenté au sein du Conseil Constitutionnel. À égalité, par exemple, avec les membres désignés par le président de la République et l’Assemblée citoyenne (7) ? Une telle éventualité mettrait en cause le caractère présidentiel du régime, en ce qu’une entente entre les deux ensembles national et citoyen mettrait les représentants du chef de l’État en position minoritaire. Quoique cette situation serait de nature à mieux contrôler les éventuelles dérives d’un pouvoir trop personnel, elle ne semble cependant guère envisageable sans une élévation conséquente du niveau de conscience démocratique au sein de la population. En Mauritanie, on en est encore loin, semble-t-il. Mais cela n’empêche pas d’envisager une telle hypothèse à terme d’une maturité populaire objectivement établie par des avancées significatives dans le développement des solidarités de proximité, préalable indispensable à la mise en place de l’Assemblée citoyenne, ainsi que j’en ai présenté l’idée dans le dossier « citoyenneté en islam » susdit.

Avant de revenir sur les points les plus saillants de ces incontournables préalables, notons déjà qu’il s’agit d’un processus étalé sur des décennies. Au moins deux, voire trois. Cela donne du temps à des concertations approfondies, pour peu que le modèle ici esquissé attire suffisamment de regards éclairés sur les enjeux à venir. Il est en effet probable que la Mauritanie aura tôt ou tard besoin de revoir en profondeur son système politique. Mais, comme je l’ai dit précédemment, « les impératives adaptations aux mutations n’ont pas pour autant fatalité à être commandées par des révolutions sanglantes ou autres tragédies ». D’autant moins lorsque, esprit fermement tourné vers un projet lointain mais clairement perçu, on garde les yeux bien ouverts sur les conjonctures, toujours à l’affût des opportunités à même de le renforcer.  (À suivre).

 

     Ian Mansour de Grange

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NOTES

(1) : Pour rappel, il s’agit du chapitre « Citoyenneté en islam » de mon ouvrage « D’ICI À LÀ », éditions Joussour Abdel Aziz, Nouakchott, 2023, pp. 323-364 et également lisible sur mon blog : https://d-ici-a-la.blogspot.com.

(2) : Plus exactement, le président de toutes les cours de justice, signifiant ainsi l’indépendance totale de la Justice vis-à-vis du pouvoir exécutif.

(3) : http://lecalame.info/?q=node/15511

(4) : Voir notamment Edmond Rabbat, « La théorie des droits de l'Homme dans le Droit musulman », in https://doi.org/10.3406/ridc.1959.11293

(5) : Je n’en avais cité qu’une partie en substance dans le précédent article de la série. Le voici dans son intégralité : « Il y a trois voisins : celui qui a un droit et c’est le plus petit en droits ; celui qui en a deux et celui qui en a trois. Celui qui n’en a qu’un, c’est le polythéiste sans lien de parenté avec un musulman qui ne dispose que du voisinage. Celui qui en a deux, c’est un musulman qui a les droits du voisinage et de l'islam.  Quant à celui qui en a trois, c’est un musulman et un parent : il a les droits du voisinage, de l'islam et de la parenté.» 

(6) : Elle y apporte toutes les contributions de la jurisprudence (fiqh) malékite. Quant à l’affaire Raïnoussi, un mufti marocain proche du PJD qui qualifiait la fondation de la Mauritanie « d’erreur », voir https://lechelif.dz/2022/08/16/politique-expansionniste-du-maroc-la-mauritanie-dans-le-collimateur/

(7) : Rappelons ici la composition actuelle du Conseil Constitutionnel mauritanien : sur nomination du président de la République, cinq voix ; sur nomination du Premier ministre, une voix ; sur nomination de l’Assemblée nationale, trois voix. Mais seul le premier dispose du pouvoir de démettre le second et de dissoudre la troisième, tandis que celle-ci ne peut remettre en cause que l’autorité du second. Cette situation de monopole présidentiel s’annonçait déjà avant la dissolution du Sénat en 2017 : nommées par le président de la République, trois voix ; par l’Assemblée nationale, deux voix ; par le Sénat, une voix.