A propos de la décision du conseil constitutionnel sénégalais du 05 février 2024, rendue à la Suite du report de la date de l’élection présidentielle
Il arrive dans la vie des peuples et des nations, des moments où le basculement ou non dans le désordre et le chaos dépend de la volonté, du courage et de la sagesse d’une institution, d’un organe ou d’un petit nombre de femmes et d’hommes.
A cet égard, rarement au Sénégal, mais aussi dans le monde, une décision de justice constitutionnelle n’a été autant attendue que celle rendue par le conseil constitutionnelle du Sénégal le 15 février 2024, suite au report au 15 décembre 2024, de la date de l’élection présidentielle initialement prévue le 25 février 2024.
Le Président du Sénégal avait en effet abrogé, par décret en date du 03 février 2024, le décret portant convocation du corps électoral pour l’élection présidentielle du 25 février 2024.
Ensuite et dans le même élan, le parlement sénégalais avait adopté la loi constitutionnelle du 05 février 2024 reportant la date de l’élection présidentielle au 15 décembre 2024.
Ce sont ces deux actes juridiques qui ont été déférés devant le juge constitutionnel sénégalais.
Au-delà des questions juridiques auxquelles le juge constitutionnel devait réponde, ce sont les conséquences politiques sous-jacentes à cette réponse qui étaient tant redoutées
Sur le plan juridique, la question principale posée était celle de savoir si le juge constitutionnel va se déclarer compétent pour contrôler la constitutionnalité de la loi adoptée par le parlement reportant l’élection présidentielle.
La constitution sénégalaise prévoit en effet que « le conseil constitutionnel connait de la constitutionnalité des lois et engagements internationaux art 92 », mais ne dit rien expressément sur le contrôle de constitutionnalité des lois constitutionnelles
On observe une disposition similaire dans la constitution mauritanienne de 1991 « art 86 » et dans la constitution française de 1958 « art 61 »
En se déclarant compétent, comme il l’a fait, le juge constitutionnel considère que les « lois » visées par l’article 92 de la constitution englobent les lois constitutionnelles, et que les lois adoptées par le parlement sénégalais, qu’elles soient ordinaires ou constitutionnelles, ont le même régime juridique en matière de contentieux constitutionnel.
Le juge constitutionnel sénégalais limite cependant sa compétence au contrôle de constitutionnalité formelle et matérielle.
Pour apprécier la constitutionnalité de la loi votée par l’Assemblée Nationale, le juge constitutionnel a donc examiné si elle a bien respecté les conditions de forme exigées par la constitution ainsi que les limites matérielles à la révision avant de conclure que : « la durée du mandat du président de la République .. prévue par l’article 27 de la constitution ne peut faire l’objet de révision en vertu de l’article 103 de la constitution consacrant l’intangibilité de la durée du mandat, qui ne peut être réduite ou allongée au gré des circonstances politiques.. »
En conséquence, le juge déclare la loi de révision constitutionnelle adoptée par l’Assemblée Nationale contraire à la constitution, en ce qu’elle a pour effet de proroger la durée du mandat du Président de la République au-delà de 5 ans, et annule pour manque de base légale, le décret du Président de la République portant abrogation du décret convoquant le corps électoral le 25 février 2024 .
Cette décision appelle quelques observations d’ordre juridique et politique.
Sur le plan juridique, la décision rompt avec la conception traditionnelle de la loi conçue comme l’expression de la volonté générale toute puissante et incontrôlable en tant que volonté souveraine du peuple. C’est cette conception de la loi souveraine qui avait conduit le conseil constitutionnel français à se déclarer incompétent pour contrôler la constitutionnalité de loi référendaire du 6 novembre 1962 adoptée par référendum du 28 octobre 1962, relative à l’élection du président de la République au suffrage universel (CC.déc.62-20 du 6 novembre 1962 )..
Par ailleurs, le juge constitutionnel sénégalais confère, implicitement du moins, aux dispositions intangibles un rang supérieur aux autres dispositions de la constitution, ce qui limite par conséquent le pouvoir constituant dérivé en matière de révision constitutionnelle.
Enfin- et c’est là où réside tout l’intérêt de cette décision- le juge constitutionnel s’érige en gardien de l’ordre constitutionnel et politique établi par le peuple souverain à travers la constitution, dont le socle tourne autour de la forme républicaine de l’Etat et l’alternance démocratique ( Const.art. 27&103 )
Des décisions semblables, aussi courageuses, ne sont cependant possibles qu’avec une réelle indépendance du juge, la neutralisation des partis pris et l’intériorisation par le juge lui-même de son rôle de gardien de l’Etat de Droit.
Sur le plan politique, cette décision du juge constitutionnel a le grand mérite d’offrir au Président de la République et autres acteurs politiques une porte de sortie de crises consensuelledans le respect de la constitution, alors qu’il avait le pouvoir de fixer lui-même un nouveau calendrier électoral.
Il reste à souhaiter que les acteurs politiques saisissent cette opportunité, et que cette décision fasse jurisprudence partout en Afrique.
Haimout BA
Ancien Professeur de droit & Ancien membre du conseil constitutionnel de la Mauritanie
19/02/2024