L’humanité au service des transhumanistes – VI /Par Ian Mansour de Grange

14 February, 2024 - 08:23

Peu de non-musulmans – mais aujourd’hui aussi de moins en moins de musulmans, hélas ! –  ont conscience de l’impact prodigieux qu’eut l’Immobilisation Pérenne de la Propriété – IPP ; waqf ou hubs, en arabe (1) – dans la conduite des échanges en Islam jusqu’à la mondialisation progressive de l’économie capitaliste de marché. Tous les secteurs de la vie sociale y recoururent : religieux (construction et entretien de mosquées, synagogues et églises, pèlerinages…) ; assistance aux voyageurs et aux plus démunis (caravansérails, restaurants gratuits…) ; santé (construction et fonctionnement d’hospices et hôpitaux assurant la gratuité des soins et de l’hébergement) ; urbanisme (remodelage de quartiers, fontaines et distribution de l’eau…) ; éducation (construction et financement d’écoles, mahadras et universités) ; culture (édition d’œuvres littéraires et scientifiques…) ; agriculture, etc. (2).

En supprimant la mobilité d’un capital – et donc la possibilité de sa plus-value par revente – l’IPP réduit les termes de son administration à deux : profit (usage optimal) et pérennisation (3). Le premier ne subsiste qu’en ce que la seconde est assurée. La gestion de la dégradation devient primordiale. En soulignant de surcroît que l’immobilisation pérenne n’exclue pas l’accroissement ou le perfectionnement du bien – tout ajout suivant néanmoins toujours le statut du fonds – il faut immédiatement ici rappeler la nécessité absolue de préserver l’intégrité de l’ensemble où est inclus ledit bien, à tout le moins de minimiser les risques d’une altération de celui-là. Utile précaution à l’adresse des transhumanistes toujours prêts à récupérer les arguments de ceux qu’ils perçoivent comme leurs adversaires… à défaut d’en entendre la posture médicinale.

L’idée sous-jacente à cette remarque relève l’empêtrement, chronique depuis des siècles et singulièrement avivée par la révolution thermodynamique, des oligarques capitalistes à tenter de résoudre leur quadrature du cercle écartelé entre profit, gestion de la dégradation, fixation et mobilité du capital. Un embarras d’autant plus grand qu’ils ont institué puis appesanti une fracture décisive entre le global dont ils se croient les maîtres et le local des gens – de la vie sous toutes ses formes – dont ils se sont ingéniés à effacer, sinon réécrire à leur seul service, toutes les relations de solidarité. La dégradation exponentielle de la Biosphère – l'ensemble des écosystèmes présents dans les trois zones de la planète : lithosphère, atmosphère et hydrosphère – convaincra-t-elle à temps un nombre suffisant de ces calculateurs d’inverser leur politique, en tentant de combler ladite fracture par la mise en IPP d’une part conséquente du capital mondial au service de ces indispensables relations de solidarité ?

 

La propriété au cœur du débat

De nombreuses études (4) ont rapporté le dynamisme d’une mise en IPP d’une part conséquente du capital global – jusqu’à même son tiers – au sein d’une civilisation aussi marquée par le commerce qu’a toujours été l’Islam. En construisant tout d’abord une zone d’échanges peu ou prou affectée par les remous des crises monétaires provoquées par les spéculations inhérentes à l’économie de marché ; en développant en conséquence une protection accrue des plus faibles et leur assurant une activité à tout le moins minimale, tout en réduisant les interventions humanitaires de l’État ; en protégeant enfin le capital fixe du secteur secondaire – immeubles, équipements industriels, etc. – placé en tel statut (5). On voit ainsi se dessiner les contours d’une nouvelle répartition du Domaine mondial entre trois secteurs : le Privé, le Public et le Civil ; ce dernier entendu ici en tant que lieu des organisations à but non-lucratif.

À ceci près, comme on l’a dit tantôt, que la nécessité prioritaire de préserver l’ensemble implique la plus grande prudence dans l’exploitation d’une part sensible de ce Domaine. « À qui donc appartient le patrimoine de l’Humanité ? Le génome d’une espèce, aussi apparemment dépourvue de conscience soit-elle ? On peut ici pressentir, au moins intuitivement, qu’il existe un capital naturellement incessible et inaliénable – on le nommera « Incessible Patrimoine Mondial Inaliénable » (IPMI), pour bien le distinguer d’usages plus dynamiques de l’incessible et de l’inaliénable – capital soumis à des règles d’échange qui dépassent largement la chronicité humaine et dont la connaissance, aussi affinée soit-elle, ne nous autorise qu’à en prendre soin. Non seulement parce que nous n’en sommes pas les propriétaires – tout au plus les gérants – mais aussi parce que notre bien-être – de plus en plus probablement même, notre survie – en dépend (6) ».

En 1992 au Sommet de la Terre à Rio de Janeïro (Brésil) et en dépit d’avancées réelles – mais non-contraignantes… – dans la protection de la Nature, avec notamment l’adoption du principe de précaution, la Convention sur la Diversité Biologique (CDB) a évacué, dans la qualification de celle-ci, la notion de « patrimoine commun » pour lui substituer celle de « préoccupation commune » de l’Humanité. Depuis, on ne compte plus les brevets d’exploitation – et d’appropriation intellectuelle par voie de conséquence… – de séquences génomiques variablement modifiées et les sulfureux procès gagnés aux USA par Monsanto – absorbé en 2018 par Bayer, une entreprise d’autant plus dangereuse qu’elle cumule des activités chimiques, pharmaceutiques, agroalimentaires et biotechnologiques (7) – situent très exactement le champ d’actions des puissances d’argent obnubilées par les perspectives apparemment illimitées de la marchandisation de la vie sous toutes ses formes.

 

Le local infortuné

Ce n’est pas nouveau. Si toutes les « élites » – notamment spirituelles ou intellectuelles – ne sont pas forcément incluses dans le concept d’oligarchie – elles en sont parfois les plus critiques – toutes les oligarchies du Monde se sont construites dans l’appropriation de l’espace et du temps : de notre galaxie, d’une manière très générale ; de la biosphère, en particulier, et, plus précisément encore, de notre humanité. Jusqu’à établir, au cours des trois derniers siècles et au prix de moult conflits, souvent sanglants, une dialectique exclusive « Privé-Public » couvrant l‘intégralité de la propriété des réalités palpables et, beaucoup moins précisément, impalpables (8). Aujourd’hui, une dizaine de grandes banques dominent variablement deux cents États réputés souverains chargés pour leur part de maintenir un semblant d’ordre dans le désordre institué par celles-là.

Cela dit, notre objectif n’est évidemment pas – je l’ai déjà annoncé à plusieurs reprises – de relancer une énième et vaine croisade contre le capitalisme mais de mettre à jour, si ce n’est déjà fait par d’autres, un champ nouveau de négociations entre des positions réputées inconciliables. Le préalable à ces discussions est la reconnaissance entre toutes les parties susdites – le Privé, le Civil et le Public – de leurs missions respectives : « Le premier est ordinairement producteur de dynamisme et de profit économiques, le second d’entraide sociale et d’informations-protections environnementales et sociales, le troisième de formation, législation, régulation-programmation et coordination-arbitrage. Ils sont à l’ordinaire très inégalement armés et trop souvent insuffisamment interconnectés pour remplir avec efficience leurs tâches respectives. Tandis qu’une dernière : le financement et la réalisation d’infrastructures ; est tout aussi inégalement partagée, au détriment banal de la Société civile (9) ».  

Plus on s’éloigne des centres de décision globale, plus cette indigence de la Société civile devient patente. Au plus local, les gens n’ont ordinairement pas les moyens d’appréhender objectivement les conditions d’existence de leur environnement ni les relations d‘entraide et de coopération qui en produisent la richesse éventuellement exploitable. Le premier déficit signale un défaut d’éducation. Non seulement l’école se contente d’être un lieu d’enseignement, alors qu’elle devrait être d’abord un enseignement du lieu (10), mais elle s’abstient également de participer, hors temps scolaire, à l‘élévation des connaissances de tout le corps social occupant la localité. Quand elles existent encore, les relations de voisinage se limitent à des convenances, plus ou moins augmentées d’évènements festifs et assistances financières ponctuelles et très limitées, surtout dans le Trois-quarts-Monde ordinairement démuni de systèmes d’entraide étatisé suffisamment vulgarisé. C’est notamment la raison de la survie encore assez tenace de liens tribaux, notamment en Afrique.

 

Construire un domaine civil strictement protégé par l’IPP

« Il ne s’agit pas moins que de reconnaître aux relations de proximité – là où se joue, comme on l’a suggéré tantôt, l’ontogenèse de l’humain – une réelle autonomie, un réel pouvoir de (re)construction sociale, une sorte de liberté surveillée, avant de plus conséquentes conquêtes, objectivement motivées. Donner à la Société civile [du plus local au plus global] les moyens légaux et financiers d’assurer sa pleine fonction citoyenne, avec l’appui de l’État et des forces d’argent enfin conscients de leurs limites, sinon de la nécessité vitale de s’en imposer. Nous avons, tout au long de cet ouvrage, donné des pistes en ce sens et nous allons à présent tenter d’en présenter une nouvelle synthèse plus spécifiquement adossée à l’argument ici développé. […] Elle situe le travail administratif à l’écoute réelle du peuple, repoussant l’activité réglementaire en aval de l’expérimentation et non pas le contraire, admettant donc, en permanence et dans la pratique, le principe de l’adaptation de l’État aux contingences du vivant[h1]  (11) ». (À suivre).

Ian Mansour de Grange

Maata Moulana

[email protected]

NOTES

(1) : Si la distinction entre waqf et hubs n’est plus pertinente, en ce que les deux termes sont devenus pratiquement synonymes et régis par une même législation islamique, abondante et variable d’une école juridique à une autre, la notion d’IPP, très neuve et encore en construction, entend s’insérer dans les canons du Droit international, en tant qu’outil économique sans connotation religieuse spécifique.

(2) : Voir mon ouvrage « LE WAQF, outil de développement durable ; LA MAURITANIE, fécondité d'une différence manifeste », Éditions Joussour Abdel Aziz, Nouakchott, 2ème édition, 2023, pp. 55-62.

(3) : « LE WAQF […] LA MAURITANIE […] », op. cité, p. 212 et suivantes. À la lecture de cet ouvrage, on comprendra que l’IPP peut se révéler un vecteur particulièrement efficace de l’Économie de la Fonctionnalité et de la Coopération (EFC) ; voir notamment https://www.notre-environnement.gouv.fr/themes/economie/article/l-economie-de-la-fonctionnalite-et-de-la-cooperation

(4) : Voir notamment Bilici F., « Le waqf dans le monde musulman contemporain », IFEA, Istanbul, 1994.

(5) : « LE WAQF […] LA MAURITANIE […] », op. cité, pp. 199-200

(6) : Voir « D’ICI À LÀ », Éditions Joussour Abdel Aziz, Nouakchott, 2023, p. 390.

(7) : https://fr.wikipedia.org/wiki/Bayer_(entreprise)

(8) : Avec, outre la marchandisation des sciences, du macrocosme au nanocosme, celle du virtuel et de la fiction…

(9) : « LE WAQF […] LA MAURITANIE […] », op. cité, p. 208.

(10) : « D’ICI À LÀ », op. cité, p. 24.

(11) : « D’ICI À LÀ », op. cité, p. 385.

 [h1]