Passions d’un engagement (3)/Par Ahmed Salem Ould El Mokhtar (Cheddad)

24 January, 2024 - 16:37

Impitoyable confrontation idéologique
Depuis l’année 1970, une féroce lutte idéologique acharnée opposait deux courants de pensée: les nationalistes arabes et les nouveaux militants du MND, appelés « progressistes» ou « Kadihines ». Afin de minimiser leur rôle, certains taxèrent les nouveaux courants politiques de groupuscules, alors que ces derniers avaient l’avantage de marquer une rupture historique avec les carcans des structures traditionnelles à coloration tribale ou régionaliste. En plus de la démarcation des cadres étroits de la tribu ou de la région, le courant MND se démarquait également de l’option ethniciste.
Les établissements secondaires constituaient leurs principaux champs de bataille. La lutte se déroulait essentiellement au sein de la communauté maure. Le nationalisme arabe dominait chez les jeunes de la décennie précédente. Le nouveau courant, idéologiquement marxisant, se frayait un chemin avec une rapidité vertigineuse depuis la déroute des armées arabes de 1967 et les événements sanglants de Zouératt en Mai 1968. La question palestinienne constituait le premier motif mobilisateur de tout citoyen arabe de cette période.
 

« Septembre noir »
La mort prématurée en septembre 1970 du président Égyptien J A Nasser frappa de plein fouet le courant panarabiste. Certains accusaient Nasser de complicité coupable dans la répression sanglante des palestiniens menée férocement par le roi Houssein de Jordanie dans le courant de ce même mois de septembre 1970. Une organisation terroriste proche des palestiniens prendra juste après le nom de « Septembre Noir ». Elle signera ainsi son premier attentat contre la personne du premier ministre Jordanien Wasfi Tall, qui y trouvera la mort. L’expression «Septembre Noir» inspirera après de nombreuses organisations des ambitions révolutionnaires. C’est ainsi que des jeunes collégiens de Nouakchott vont s’organiser clandestinement en 1971 sous la même appellation. Sous la direction des jeunes encore adolescents comme Hamada Ould Mohamed Saleh, feu Sid Elmoctar Ould Cheiguir et probablement Abdellahi Ould Sbai, à l’insu du MND dont ils se considéraient sympathisants, ils publieront de nombreux tracts signés « Septembre Noir ». Le mouvement déploiera de grands efforts de renseignements avant de parvenir à démanteler leur structure. Fortement marqués par leur courte formation en matière d’écriture et de rédaction, tous les trois deviendront par la suite de brillants journalistes.
 

L’événement de Ghadhafi
Porté par un coup d’État au pouvoir en 1969, le colonel Mouamar Ghadhafi de Libye tentera désespérément de sauver le courant nassériste. Lors de son putsch, j’ai organisé, très probablement, l’unique manifestation de soutien en Mauritanie. J’étais en vacances scolaires en brousse, lorsque la radio annonça la nouvelle. Aussitôt, je confectionnai des banderoles artisanales à l’aide de papiers de cahiers scolaires. À cette occasion, j’avais réuni une dizaine d’enfants (des élèves de CP2 en vacances). Mon neveu Jemal OuldAhmed, décédé récemment, prit la tête de cette marche. Jusqu’à son décès, ses sympathies pour Ghadhafi demeuraient encore intactes. Il donnera à son premier fils le nom de Jelloud, le commandant, compagnon intime de Ghadhafi. Premier officier de l’armée nationale de chez nous, il faisait partie de la 2e promotion de l’EMIA (École Militaire Inter-Armes d’Atar). Accusé d’indiscipline, il sera réformé avant d’emprunter le chemin Ghadhafi pour le pouvoir. En file indienne, ils sillonnèrent tout le campement, brandissant leurs banderoles et criant des slogans de soutien aux putschistes libyens, à leur tête un certain Saaddine Bouchweirib, porte-parole officiel de la révolution. Le nom de Ghadhafi apparaitra un peu plus tard.
 

L’engagement
Mon engagement avec le courant dit progressiste débuta depuis Rosso. À plusieurs reprises, des émissaires des deux courants passaient chez nous. L’emprise idéologique demeurait encore éphémère. Un jeune peut changer de position plusieurs fois en si peu de temps. Un certain souci innocent de recherche de vérité prévaut chez chacun de nous. Une fois à Rosso, des amis m’invitèrent pour une discussion chez un jeune du nom de Abdellahi Moctar. Il était d’obédience baathiste. Je trouve chez lui un parterre de jeunes, manifestement étrangers à Rosso. Ils étaient venus la veille de Nouakchott. Parmi eux, des noms d’éléments baathistes déjà connus. On engagea une vive discussion sur le champ. Ils développèrent des arguments que je jugeais racistes. Je les démontai facilement. Ils finirent par se retirer un, à un. À la fin, je me trouvais seul avec Abdellahi Ould Moctar et mon ami Ahmed Salem Ould Elbeyedh. Nos débats avec les nationalistes portaient souvent sur la question de l’émigration.
 

Palabre culturel
Pour eux, ce qu’ils considéraient comme étant l’identité de la Mauritanie arabe risque d’être remise en cause par un mouvement continue d’émigration de négro-africains venant de pays voisins. Aussi pour eux l’arabe est la langue de tous les mauritaniens y compris les communautés noires du pays qui usaient de l’arabe bien avant la colonisation et dont les langues étaient de simples dialectes incapables d’accompagner les progrès scientifiques. Leurs préoccupations sont essentiellement d’ordre culturel. Pour nous, la Mauritanie, bien qu’à dominance arabe, n’en demeure pas moins un pays multi-ethnique. Nous pensons que, pour préserver l’unité nationale, il y’a lieu de tenir pleinement compte de l’identité culturelle de chaque composante de notre peuple.
Nous pensons également que conformément aux aspirations des peuples colonisés, encouragés à l’époque par les recommandations de l’UNESCO, qui soutiennent que l’enfant doit d’abord évoluer dans sa langue maternelle, le système d’enseignement de chaque pays doit être fondé sur sa ou ses langues nationales. Ce qui ne doit pas exclure l’ouverture sur les langues étrangères, notamment celles qui sont les plus parlées dans le monde comme l’anglais et le français. Concernant les langues nationales, autres que l’arabe, nous considérons que ce sont des langues à part entière et potentiellement elles sont capables d’évoluer pour accompagner la pointe du progrès technologique. Concernant l’émigration, nous pensons que le mouvement migratoire est un phénomène historique universel et dans notre cas, comme dans notre sous-région, il est à la fois réciproque et tout à fait naturel.
Nous jugeons qu’il n’était d’aucun danger s’il était préservé de la manipulation politique (interne ou externe) souvent de mauvaise foi. Avec les nationalistes de tout bord, notamment les nationalistes dits « arabes », la discussion porte presque exclusivement sur la langue. Des thèmes, comme l’économie, l’unité nationale, la situation des classes pauvres de la société, ouvriers et esclaves, notamment, sont rarement abordés par eux.
 

La rêverie du poète Chaaer
Le poète Ahmedou Ould Abdelkader étend parfois son talent poétique au domaine de la rêverie. Des fois il insinue des critiques dans des rêves imaginaires. Il révéla qu’une fois après le jugement dernier, les nationalistes arabes se présentèrent devant la porte du paradis. L’ange de garde leur ouvrit la porte. Ils s’apprêtèrent à y rentrer lorsqu’ils aperçurent les Kadihines à l’intérieur du Paradis, ils reculèrent. L’ange leur demanda pourquoi ils ne rentrent pas au paradis. Ils répondirent que parce qu’il y avait déjà les Kadihines. Il leur dit qu’il ne leur restait que l’Enfer. Ils acceptèrent d’y aller. Devant la porte de l’Enfer, ils observèrent encore un moment d’hésitation. L’ange-gardien de l’Enfer leur demanda pourquoi ils hésitaient. Ils lui montrèrent une inscription sur un panneau à la porte d’entrée: «Enfer », écrit en français. Ils lui expliquèrent que c’était à cause de cette inscription. Il la retira et la remplaça par une inscription en arabe. Ils s’engouffrèrent dedans. Là, « Chaaer » (le poète) rappela un certain comportement observé parfois chez les nationalistes arabes: ils boudaient toutes manifestations ou grèves initiées par leurs challengers, les Kadihines. De même il dénonce ici le ralliement de certains éléments nationalistes arabes, syndicalistes en particulier, à la position défendue par les autorités après quelques mesures d’arabisation formelle dans l’enseignement.
Nos amis de Nouakchott avaient l’habitude d’organiser des campagnes intitulées « semaines de lutte anti-facho ». Facho était le diminutif de fasciste. Terme emprunté aux gauchistes européens, par lequel ils stigmatisaient les mouvements d’extrême droite, connus pour leur racisme. Au cours de chaque campagne, les progressistes provoquent les nationalistes et les obligent à entrer en palabre avec eux sur tous les sujets touchant à l’actualité nationale.
 

Une fille vedette
La question de l’unité nationale accaparait généralement tous ces débats. La situation des nationalistes arabes mauritaniens fut fortement affectée par celle de leurs homologues du Proche Orient après la déroute des régimes arabes lors du conflit militaire de 1967. Partout dans le monde, les courants idéologiques de gauche étaient à l’offensive. Au cours de l’une de ces campagnes, les nationalistes vont perdre leur fille vedette, Eslemhoum Mint Abdelmalik. Celle-ci changera de camp d’une façon spectaculaire lors d’un meeting au Lycée National.
Dans son intervention du début du meeting, elle défendait farouchement le point de vue de ses amis nationalistes. À la fin du meeting, elle demanda de nouveau la parole pour proclamer solennellement sa rupture avec ses amis nationalistes et son adhésion définitive aux idéaux défendus par les progressistes. Ce fut la débandade dans le camp adverse. Sa sœur cadette, future docteur en médecine, ne sera pas affectée par sa position. Celle-ci conserva sa position de nationaliste arabe.
Après chaque campagne, on procéda au bilan. Sous l’effet de la répression et des défections continues dans leurs rangs, le camp des nationalistes arabes ne cessa de se réduire au profit de celui des progressistes. Les nationalistes de tous bords finirent par disparaître de la scène. Ils se recroquevillaient sur eux-mêmes. Ils vivront en hibernation pendant plusieurs années, attendant de « meilleurs hivernages », comme on dit.
Officiellement, le nouveau Lycée National a ouvert ses portes le premier octobre 1971. Les cours débutèrent dans les différentes classes. Les professeurs étaient en place. Les élèves n’étaient pas au rendez-vous. Les classes étaient seulement à moitié pleines. Beaucoup manquaient à l’appel. Les activités politiques les accaparaient. Ça discute vingt-quatre sur vingt-quatre. Le plus souvent, à sept heures du matin, on interrompt provisoirement un meeting pour aller prendre le petit déjeuner au réfectoire et revenir aussitôt dans la discussion. On baptisa Le Lycée National, « zone libérée ».
 

Des cours « idéologisés »
Les professeurs des matières littéraires sont dans la merde. Leurs cours sont transformés en débat politique continu. Un certain Planti, notre professeur de français, se plaint souvent de Djilitt, Eslmehoum et moi. En fervent catholique métaphysicien, il défendait l’idée que le monde sensible où nous vivions était purement imaginaire, alors que le monde réel existait quelque part dans l’univers. On lui demandait à chaque fois qu’en cas d’absence de l’un de nous, il n’avait qu’à imaginer qu’il était présent pour qu’il le soit. Il nous accuse curieusement de nous « inspirer d’une certaine philosophie fumeuse », comme si sa propre source d’inspiration ne l’était réellement pas !
(À suivre)