L’humanité au chevet des transhumanistes - II/Par Ian Mansour de Grange

17 January, 2024 - 23:59

Arrêtons-nous un peu sur le sens des mots. « Démocratie » provient du grec ancien « démokratia » : pouvoir du peuple. Pouvoir de décision ou… d’achat ? C’est dans les méandres de cette alternative nécessairement non-dite – intrigue oblige… – que se construit la première mise en scène du spectacle contemporain, situant chaque personne moins dans sa relation à autrui qu’en sa capacité de consommation. Formidablement nourrie par le développement des i-pads – ces « main tenant » qui font littéralement écran entre chacun d’entre nous et son « maintenant » réel – cette tendance détruit inexorablement tout ce qui pourrait contrecarrer l’asservissement de chaque individu (du latin indivis : non-divisible) à la marchandise.
Déduite de la première, une seconde mise en scène parfait cet esclavage. Le spectacle ne se contente pas d’isoler les individus les uns des autres : il lui faut les isoler ensemble, en imposant à tous les mêmes images dominantes (1), via les ambiguïtés du concept « peuple ». Pour autant que celui-ci soit toujours une « assemblée d’individus partageant de mêmes liens identitaires supra-familiaux » – territoriaux, culturels, linguistiques, etc., pas forcément tous reconnus dans un même cadre national – on voit immédiatement combien l’interprétation et la manipulation en conséquence de ces liens est fondamentale dans le jeu politique des oligarchies. 
Une dernière observation sémantique va permettre de compléter notre analyse. Il existe une nuance, subtile mais de taille, entre le suffixe « -archie » qui compose notamment le mot « oligarchie » et son voisin  « -cratie » notamment constitutif de « démocratie ». Dans la mythologie grecque, Arkhé est l’ordonnateur premier de la Réalité ; Kratos, la personnification de la Force. C’est ici suggérer qu’une oligarchie puisse non seulement ordonner la fondation d’une démocratie mais aussi la conduire. En divers strates variablement visibles et modifiables, de surcroît : relative au pouvoir d’achat des individus qui le compose, la force d’un peuple peut apparemment décider de la constitution de l’oligarchie politique qui le gouverne – c’est le cas dans toutes les démocraties dites avancées – mais une autre oligarchie peu ou prou visible et quasiment intouchable, elle, n’en demeure pas moins au-dessus de ce pouvoir contestable sur lequel elle garde le plus total ascendant, via toutes sortes de pressions, médiatiques et économico-financières essentiellement : le pouvoir au-dessus des pouvoirs…

Des conséquences environnementales et sociales préoccupantes
Deux cents ans après son déclenchement, on perçoit de plus en plus clairement les effets pervers du « progrès » mis en œuvre par la révolution thermodynamique : l’enrichissement d’une espèce vivante – globalement, l’Humanité – s’est faite au détriment des autres, provoquant des bouleversements inédits dans les équilibres de la biosphère, jusqu’à menacer même l’existence des humains. Longtemps masquée par une vision fragmentée du Réel – décomposition analytique des phénomènes classifiant strictement les moyens en fonctions des buts, argument fondamental du système – cette évolution dramatique se ressent chaque jour plus cruellement avec les dérèglements climatiques et l’intensification des pollutions.
La massification des liens sociaux autour du seul spectacle marchand a détruit de son côté nombre de ceux que les humains avaient tissés pour gérer leurs différences naturelles, notamment les relations de genre ; et culturelles, en particulier dans la répartition des tâches et des responsabilités. Un fossé grandissant s’est creusé entre les peuples et les oligarchies qui les gouvernent, plus généralement entre les réalités locales et globales où l’on voit les secondes s’obnubiler sur des chiffres, tandis que les premiers en sont toujours à souffrir leurs carences quotidiennes, quand ce n’est pas à pleurer leurs morts, comme, par exemple, ces derniers temps en Palestine.
Les réactions systémiques naturelles ont ceci de particulièrement redoutable qu’elles ne se déclenchent à l’ordinaire qu’après une longue période d’inertie et, passé l’effet de seuil qui les manifestent, mettent plus de temps encore à retrouver le calme, toujours relatif au demeurant, en ce que les conditions initiales ne peuvent jamais se rétablir : « on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve »… Et il en va de même au sein des sociétés humaines : pour peu qu’il soit possible, le retour aux sources ne peut évacuer le poids des contextes. Le flux du temps nous oblige à « inventer » notre avenir, inconscients que nous sommes – grâce à Dieu ! –  des modalités exactes de notre destin.
On ne s’étendra pas ici sur celui fatal de l’autruche. Sortons plutôt la tête du sable et regardons lucidement autour de nous. L’exaspération des conflits à l’entour a ceci de positif qu’elle limite nos choix. Plus le temps passe et plus se précise l’urgence de répondre à une seule et unique question : plus d’artifice ou plus d’humanité ? De fait, le premier terme de l’alternative a été énoncé au milieu du siècle dernier par un américain, le professeur Norbert Wiener : « Nous avons modifiés si profondément notre environnement que nous devons nous modifier nous-mêmes » ; avant de le théoriser en de savants ouvrages, notamment « La cybernétique : Information et régulation dans le vivant et la machine (2) ». 
Un point de vue qui eut l’heur de plaire immédiatement aux oligarques de la planète, en ce qu’il ne remettait rien en cause de leurs stratégies ; leur donnait même de nouveaux grains à moudre. Somptueusement financés en conséquence, de grands centres de recherche se sont mis à l’œuvre : Silicone Valley aux USA, Zhongguancun en Chine et Bangalore en Inde, par exemple. La protection de la Nature – de plus musulmans entendront : l’engagement d’Adama (PBL) devant Dieu envers Sa Création… – s’est vue flouée par des traités internationaux autorisant toutes sortes de tripotages sur le vivant (3) ; le commerce autour des manipulations génétiques a pris une ampleur inouïe ; et c’est jusqu’à l’intelligence humaine que l’artificiel entend soumettre à sa logique quantitative.
Cependant les dérèglements climatiques et sociaux n’en cessent pas moins de croître à de plus en plus vive allure, l’insécurité devient quotidienne, jusqu’en les palais même des Crésus qui peinent à respirer. Car non seulement les oligarques et leurs penseurs, aussi pixellisés soient-ils, s’abstiennent de juxtaposer tous ces paramètres à leurs projections d’avenir (4) mais, encore, « un tout n’est jamais la somme de ses parties », comme en témoignent les fameux « effets-papillons » si bien racontés par Hubert Reeves (5). En dépit de ses affiches placardées jusqu’en nos téléphones portables, le Spectacle marchand est dépourvu d’une vision réellement globale de ses conditions d’existence qu’il partage, de fait, avec chacun d’entre nous ; à ceci près que nous sommes, nous, pourvus de cinq sens, peut-être même six ou sept...
C’est à partir de ce point de convergence que le second terme de l’alternative susdite a quelque chance de sauver la partie.  Mais que signifie « plus d’humanité » ? On s’attend bien à ce que celle-ci soit, dans le fil du présent discours, considérée en seule opposition à l’artificiel ; le naturel, donc. Mais l’humanité n’est-elle pas elle-même un savant – et mouvant… – alliage de nature et de culture où le conventionnel – l’artifice, donc – a largement son mot à dire ? La frontière entre ce que l’eugéniste Julian Huxley (6) qualifiait, dès 1951, de « transhumanisme » et notre immémoriale « animalité culturée » est moins simple à tracer qu’il n’y paraît et sans doute serait-il plus simple de s’en tenir, pour l’instant, à ne définir que ce qui n’est pas humain, ce qui ne doit pas l’être, notamment le machinal, l’électronique, le manufacturé…

Libérations… ou mutilations ?
On reviendra plus loin sur ce que ce dernier qualificatif – où l’on entend si bien le mot « facture »… –  suggère d’asservissement à la « Rémarcande (7) ». Le fabriqué est vendable, jamais l’humain, en principe ; a fortiori non plus l’humanité, c’est-à-dire ce qui nous fait humain, malgré l’emprise qu’exercent sur nous les nuées de produits manufacturés à tout le moins virtuels qui nous assaillent quotidiennement. Or la journée ne fait toujours que vingt-quatre heures, on y perd facilement son temps : c’est une des contraintes infrangibles de notre humanité commune. Commune ? Voilà qui nous renvoie aux liens identitaires qui nous distinguent certes en différents peuples et nations mais dont certains nous unissent tous. À qui, à quoi donc sommes-nous liés aujourd’hui ? De qui, de quoi nous sommes-nous déliés, consciemment ou inconsciemment, faute de temps pour cultiver toutes les attaches fondatrices de notre communauté universelle ? (À suivre).

Ian Mansour de Grange
Maata Moulana
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NOTES
(1) : Guy Debord, op. cité, aphorisme 172.
(2) : Disponible en français aux Éditions Seuil, Paris,2014. Et singulièrement renforcé en ses implications sociétales par un autre essai : « Cybernétique et société », Points, Paris, 2014.
(3) : Voir mon ouvrage « D’ICI À LÀ », Éditions Joussour Abdel Aziz, Nouakchott, 2023, p 101 et 391.
(4) : Il y a fort à parier que les premiers se retrouvent fort marris des conclusions de l’Intelligence Artificielle (IA) s’ils lui donnaient à moudre tous les effets pervers (coûts environnementaux, pollutions diverses, maladies professionnelles, etc.) de leurs industries, dans l’évaluation des bénéfices de celles-ci.
(5) : https://www.sciencepresse.qc.ca/actualite/2019/07/19/sante-oceans-nage-e...
(6) : Marqué notamment par de terrifiantes campagnes de stérilisation forcée en Allemagne nazie, USA, Canada ou Chine, l’eugénisme (https://fr.wikipedia.org/wiki/Eugénisme) est de fait le père du transhumanisme, via Julian Huxley (https://fr.wikipedia.org/wiki/Julian_Huxley).
(7) : Du latin res mercatori : pastiche ou cerveau même de la res publicae réputée matrice à tout le moins étymologique de la République ?