Un récent article dans la presse privée nouakchottoise (1) faisait état du déclin de la démocratie en Afrique, notamment au Sahel avec la récente prolifération des coups d’État. D’autres s’interrogent sur la banalisation des supercheries électorales, dévalorisant la responsabilité citoyenne. Assisterait-on à un rejet de la greffe du modèle occidental apposé lors de la conférence de La Baule en 1991 ?
La question en suggère immédiatement une autre, sous-jacente : ce modèle s’est-il jamais imposé à l’organisation politique locale qui avait présidé à la fondation de l’État ? Quelque puissant demeurait le poids de l’influence française, ce fut bel et bien un consensus indigène qui mit en place le premier gouvernement mauritanien. Et, aussi relative fut-elle, cette entente ne mit certes en relation qu’une petite minorité de gens, notamment en cette Mauritanie si récemment éclose. À peine dix pour cent de sa population : une oligarchie donc.
Telle était la logique héritée de l’Histoire, bâtie sur une division de la société en castes, toutes ethnies confondues. Avec ceci que l’étendue du territoire maure impliquait une représentation majeure de ses maîtres traditionnels à la direction des affaires nationales. En gros, deux nobles beïdanes pour un négro-mauritanien. Notablement accentué après l’accession des militaires au pouvoir en 1978, c’est ce déséquilibre ethnique qui a construit notre État.
Et, chemin faisant, alors que les castes inférieures prenaient peu à peu conscience de leur poids démographique, déplaça la question statutaire sur le plan racial. L’apparition d’une contestation haratine dans la communauté maure a ainsi élevé de nombreuses passerelles – aujourd’hui de larges ponts – entre tous les noirs du pays – globalement majoritaires – en dépit de récurrentes tentatives d’en limiter le développement au nom de références culturelles spécifiques, notamment linguistiques. Une part importante de l’opposition au pouvoir actuel se retrouve en ce schéma.
Universel, le contrat social de la démocratie ?
Revenons maintenant à notre question initiale en examinant en quoi le modèle occidental pouvait – peut toujours ? – paraître alléchant : l’affiche d’un contrat social universel. Lancé dans la dernière décennie du 17ème siècle en Angleterre, il lui fallut tout de même trois siècles et demi et un nombre étourdissant de conflits sanglants pour se traduire en termes concrets dans la vie d’une majorité conséquente de citoyens : liberté d’expression et d’entreprise, accès à des formations qualifiantes et à l’emploi, rémunération décente du travail, protection sanitaire et judiciaire publique, droit de vote, etc.
Universelle affiche, donc, plutôt qu’universel contrat. Cette relativité se lit au moins à deux niveaux. Si l’on peut avancer que l’ensemble des États occidentaux assure aujourd’hui à une minorité variable de leurs citoyens – 30 à 45 % selon les pays – un « certain confort » d’existence, ils demeurent incapables d’éradiquer des îlots tenaces de pauvreté, souvent associés à des marginalisations raciales ou religieuses. Une situation stagnante depuis le boom des années 50 à 70 et qui tendrait même à se détériorer graduellement depuis une quinzaine d’années, dans un climat de crise économico-financière quasi permanente, doublée de récurrentes exaspérations sécuritaires.
Il faut sortir de cette zone de pays dits « avancés » pour percevoir le second niveau de la relativité de ce contrat social prétendument universel. Retournons pour ce faire en notre zone saharo-sahélienne où « plus de la moitié des gens survivent avec moins de deux dollars par jour ; le chômage touche entre le quart et le tiers des actifs ; les services officiels de couverture sociale sont peu ou prou efficients : l’incidence du contrat social de la modernité marchande sur la vie des populations reste faible, comparé à celui du tissu sociétal traditionnel (2) ». Le « certain confort » susdit, au regard des conditions générales d’existence locale, ne concerne pas même 10 % des populations ; probablement moins de 5 % dans la plupart de ces pays.
C’est dire combien le caractère oligarchique de la société mauritanienne n’a guère changé en soixante ans, en dépit d’une monumentale révolution des mœurs, de fait centrée sur la seule explosion démentielle de la consommation. Mais ce serait un profond aveuglement de n’attribuer cette immobilité qu’à une tendance régionale remarquable à s’arcbouter sur un traditionalisme peut-être de bon aloi. Sa probable éventualité est puissamment entretenue – pour ne pas dire dictée – par l’actuel système économique mondial.
Aux origines mercantiles de la démocratie
Un peu d’histoire devrait là encore nous aider à en entendre le processus. Lorsque celui-ci débute – disons au lendemain de la révolution anglaise de 1689 – la société européenne est encore elle aussi largement oligarchique : calqué sur le modèle mercantiliste vénitien qui avait permis d’aspirer une part importante des richesses générées par la domination économique musulmane, neuf siècles durant (8ème-16ème siècle) sur le pourtour méditerranéen, l’organisation politique de l’Europe de l’Ouest demeure bridée par « une vision statique de l’économie où les quantités d’or, de marchandises et, surtout, de consommateurs restent pratiquement constantes ; même rationalisés, les moyens de production sont limités. En conséquence, les profits des uns sont des pertes pour les autres ; au niveau national, justifiant la répartition inégalitaire des biens ; comme au niveau international, justifiant les politiques d’affrontement : pour s’enrichir, il faut appauvrir les autres (3) ».
Les menées extérieures des Européens n’ont alors que des visées de commerce ou de captation de richesses ne nécessitant que peu ou prou d’industrie de transformation : métaux précieux, épices, ivoire, esclaves… Leurs installations sur les autres continents normalement donc réduites aux rivages côtiers et sujettes à des arrangements de circonstance avec les pouvoirs locaux, eux aussi très oligarchiques comme on l’a noté tantôt. Cette politique d’échanges « variablement » équilibrés va perdurer jusqu’au 19ème siècle où intervient un nouveau paramètre dans les activités industrielles européennes : la généralisation de la machine à vapeur mise au point par divers inventeurs (Papin, Cugnot, Watt…) au siècle précédent et désormais systématisée par des travaux théoriques décisifs (Clapeyron, Sadi Carnot, Clausius…) autour des principes de la thermodynamique.
L’Afrique – plus généralement, le monde non-occidental – devient brusquement un champ de ratissage de matières premières insuffisamment présentes dans l’étriqué espace européen mais non moins indispensables au fonctionnement des machines : coton, arachide, gomme arabique, par exemple ; minerais et, bientôt, hydrocarbures. Notons tout de suite ici les trois principes sur lesquels repose la rentabilité de la mécanisation : coût minimal des intrants, de la main d’œuvre les transformant et extension maximale de la consommation des produits finis ; concepts-clés dont il s’agira toujours de minimiser les contradictions potentielles. Tout particulièrement entre les deux derniers : étendre la consommation exige une vulgarisation des moyens pour y accéder et cela implique des concessions, notamment financières, au commun des mortels à qui l’oligarchie ne concédait, naguère, que des miettes de ses festins…
Mises en scène…
Des concessions notamment financières, souligné-je. Car l’argent ne suffit pas à promouvoir la consommation, il faut également la motiver, en susciter le besoin. « Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles », énonçait au milieu du siècle dernier le postulat initial d’un célèbre ouvrage (4), approfondissant ainsi le paradigme de la précédente analyse marxiste qui y voyait d’abord une « immense accumulation de marchandises ». Prééminence de la publicité entourant la marchandise, donc, mais aussi de celle de l’individu, Plus Petite Unité de Consommation (PPUC) qu’il s’agit de persuader de sa valeur, en tant qu’élément indispensable au système, en dépit de l’anonymat où tendent à le noyer les manifestations quotidiennes du marché.
(À suivre).
Ian Mansour de Grange
Maata Moulana
NOTES
(1) :« L’Afrique face au déclin de la démocratie », in « Le Calame » n°1359 du 11/10/2023.
(2) :Voir mon ouvrage « D’ICI À LÀ », Éditions Joussour Abdel Aziz, Nouakchott, 2023, p 379.
(3) :Voir la seconde édition de mon autre ouvrage « GENS DU LIVRE en Eurasie occidentale, Afrique du Nord et Sahel, des premiers siècles de l’ère chrétienne à l’aube de la révolution thermodynamique », Éditions Joussour Abdel Aziz, Nouakchott, 2ème édition 2023, p 99.
(4) :Guy Debord, « La société du spectacle », Champ Libre, Paris, 1971.