La melhfa /Par Rabi’a mint Mansour

7 December, 2023 - 00:23

« La changité dans le stabilement », la piquante formule de notre regretté feu Habib ould Mahfoud pour qualifier « notre tendance à évoluer sans changer », trouverait-elle un début d’explication dans le texte suivant d’une de nos étudiantes de la « génération Z », comme elle le signale en conclusion et à laquelle elle paraît très fière d’appartenir ? En tout cas, la francophonie mauritanienne ne semble pas tout-à-fait morte… À vos plumes, jeunes gens ! « Le Calame » ([email protected]) se fera un plaisir de vous publier !

En Mauritanie, un pays arabo-africain peuplé de musulmans, plus connue encore sous le nom de RIM (République Islamique de Mauritanie), la majorité des femmes sont vêtues d’un large tissu appelé « melhfa ». Par ce vêtement, les maures – blanches (arabes, senhajas, eznaguas, etc.) et noires (haratines, pour l’essentiel) – se distinguent des négro-mauritaniennes (peules, soninkées, wolofes, etc.). Plus touchées par la mode étrangère, celles-ci – surtout les jeunes – portent des chemises, teeshirts, jeans, robes, avec souvent un foulard sur la tête, mais sans melhfa dessus. Sous celle-ci, les maures portent elles aussi des vêtements modernes. Mais il est bien rare de voir une maure se balader dans la rue sans melhfa. Elle serait traitée de folle ou de laïque. Cela nous laisse devant plusieurs questions : d’où vient cette mentalité ?  Quel est le rapport entre la melhfa et la religion ? Un instrument de protection, d’oppression ou, tout au contraire, de libération ?

 

 

Un habit vieux de dix siècles

Mais occupons d’abord de l’origine du vêtement lui-même. La melhfa est un long voile d’environ 3,5 m de long sur 1,5 m de largeur. C'est la parure traditionnelle de la femme sahraouie qui l’enveloppe de la tête aux pieds, partout là où elle va. Ce vêtement existe depuis au moins le 11ème siècle. Le long de la côte atlantique, du Sud du Maroc jusqu’au Sénégal, les femmes de ces régions obéissent au même rituel, se drapant d’étoffes de même taille et disposées de manière similaire. En ces régions très chaudes où il ne neige jamais et dont les habitants étaient quasiment tous des « rahalas » – bergers se déplaçant de saison en saison à la recherche d’eau pour leur troupeau – on voyageait d’autant plus léger que la pauvreté était le lot commun, toutes castes confondues. Les femmes se couvraient d’un seul tissu, à l’époque opaque, assez épais et étendu pour les couvrir de la tête aux pieds et les protéger du soleil : le nila.

Le nila le plus fréquent et apprécié était en coton et de couleur indigo, dite « de Guinée ». Une appellation au demeurant assez impropre puisque le terme indigo révèle son origine première : l’Inde. Voyageant vers l’Ouest par les côtes nordiques de l’océan Indien jusqu’à la mer Rouge, ou, à terre, via l’Hindoustan, l’Afghanistan, la Perse et le Cham, la nila suivit la route des caravanes sahariennes pour s’imposer au Sahara atlantique vers l’époque médiévale, grâce à l’avancée de l’islam. Au milieu du 20ème siècle encore, ce tissu indigo était considéré comme le plus beau cadeau qu’un homme pouvait, au retour du souk, apporter à une femme. Les mutations de la vie nomade après les grandes sécheresses du 20ème siècle – surtout celle des années 70 – et la sédentarisation qui s’en suivit, avec le développement de grands centres urbains en plein désert, à l’instar de Laâyoune et Dakhla au Sahara occidental ou Nouakchott en Mauritanie, entraînèrent une disgrâce progressive du nila, longtemps très apprécié et tenant le haut du pavé jusque-là. Il céda alors la place à d’autres étoffes diversement teintes et produites de manière industrielle, dans un grand choix de qualité, de tissus et de couleurs.

Mais si les mauritaniennes se plaisent aujourd’hui à se distinguer les unes des autres par la différence de leurs voiles, elles n’en ont pas moins toutes gardé le même principe de se couvrir de la tête aux pieds. Ainsi la melhfa est devenue, au fil de ce temps moderne qui bouscule tout, le symbole même de l’immuable mauritanité maure, une tradition à préserver absolument, de génération en génération. C’est dès son enfance qu’une maure apprend ne faire qu’un avec son voile et que de s’en défaire serait s’afficher en écervelée. Écoutons ici les témoignages d’Aïcha et de Marième. « Ma mère », dit la première, « m’a toujours dit qu’une femme raisonnable porte une melhfa ». Et Marième de renchérir : « Mon entourage me l’a répété maintes et maintes fois : sans ma melhfa, je ne serais jamais prise au sérieux ». Un argument dont le caractère assez passif amène cependant parfois certaines à se défaire de leur voile, sitôt qu’elles ont l’occasion de quitter le pays.

 

Armure et sécurité

Marame : « Arrivée à l’aéroport de Dubaï, je me suis débarrassée de mon melhfa et retrouvée ainsi avec les vêtements modernes que je portais dessous, avec un formidable sentiment de liberté. » Une émancipation immortalisée par une photo publiée sur sa « story » WhatsApp qui eut cet effet de soulever immédiatement l’indignation de toutes ses parentes et amies. Car quasiment toutes ne se sentent à l’aise et rassurées qu’habillées de leur melhfa. À ce point « mentalement complètes » qu’on peut les dire attachées psychologiquement à leur voile. S’en déshabiller en public leur paraît agir outrageusement, non seulement envers la tradition de leurs mères mais aussi envers leur propre personne. En tout public ? Pas exactement car en public exclusivement féminin – entre amies, surtout – les maures ne se gênent pas à se découvrir mais, sitôt qu’apparaît le moindre homme, elles se précipitent pour retrouver leur tenue conventionnelle. On voit ici apparaître la qualité d’armure et de sécurité de la melhfa contre le monde extérieur, plus particulièrement contre les regards indiscrets des mâles. De nature à renforcer un privilège communautaire spécifiquement féminin – la liberté de regard sororal – ce réflexe traduit également une plus large communauté religieuse : l’islam.

 Car le Saint Coran est sans équivoque à ce sujet : « Dis aux croyantes de baisser leurs regards, de garder leur chasteté, de ne montrer de leurs atours que ce qui en paraît et de rabattre leur voile [khumur] sur leurs poitrines ; qu’elles ne montrent leurs atours qu’à leurs maris ou leurs pères, aux pères de leurs maris, à leurs fils ou aux fils de leurs maris…», 24, 31. Les hommes sont ainsi distingués en « mahram » : interdits, c’est-à-dire, exclus de toute relation conjugale et donc sexuelle ; et les « non-mahram », tôt ou tard épousables. Certains interprètent ce verset comme une obligation pour la femme de se couvrir de la tête aux pieds, visage inclus, comme c’est notamment le cas en Iran où c’est par la loi de la République que la femme est astreinte à se couvrir ainsi dans les endroits publics. Mais, en Mauritanie, ce n’est pas cette loi mais la société maure qui la contraint à se coiffer ainsi. Une exigence d’autant plus puissante en ce pays entré tardivement dans le système moderne que ses habitants accordent beaucoup plus d’importance au qu’en dira-t-on qu’à ladite loi. La relation immédiate de proximité est supérieure à celle-ci, encore trop souvent perçue comme un héritage encombrant de la colonisation française.

Vêtement d’un seul tenant, la melhfa est le fruit d’une longue tradition dont l’origine est probablement antéislamique. Il a de multiples usages, notamment celui de couvrir le visage mais pas forcément, un emploi laissé à la convenance de celle qui le porte, contrairement à ce qui se passe en d’autres pays musulmans. La femme maure a tout-à-la-fois un sens aigu de la liberté et cette pudeur de ne jamais s’afficher publiquement en objet de désir… sinon subtilement. Les filles et femmes de la génération Z (nées entre 1995 et 2010) vivent à fond et très majoritairement cette dialectique. Préservant leur melhfa chérie qui les relie à leur communauté et à ses plus profondes origines, elles avancent résolument dans la modernité. Elles ont compris qu’être liées ne signifie pas être enchaînées et sont en ce sens profondément arabo-africaines : tout comme « chaussure bien à son pied se fait oublier », on n’est jamais aussi libres que bien reliées.

Rabi’a mint Mansour

22 ans