Une visite inopinée
À la fin de la marche, on donna ordre aux manifestants de se disperser dans le calme. Nous autres meneurs, élèves et enseignants, nous nous retirâmes chez l’un de nous, l’instituteur Tandia Cheikh Sidia qui habitait au quartier Médine à l’est de Rosso, le temps de prendre du thé et de faire un premier bilan de notre marche. À peine 5 minutes après, une voiture s’arrêta devant la porte extérieure de l’enceinte. Les voitures étaient très peu nombreuses en ce moment dans les rues de Rosso. Brusquement on entendit le moteur qui s’éteignit. La porte s’ouvrit. On aperçut une jeep militaire ancien modèle d’où descendit un gradé de l’armée. Les enseignants nous informèrent qu’il s’agissait de Jiddou Ould Salek. Il était seul.
On se leva pour le saluer. Il donna la main à tout le monde et se pressa de nous rassurer, en déclarant: « Je suis venu uniquement pour discuter et prendre le thé avec vous. » On a discuté de tout. On était tous en parfait accord contre le régime en place.
Le point de désaccord
Un seul point de désaccord persistait entre nous. Elle consistait à trouver le moyen le plus adéquat pour changer la situation. Pour nous, seule une révolution populaire délivrerait le pays de l’emprise du néocolonialisme français et de ses valets. Pour Jiddou, un coup d’État sera le moyen le plus efficace. À la fin du thé et de la discussion, Jiddou prendra congé de nous après nous avoir salués chaleureusement, comme s’il nous félicitait pour le succès de la marche. C’était la première, mais aussi la dernière fois, que je verrai physiquement feu Jiddou Ould Salek. Plus que tout autre officier mauritanien l’impact de sa personnalité demeure indélébile sur moi.
Mutation mentale
Le nouveau climat politique aura un impact direct sur les relations humaines. On changeait de conception du monde ; on changeait de mode de vie. On changea même d’amis et d’entourage, y compris parfois de famille. Désormais les compagnons de lutte formeront le nouveau cercle d’amis. Citons-en, des amis enseignants: feu Sall Abdoulaye, feu Fall Alioune, feu Bâ Abdoulaye dit Batch et feu Aziz Wane. À ce jour Tandia Cheikh Sidiya est le seul survivant du groupe d’enseignants. Nous lui souhaitons encore un long séjour parmi nous. Des élèves comme Sidenna, Billil, Petit Zeine, Ahmed Salem Ould Elbeyidh, feu Nourou Ould Lab, Lemrabott Ould Bouh, feu Ahmedou Ould Abderrezzagh. En raison de son teint très clair, ce dernier était surnommé par certains « Pomme de Terre ». Puis, dans une deuxième étape, d’autres élèves s’ajouteront: Moulaye Ely, Taleb Khyar (l’avocat), Diop Medoune, pour ne citer que ceux-ci.
Mutation culturelle
Ces éléments constitueront le principal noyau d’action, dirigeant et centralisant les activités politiques à Rosso et au Trarza de manière générale. Les grandes vacances des années 1970-71 seront mises à profit. Avec l’aide de Moulaye Ould Moulaye Ely nous ferons une percée vertigineuse au niveau de Rosso. Natif de la ville de Rosso, Moulaye constituait le moteur central d’un labyrinthe de réseaux de clubs et d’associations de jeunes. Il vivait avec sa maman Habousse, désormais notre maman à tous. Bien que renvoyés pour la plupart, la mère Habousse nous traitait toujours comme des élèves. Elle nous aimait parce que nous étions les amis de Moulaye. Moulaye par rapport à elle, est comme moi, par rapport à la grand-mère Kaaina. Chacun de nous constituait l’âme de sa maman. Habousse était comparable à « La mère », comme dans la récit de l’écrivain russe Maxime Gorki et Moulaye à son fils Paul.
La nature a horreur du vide, dit-on. Les jeunes de l’époque n’échappaient point à la règle. Les jeunes en général, les adolescents en particulier, ne supportaient pas l’oisiveté. À Rosso, en dehors du temps consacré aux études, ils se tracassaient pour combler les heures creuses. Ils mirent donc sur pied un grand nombre de clubs et d’associations diverses. Le sport, la danse et la musique étaient leurs principales occupations. Certains n’arrivaient pas à résister à la tentation de s’adonner à des pratiques illicites comme l’usage de la drogue et de l’alcool.
À l’aide de notre ami Moulaye, nous parviendrons, au cours d’une vigoureuse campagne, à changer de fond en comble l’orientation politique des réseaux de clubs et d’associations des jeunes de Rosso. Tous prenaient Moulaye pour modèle. En matière de mode vestimentaire et de train de vie quotidien, chacun d’eux cherchait à lui ressembler. Quelques temps après, Moulaye, recherché par la police, entra dans la clandestinité comme d’autres camarades. Il fut envoyé à Mederdra chez EhlKhoubah, la célèbre famille dont le fils feu Ahmed et ses sœurs faisaient partie du mouvement. Il passa ainsi plusieurs mois entre cette famille et leur tante feue Seydaniya Mint El Khalil à Ehsey Abdou à 3 kilomètres au sud de Mederdra.
L’interdiction non désirée
Au début, dans notre démarche, on s’abstint de critiquer leurs activités habituelles. On leur demanda seulement de nous consacrer un moment pour discuter avec eux. Ils comprenaient progressivement que ce que nous leur recommandions était en contradiction flagrante avec leurs occupations. Moulaye était passé par le même processus de transformation. Il habitait seul avec sa mère, juste en face du cinéma Trarza.
Les murs des deux pièces de leur modeste logement étaient couverts d’affiches et de photos mondaines. Il s’en débarrassait au fur et à mesure de notre fréquentation. Une fois, j’entrais avec des amis dans la chambre d’un club situé à l’étage de la maison des Sakho. Les Sakho, une famille dont les jeunes sympathisaient avec nous. Habituellement on entendait la musique à l’entrée de la chambre. Ils l’arrêtaient souvent à notre arrivée.
Un jour, nous fîmes irruption dans un silence complet. Cette fois-ci, les guitares étaient adossées aux murs. Les jeunes somnolaient. Ils étaient crispés et tristes. Après les salutations, Medoune les interpella: « Mais qu’est-ce qui se passe, pourquoi il n’y a pas de musique ?! ». L’un d’eux le regarda, le visage blême. Il répondit: « Moulaye nous a interdit ça ! »
« Non ! », cria Medoune, « Reprenez votre musique ! ».Comme quoi on s’est attaqué à « elmounkar » les interdits bien avant les frérots !
« Diourbel demeldik »
Une fois on apprit que des commerçants avaient réussi à obtenir des autorités de Rosso l’attribution d’un espace situé entre le quartier Ndiourbel et le camp de la garde.
La piste du camion de transport des élèves du Lycée passait par là. Les autorités décidèrent de déplacer de nombreuses familles pauvres habitant le lieu. On les somma de le libérer avant le lendemain matin. Le matin de bonne heure une centaine d’élèves envahit la place. On organisa un meeting de solidarité avec les habitants du quartier. Plusieurs orateurs se succédèrent, dont de nombreux habitants. Des chants et des danses complètent l’animation. Feu Sidi Mohamed Ould Babana, un élève, faisant fi de son origine aristocratique, dirigeait l’orchestre improvisé pour l’occasion. « dhechaabekhlat...kadih miskine...youra halbaat beyne lainine », un morceau d’une chanson exprimant la pitié et la compassion d’un pauvre peuple, aux origines ethniques diverses, mais complémentaires, qu’on déloge arbitrairement et en plein jour.
La chanson était titrée « middou leydine lel kadihine: Soutenons les Kadihines ». Le meeting fut suivi d’une marche qui sillonna les principales rues de la ville. « Diourbel demeldik »: le quartier Diourbel ne quitte pas, chantons en chœur.
Le règlement
Une délégation composée d’élèves et d’habitants fut reçue aussitôt par les autorités. Un accord fut conclu entre les deux parties. Il stipulait que les habitants acceptaient de se retirer de la place litigieuse pour une période déterminée, le temps de procéder au lotissement du lieu. Les choses se déroulèrent comme prévu. L’événement fut relaté dans « Libération », une publication éditée par des étudiants mauritaniens en France.
« Le Docteur » face au choléra
Au fur et à mesure qu’on se politisait, nous nous rapprochions des populations et de leurs préoccupations. En 1970, avec le début des effets négatifs de la sécheresse, des foyers de choléra furent déclarés sur les frontières avec le Mali. Un vent de panique submergea le pays et même la sous-région. On entendit parler pour la première fois de choléra. Pour la sensibilisation des populations sur les dangers de cette maladie, nous devançâmes les autorités. Nous initiâmes une vaste campagne d’information et de sensibilisation au niveau des élèves du Lycée, puis au niveau des habitants de la ville. Comme, à l’aide de mon poste radio, j’étais assez informé sur la maladie et son évolution, on me confia la tâche de répercuter l’information dans les meetings. Certains ironisèrent et m’appelaient parfois « Docteur ». Depuis lors, j’acquis jusqu’à présent cette tradition de toujours me laver les mains avant et après le repas. S’il n’y a pas de savon, je préfère m’abstenir de manger. Ainsi j’étais donc préparé d’avance pour l’application des récentes recommandations en matière d’hygiène suite à la pandémie du coronavirus ou Covid-19.
(À suivre)