« Le Domou Oumnène »
J’avais élu domicile chez une vieille parente du nom d’Oumnène. En fait je le programmais depuis que j’avais décidé de mon transfert à Rosso. Je l’avais connue lors de mon premier voyage au Sénégal en 1961. Octogénaire, elle était déjà presque aveugle. Elle était la demi-sœur maternelle d’Ahmed Salem Ould Moyssa, un ancien commis d’une maison coloniale. Leur mère était une descendante de notre aïeul Cheiffa. Oumnène n’avait pas d’enfants puisqu’elle n’avait jamais constitué famille. Il parait que sa galanterie dans sa jeunesse l’avait trompée. Elle récusait les offres de mariage dans l’espoir de rencontrer l’hypothétique compagnon de vie.
Les fils de son frère, décédé depuis, tous sénégalais de nationalité et de résidence, lui rendaient visite fréquemment. Très liée aux familles d’origine marocaine et avec les anciennes familles aisées du temps colonial, elle ne manquait pratiquement de rien. Son chez constituait aussi un passage régulier pour les parents en transit à Rosso. Tous, lui faisaient signe dans leur va-et-vient. Sa baraque était située au cœur de la ville, sur un petit monticule, le seul épargné par les inondations de 1951-52. Femme de caractère, connue pour son intégrité morale et son sens de la modernité, Oumnène, était célèbre aussi pour sa grande connaissance de l’histoire des tribus et ethnies du Trarza.
Un ethnologue hors pair
Des polémiques éclatèrent à chaque fois avec les vieux parents sur ce type de questions, notamment Seyloum Ould Ssalem, grand «ethnologue » incontesté de chez nous. En plus de sa profonde connaissance de la société maure du Trarza, Seyloum était aussi un grand pularophone. Il maîtrisait parfaitement les relations sociales de l’ethnie haalpulaar mieux même que les vieux peuls.
Les Boulghourbal
Dans les années 60, les enseignants en français sont généralement des négro-africains, souvent des Sénégalais. Les enseignants arabes étaient presque exclusivement maures blancs d’origine maraboutique, sortant des Mahedhras. À Rosso-mairie, je retiens encore les noms et les classes de plusieurs enseignants en français: Sy Ibrahima, le directeur, au CM2, Petit Bâ au CM1, Henri au CE2. Ajoutez à cette liste le nom de Fatma Boulgherbal. Elle enseignait l’une des classes du CI. C’était une jeune et remarquable belle femme. Elle était la sœur de l’homme d’affaires Abbass Boulghourbal de Nouadhibou. Leur père, très vieux, mais vivant encore à l’époque, était originaire du Maroc. Leur mère, la sage Aanaa était de père marocain, mais de mère négro-africaine, une Bambara, indique-t-on. Son teint clair cachait mal ses traits négroïdes. Fatma était aussi la sœur de Zoubeida, la future femme d’affaires bien connue dans les milieux Nouakchottois. À l’époque Zoubeida enseignait à Rosso I. Rosso (I) abritait une école de filles dirigée par un brillant et aimable instituteur appelé Diabira Ibrahima.
Je me suis appesanti sur cette famille parce qu’à travers Oumnène, elle m’adopta pratiquement comme un fils. Chez eux, j’étais le «domou Oumnène », le fils d’Oumnène en Wolof et Oumnène est « Mam Oumnène » ou la maman Oumnène en Wolof. Le wolof est en effet la langue familiale de toutes les familles d’origine marocaine. En dehors de leurs vieux, ils sont presque tous natifs du Sénégal ou de Rosso.
La langue wolof s’impose
Rarement on les entendait s’exprimer en dialecte marocain ou en hassania. Leur fils Abass, grand footballeur de son temps, était déjà au lycée. Il évoluait en équipe nationale avec les Hamza, Gaye Birama, Ndiaye Diack (1) Boydia et Sneidri. Les Boulghourbal habitaient à Medine, quartier Est de Rosso. Leur mère et ses filles n’hésitent pas à faire le déplacement à pied jusqu’à chez Oumnène, à l’Escale I, à l’extrême ouest de Rosso. Oumnène, marquée par notre tradition locale, ne consomme jamais le poisson, malgré qu’elle ait vécu plusieurs décennies en ville, à Saint Louis notamment, la capitale du « bon goût Sénégalais », c’est-à-dire du ThiébouDjenn ou riz au poisson. C’est une raison de plus de l’avoir choisie comme demeure. Moi aussi, rien que l’odeur du poisson, me fait vomir. Même nos parents, commerçants au Sénégal, avaient l’habitude de louer des bols de Thiéboudjenn, souvent à la famille propriétaire du local de la boutique, tenaient toujours à débarrasser le plat de son menu de poisson et de légumes pour ne consommer que la partie riz, la partie « Thiébou » sans « Djenn ». Aanaa et ses enfants, notamment ses filles, nous apportaient régulièrement les repas les plus variés à base de viande. Elles le faisaient souvent afin de les partager avec Oumnène. Et pour compléter leur hospitalité, ils discutaient avec elle en wolof, sa seconde « première langue ». La langue wolof possède, en effet, une attractivité inégalée qui l’assimile à une musique mystique chez ces fans, surtout chez ceux d’origine maure ou étrangère.
Quant à moi, mon niveau en wolof est resté nul. A Rosso des années 60, à l’école notamment, dans la rue on usait beaucoup de la langue française. Bien que dans notre classe, les enfants de culture maure étaient très peu nombreux, on avait l’habitude de s’adresser aux autres uniquement en français, alors qu’entre eux ils ne se parlaient que wolof.
L’arrivée de la grand-mère
Peu de temps après mon arrivée à Rosso, la grand-mère Kaaina me rejoignit chez Oumnène. Elles étaient très familières. Leurs âges sont très rapprochés. Kaaina polémique peu. Ce qui ne plait pas à Oumnène. Malgré tout, elles coexistent pacifiquement. Pour avoir la paix avec Oumnène, la grand-mère acceptait de se conduire comme sa petite fille. Oumnène soumettait d’ailleurs tous ceux qui passent chez elle, à son diktat. Comme le chef militaire, elle avait toujours raison. Pour la grand-mère, l’essentiel dans la vie d’ici-bas c’est uniquement tout ce qui pouvait faire mon bonheur à moi. Fréquemment, exprimant son amour sans bornes pour moi, elle se plaisait à me fixer du regard en laissant des larmes couler à flots.
Pour apaiser la colère de Oumnène
Butant des fois contre mon caractère, parfois difficile, il arrivait qu’Oumnène pique des crises de colère contre moi. Elle s’abstient de me parler. Pour casser sa grève, j’eu recours à une astuce dont le succès est garanti: « Oumnène, ce soir, combien fait-il dans le mois lunaire ? ». Pour elle, le suivi du mois lunaire est un devoir religieux. « Quoi ?, comment, qu’est-ce que tu racontes ! Ould Elbou ?... ». Voilà quelques-unes de ses répliques à ma magique question. Cette fois-ci, en signe de paix, elle introduit sa question par «Ould Elbou... », au lieu de Ould Boushab. Convaincue pourtant que je la provoquais pour mettre fin à sa grève de parole, elle donnait toujours la priorité à l’intérêt qu’elle accordait à la question posée. Le visage se détendit, les yeux ouverts et non voyants bougèrent en signe d’émerveillement de la question. Elle levait les deux mains. Puis elle se mit à compter à haute voix. Elle sourit, avant de me déclarer avec certitude la date exacte du mois lunaire. Et la guerre froide s’arrêta, du moins provisoirement.
Dès son arrivée, la grand-mère débuta son activité artisanale. Son commerce était prospère. Elle avait tout son temps. Oumnène, bien que presque aveugle, se chargeait de faire sa propre cuisine. Elle n’acceptait jamais que quelqu’un d’autre le fasse à sa place. Son goût était une référence chez les connaisseurs.
Le maire Samba Sow
Les notables Oulad Bengnoug, tribu d’origine guerrière dominante à Rosso, défilaient régulièrement chez elle. Lemejli, un cousin maternel à nous et à elle, Aamarna et Mohamed Vall, tous les deux sont frères à Samba Ould Samba Elvoullani dit Samba Sow, le maire de la ville. Celui-ci était connu pour ses discours dans des meetings tenus au cinéma Trarza. Il circulait dans sa belle voiture, une Citroën (DS), grande marque de luxe à l’époque.
Les gens se plaisaient à la voir s’arrêter pour se mettre à enfouir progressivement ses pneus sous sa caisse, à la manière d’une poule avec ses petits. Le maire Samba ne cesse de dénoncer la saleté de la ville. À chaque fois il priait les gens de ne plus « se soulager derrière le mur protecteur des inondations». À l’époque Rosso était entouré, sur un petit périmètre, par une digue contre les crues du fleuve. Les gens, marqués encore par la vie nomade, même parfois ceux qui possédaient des toilettes, préféraient se soulager en plein air. Les villes à l’époque, que ça soit en Mauritanie ou au Sénégal, étaient infectées par des odeurs nauséabondes dégagées par d’immenses ceintures de déchets humains.
Durant mon séjour à Taguilalett, victime d’une indigestion, un grand ministre de passage, dans sa Land Rover, passa la journée à faire la navette entre le début du village de Taguilalett et derrière les dunes environnantes.
À Rosso l’arrivée de la grand-mère nous apporta la bienveillance d’une grande famille Wolof: les Ehel Beydar. Leur père Ahmedou Vall Tall, futur beau-père de mon ami Tijani Ould Kerim, est un grand notable et politicien de la place. Il est membre du bureau de la mairie. Son père, ancien commis d’une maison coloniale, avait déjà épousé la grand-mère Kaaina. Elle en avait eu un fils, nommé Sendi, décédé très jeune. Leur grande maison, construite au bord du fleuve, était séparée de chez Oumnène uniquement par la chaussée. Ils apportaient souvent les meilleurs plats à leur ex-belle-mère. Malgré ces bons moments, correspondant souvent à la présence de la grand-mère, il m’arrivait de vivre des temps assez difficiles sur le plan de l’alimentation.
Le dépit du « bon goût sénégalais »
À Rosso, celui qui ne consommait pas du poisson ne pouvait que vivre ce genre d’épisodes. Dans de telles situations, je me rabattais sur le pain. J’en consommais parfois le matin, à midi et le soir. Ce qui provoqua chez moi une dysenterie chronique, qui se transforma avec le temps en colite permanente. Je la traine encore avec moi. Je la haïssais. Avec le temps, comme heureusement elle n’évoluait pas en maladie grave, nous sommes devenus amis. Certains spécialistes la qualifient de psychologique.
(À suivre)
(1) Ndiaye Diack, le capitaine-pilote décédé avec le PM Ahmed OuldBousseif en 1979 après que leur avion disparut dans les eaux de l’Atlantique non loin de Dakar.