Nous sommes au mois de Juin 2019. Les élections présidentielles sont organisées et se déroulent normalement. Tard dans la nuit, les veilleurs Ould Ghazwani et son « soi-disant » ami Ould Abdel Aziz attendent comme tous les Mauritaniens les résultats qui tombent au « compte-urnes ». L’heure est grave et même très grave. Les résultats pourraient bien réserver des surprises. Biram Dah Abeïd est au sommet de sa gloire et les « harnos » – 40 % de la population – ne sont pas contents du régime. D’autre part, les « Négros-mauritaniens » – 30 % de la population – ont jeté l’éponge face à un régime qui joue, à défaut d’un jeu franc et honnête avec les victimes du passif humanitaire, à la roulette russe par des réformes éducatives à hauts risques.
Ould Abdel Aziz, qui a offert un dîner-veillée des résultats, est très nerveux et a de la peine à le cacher. Il ne se sent pas à l’aise. Nerveux parce qu’avant et durant toute la campagne, il a été très maladroit et peu coopératif avec Ould Ghazwani, ce qui pourrait lui faire courir des risques incalculables après son départ du pouvoir. Nerveux plus encore parce qu’il ne saurait en aucun cas accepter qu’un deuxième tour oppose Biram Dah ould Abeïd à Ould Ghazwani, le candidat du pouvoir. Une éventualité catastrophique. Tout simplement parce que tous les aigris par tant d’injustices et de pillages des biens du pays basculeraient de toute évidence dans le camp de l’opposition favorable à plus de 70 % à Biram, le leader des Harratines, une personnalité publique qui a toujours été, même si c’est bien dans son intérêt personnel, plus proche des « Noirs-noirs » que des « Maures-blancs ».
Ould Abdel Aziz suit, seconde par seconde, les décomptes des voix de « son » candidat Ould Ghazwani. À cette époque, celui-ci était plutôt considéré comme le candidat de la junte au pouvoir et donc pas le candidat d’un quelconque changement. Très peu connu du grand public, jugé par l’opposition comme le recto du « verso Ould Abdel Aziz »et fragilisé en conséquence par son impopularité, Ould Ghazwani était donc bien le candidat à éliminer. Mais, au moment où personne ne s’y attendait vraiment, alors que les résultats qui tombaient à la CENI étaient encore loin d’être en totalité compilés, Ould Abdel Aziz pousse Ould Ghazwani à se déclarer vainqueur. Celui-ci joue le jeu et se proclame tel, tandis que son « comparse » avertit que le verdict est sans appel.
La nuit n’en allait pas être moins longue. Elle s’allongea d’autant plus que, si les deux généraux veillaient, Biram Dah Abeïd, Kane Hamidou Baba et Ould Maouloud veillaient aussi. Et, plus inquiétant encore, veillaient également des milliers de mauritaniens qui allaient de toute évidence considérer que leurs voix avaient été détournés au profit du candidat du pouvoir. C’était dire que ces milliers de mauritaniens n’attendaient que le lever du jour pour montrer de quel bois ils se chauffaient.
Un lendemain d’élections genre : « Il pleut sur Santiago »
La veillée de fête à l’UPR se poursuivit toute la nuit. La classe politique majoritaire venait de faire élire « d’une manière et d’une autre » un nouveau président. Inconnu, rejeté pour des préjugés qu’on lui collait le plus souvent injustement, Ould Ghazwani – celui qui allait devenir l’homme fort du pays – savourait la victoire arrachée de gré et de force par Ould Abdel Aziz qui ne pouvait sous aucun prétexte accepter la prolongation d’un scrutin dont l’issue serait incertaine pour le pouvoir.
Parmi les nombreux invités à la grande fête, il y avait ceux qui avaient déjà « basculé » sur la même fréquence que celle d’Ould Ghazwani et d’autres qui avaient entamé des manœuvres pour s’éloigner d’Ould Abdel Aziz, un mal aimé qui avait semé la terreur administrative durant onze ans et dont plus personne de l’entourage politique ne voulait surtout plus entendre parler. Mais il y avait aussi, parmi les invités, un homme qui allait, les heures suivantes, vivre des moments extrêmes difficiles : Ahmed ould Abdallah, ministre de l’Intérieur, qui ne ferma pas l’œil, 48 heures durant, pour rendre compte, à la seconde près, de toutes les informations relatives à la sécurité à l’intérieur du pays.
Comme il fallait s’y attendre, les quartiers de Basra, Couva et Sebkha se transformèrent, dès le lendemain, en sites du film « Il pleut sur Santiago », un chef d’œuvre sorti en1975 sous coproduction franco-bulgare. Réalisé par Hervé Soto et dernier de la série de la célèbre société de production Marquise, il démontre à quel point les militaires qui détiennent les rênes du pouvoir peuvent être capables de tout pour préserver leurs intérêts. Bref : Basra, Couva et Sebkha, les trois quartiers chauds de la capitale se retrouvaient en état de siège, truffés qu’ils étaient de jeunes lanceurs d’alerte pour des mouvements de protestation étendus à la dorsale des zones à haut risque. D’impressionnantes forces militaires fidèles à Ould Abdel Aziz avaient été déployées pour dissuader les troupes de Biram Dah ould Abeïd et de Samba Thiam de jouer aux casseurs et fauteurs de troubles.
Une mesure que beaucoup jugèrent excessive et impopulaire. Mais, plus impopulaire encore se révéla la décision prise de couper l’Internet après l’annonce des résultats. Tactiquement et stratégiquement destinée à désorganiser les manifestants qui perdirent ainsi tous les moyens de communiquer entre eux, diffuser des images des échauffourées ou informer sur l’importance et le volume des manifestations des jeunes à Nouakchott et ailleurs, cette décision fut, sur un plan technique et économique, un désastre national et international.
Aveuglés et rendus muets par cette coupure de l’Internet, les manifestants se terrèrent chez eux. Mais les extrémistes de l’opposition qui luttent depuis l’Europe ou les États-Unis en dénoncèrent avec d’autant plus de véhémence le fait que certaines zones de la capitale aient été mise « sous occupation militaire » ou en « état de siège » et pas d’autres.
Coupures d’Internet, une mode en vogue depuis 2019
2019, une année fort spéciale en Afrique : dès Janvier, coupure de l’Internet en République du Congo Kinshasa durant le décompte des voix des élections pour éviter un soulèvement. Peu après, coupure également dans tout le Zimbabwé à la suite de protestations anti- gouvernementales. Et rebelote en Mauritanie, à la suite de l’annonce des résultats de l’élection présidentielle : la mode était lancée. Tout récemment, au Sénégal, après les violentes manifestations anti-gouvernementales du mois de Mai 2023, l’accès à l’Internet a été coupé dans ce pays réputé« exemple de démocratie ». À la même période et presque simultanément, même mesure chez nous, pour désorganiser le flux des informations sur les réseaux sociaux et couper les manifestants de leur base locale, après la mort du jeune Oumar Diop, victime d’une « overdose de cocaïne associée à une consommation abusive d’alcool », selon la version officielle ; « assassiné sous la torture », selon sa famille.
Au cours des dix dernières années, pas moins de vingt-deux gouvernements africains ont eu recours à des coupures de l’Internet sous prétexte d’agitations dans leur pays respectif. Du début de l’année 2019 à aujourd’hui, six pays africains : Algérie, Gabon, RDC, Soudan, Tchad et Zimbabwé ; ont connus des restrictions d’accès à l’Internet, ordonnées par les autorités au pouvoir débordées qu’elles étaient par des manifestations de rue. Et il faut donc y ajouter la Mauritanie et le Sénégal qui ont, ces deux derniers mois, complété ledit peloton de tête.
Quand les « généraux de la rue » donnent du fer à retordre aux « généraux des bureaux »
Depuis l’entêtement de Laurent Gbagbo qui refusa de céder le pouvoir à Alassane Ouattara déclaré vainqueur des élections en Côte d’Ivoire (2011), les soulèvements populaires se sont multipliés en Afrique pour une raison ou une autre. Tout comme, en riposte des autorités, les coupures intempestives d’accès à l’Internet. Selon le rapport CIPESA publié en Mars 2019 sur les coupures d’Internet opérées entre 2014 et 2019, 77 % des pays touchés par le phénomène ont été classés sur l’échelle de la démocratie en pays autoritaires.
Le même rapport classe la Gambie, le Maroc, l’Ouganda le Sénégal et la Sierre Leone dans la catégorie des pays dits« hybrides ». C’est-à-dire considérés en pays démocratiques mais gérant le pouvoir avec une forte dose de dictature, répression et restrictions des libertés pourtant garanties par leur Constitution respective. Au cours de l’année 2019, onze dirigeants africains qui étaient au pouvoir depuis treize ans ou plus ont ordonné des coupures d’Internet pendant les périodes électorales ou lors de manifestations contre leur régime :Teodoro Obiang Nguema (39 ans au pouvoir), Paul Biya (42 ans), Denis Sassou Nguesso (34 ans), Yoweri Museveni de l’Ouganda (33 ans), Oumar El Bechir (31ans), Idriss Deby (29 ans), Aziz Bouteflika (19 ans), Mohamed Ould Abdel Aziz (11 ans), Joseph Kabila (17 ans), Faure Gnassingbé du Togo (15 ans) et Pierre Nkurunziza (13 ans).
Certains de ces chefs d’État sont décédés mais ont laissé en héritage toutes formes de répression et de pillage qui ont poussé nombre de jeunes « Y’en a marre »à descendre dans les rues. Mais, pour ce qui est des coupures de l’Internet, c’est hélas notre pays qui bat tous les records. Et c’est bien également dans notre pays que les FSI (Fournisseurs de Service Internet) ne savent plus où donner de la tête car on y coupe tout simplement l’Internet pour un oui ou un non : une bavure de la police ? Coupure. Un innocent étranglé jusqu’à ce que mort s’en suive ? Coupure. Risques de triche au bac ? Coupure. Et certes, couper l’Internet est, ici comme ailleurs, une décision facile à prendre. Mais cela fait perdre des millions de dollars de transactions financières ou commerciales à des entreprises ou des institutions financières qui opèrent dans ces pays.
En Afrique, la fréquence de ces coupures n’indique en fait que la faiblesse croissante des autorités. Pas plus ni moins. Que ce soit ici chez nous ou ailleurs ; chez Denis Sassou Nguesso ou chez Paul Biya, cette vieille loque artificiellement tenue au pouvoir par des traitements médicaux continus en Suisse. Acharnement « thérapeutique » ? Mais chaque fois qu’on restreint l’accès à l’Internet dans un pays africain, on ne prouve que la rupture totale de confiance entre les citoyens de ce pays et le régime en place. C’est bien là le problème.