La première tactique
La culture de la haine
Des instituteurs exemplaires
Les instituteurs présents sont répartis entre six classes. Au niveau du français, le CM2, avec le directeur Seyni Ndiaye (il sera remplacé l’année suivante par le brillant instituteur Abdellahi Diallo de Boutilimitt), le CE2 avec Kane Tidjane, le CE1, ma classe, est confiée après un bon retard à un Monsieur. On avait l’habitude de l’appeler ainsi, Monsieur. Les autres classes étaient dirigées par Sylla, Soumaré et une petite dame négro-africaine dont j’ai oublié le nom. Je n’oublie pas, par contre, sa chanson préférée: « Toulouse, Toulouse, rouge fleurs d’été... ». Au niveau de l’arabe je retiens uniquement le nom de notre brillant instituteur, Sid’Ahmed Ould Abderrahmane. Celui-ci remplace, le jeune et sympathique Mohamed Salem Ould Zeine. Celui- ci interrompit son service après avoir bénéficié d’une bourse d’étude pour le Caire. On se mit tous à pleurer lorsqu’il nous annonça son départ. Il reviendra plus tard avec son diplôme de doctorat en médecine.
Des élèves assidus
Notre classe, le CE1, était située au centre-ville, dans la maison d’Ehel Bagga, future famille de militants MND dont le célèbre poète, feu Mohamed Ould Bagga. Elle était logée dans une salle qui ouvrait sur la rue sous forme de boutique. Nous sommes plus d’une trentaine d’élèves. Je me souviens de bon nombre d’entre eux. D’abord, mon ami le plus intime, Kneine Ould Elkebir. Nos parents habitent ensemble du côté de Rkiz. Il est issu d’une fraction d’Oulad Sid’Elvalli dont on prête à ses membres la capacité de détecter des animaux ou des personnes à l’aide de leurs traces sur le sable. Cette faculté ne se dément pas, en tous cas chez mon ami Kneine. À l’époque, à Mederdra, les gens avaient l’habitude de circuler sans chaussures. Ce qui n’est pas toujours commode.
Le détecteur de traces
La ville est hissée sur une haute dune de sable. Les pieds gèlent quand il fait frais. Ils sont cuits en été. Il arrive que Kneine me révèle qu’il a croisé mes traces dans telle ou telle ruelle de Mederdra. Pourtant rien ne distinguait la forme de mon pied de tout autre pied normal. Il m’agaçait avec de telles révélations. Souvent je le démentais, pour me rappeler, après son insistance, qu’effectivement j’étais passé par là. Citons Mohamed O. Boyah, un garçon, à peu près de mon âge. Une fois, en tant que chef de classe, je l’ai introduit à tort dans une équipe de balayage. Il m’a attendu au tournant. Une autre fois, comme j’étais enrhumé je voulais me rendre au dispensaire. Je lui ai demandé de me rappeler le nom français du rhume. Il fallait s’adresser dans cette langue au major Sidi Niang. Il me répondit que c’est « la tuberculose ». Lorsque Sidi Niang entendit le mot, il sursauta et me demanda, bouleversé: « quoi ! ».
La tuberculose
J’apprendrai plus tard que cette maladie était presque incurable en ce moment. Je compris que Ould Boyah m’avait induit en erreur. Je paniquai. Je posai mes doigts sur mon nez pour faire comprendre à Sidi Niang de quoi il s’agissait au juste. Le geste de Ould Boyah ne doit pas déplaire à Bamine de Taguilalett ! Citons parmi les autres élèves: Ahmed OuldMbeyrik, un ami intime, demi-frère maternel et ainé de Kneine. D’autres garçons: Elmoctar Ould Owva, futur directeur de l’enseignement secondaire, Cheikhani Jules, futur maire de Mederdra, feu, le sympathique Mohamed Abdellahi Ould Mohemd Ahmed et plusieurs de ses cousins de Bareina dont trois fils du grand marabout Cheikhani Ould Tolba. Parmi eux un certain Abderrahmane, le plus jeune. Ce dernier, comme c’était un maigrichon, Monsieur le déshabillait souvent devant nous pour illustrer ses cours de sciences naturelles, notamment les cours se rapportant à l’anatomie de l’homme. On l’appelait « squelette ». Je l’ai perdu de vue depuis. Citons enfin parmi ce groupe de Bareina, le futur Cheikh Mohemd Elhafedh O. Enahwi et son grand frère feu le docteur Mohameden.
Les filles, il y’en avait une dizaine dont la turbulente Siyda Mint Dick, la fille à la belle chevelure Elmaalouma, la sœur cadette de Fou Mint Elmeydah, la grande fille, calme, noire d’ébène et aux yeux ravissants, Aicha Dicko et la sage Aichetou Mint Kerim dite Magatte, sœur de Tijani Ould Kerim. Après un retard de presque un trimestre, on nous affecta un jeune instituteur. On l’appelait effectivement Monsieur. Rayonnant de santé et de jeunesse, 25 ans à peine, Monsieur manifestait un enthousiasme débordant pour son cours. Cet enthousiasme, aussitôt venu, il nous le communiqua. Il appartient à la prestigieuse famille Ehel Owva qui, avec la famille Ehel Elmaghari, sont connues pour leur profonde connaissance de la médecine traditionnelle. Les deux familles pratiquent cette discipline d’une façon pragmatique sans aucune couverture mystique ou superstitieuse. Owva, l’arrière grand-père de la famille de mon ami Elmoctar, est connu aussi pour son célèbre écrit, sous forme d’un poème de 1000 vers sur la pratique de la médecine traditionnelle.
Monsieur nous aura permis, qu’en l’espace de trois mois, correspondant à la période du deuxième trimestre, on a réussi à épuiser avec brio presque tout le programme de l’année.
Verron, un vieil inspecteur français, le dernier dans notre pays, est venu en inspection à Mederdra. Après une journée avec Monsieur, il n’avait pas su dissimuler sa satisfaction. Il félicita Monsieur devant nous. Puis il nous accorda sur le champ un repos de 24 heures. Notre classe était la seule à en bénéficier.
La métamorphose
Le repos terminé, on regagna la classe. On dirait qu’un autre Monsieur avait remplacé le premier. Les leçons courantes s’arrêtèrent. Monsieur avait d’autres préoccupations. Je me rendrai compte beaucoup plus tard qu’il existait en ce moment un vif débat opposant deux courants de pensée dans notre pays, nationalistes arabes et nationalistes négro-africains. Il était question d’Arabes, de Berbères, de Négro-mauritaniens. Monsieur décida d’introduire le sujet à l’intérieur de sa classe de 3e année primaire à Mederdra au début du troisième trimestre de l’année scolaire 1962-1963.
Quelques élèves, les plus âgés d’entre nous, imprégnés plus ou moins de l’actualité politique, engagèrent spontanément le débat avec Monsieur, nous entrainant nous autres sur le même terrain. Monsieur s’adressait souvent à nous: « vous n’êtes pas Arabes, vous êtes des Berbères ! » nous lança-t-il à chaque fois. Petit à petit il nous inculqua des considérations que la plupart d’entre nous ignoraient avant: l’Arabe est bon seulement dans la mesure ou nous, nous ne sommes pas des Arabes, le Berbère est mauvais dans la mesure ou nous, nous sommes des Berbères, et nous, par malchance, selon Monsieur, nous sommes soit des Berbères ou à la limite des Arabo-berbères.
« Nous les Arabo-berbères »
Acculés par nos arguments et sous-estimant notre niveau en arabe, il nous mit à l’épreuve: « Désormais, vous ne devrez plus parler qu’arabe ! ». Un ou deux éléments parmi nous étaient chargés de nous contrôler. Ils ne trouvèrent rien à apporter à Monsieur. On parle arabe cinq-cinq. Après cet échec, Monsieur décida de se venger de nous. Il décida de nous faire apprendre sa langue maternelle, le pular. Ce qui n’était pas une mauvaise chose en soi, une langue nationale de plus. Mais je doute, plus de cinquante ans après, que ce que Monsieur nous avait appris était du pular. Aux poularophones de juger: « ekellaembilyemmidadéyellobombisaré », puis, «ça diwi a saguidiabrouallawawahdiabroualladiodoh... ».
La répression
Il s’agit d’une chanson, d’accent négro-africain, que chacun de nous doit réciter et chanter le plus correctement possible pour éviter les foudres de Monsieur. Il n’y a pas une meilleure façon d’initier des enfants d’une communauté donnée à haïr une autre. Tout un matériel de torture est réuni pour nous punir. On ordonne à ceux qui réussissent à bien réciter et chanter de frapper et de gifler les autres. Si Monsieur doute un tout petit peu de la moindre retenue dans la frappe de l’un de nous, en guise de sanction il le giflait avec toute son énergie. Ahmed Ould Mbeyrick et moi, à cause peut-être de nos mains aux doigts longs et minces, nous étions les plus redoutés par nos collègues. Ils mettaient beaucoup de temps à choisir entre nous deux. Monsieur leur demande souvent de choisir. «Echehdou en lailahaillallahghablaelmowti ! » s’écria souvent feu Elhilal. Un bon musulman doit déclarer l’unicité de Dieu au moment où il est sur le point de mourir. Et Monsieur de lui répliquer: « Tu vas voir, tu parles maure ! ».
Un symbole était institué à cet effet. Et il se mit à le torturer plus violemment. Elhilal est un sage garçon, relativement âgé, proche parent à mon ami Ahmed Ould Mbeyrick. Monsieur prend parfois des pauses d’une à deux minutes. Le temps de nous permettre de bien répéter notre « leçon ». Il se couchait souvent sur le bureau et se mettait à chantonner, et quelle chanson: « yaleytenijaanakhairouelkhassana !». Uniquement, ce refrain en arabe, en arabe plutôt tordu, répété à plusieurs reprises. Pourtant j’apprendrai plus tard que Monsieur descendait d’une famille arabe, originaire du Proche Orient.
La révolution
Le soir, on rentre, les uns chez eux en ville, les autres à l’internat, dans un état lamentable. Les traces de torture figuraient sur tout le corps: des blessures, parfois assez graves sur le crane, au front, au dos, l’œil ou parfois les deux yeux sont en sang et en larmes à cause des coups assénés directement au visage.
La situation était insupportable. On décida de réagir. On initia une concertation d’une extrême urgence au niveau des élèves internes. C’était le soir, dans un coin obscur de la grande cour de l’école. Une décision fut arrêtée: s’armer de tous les moyens et se ruer le lendemain matin sur Monsieur pour le bastonner. Informer très tôt les élèves externes pour rallier « la rébellion ». La culture de la violence s’acquiert facilement, surtout quand elle est conçue comme légitime défense.
Avant de se disperser, tard dans la nuit, un doute me traversa. Par crainte d’une fuite ou d’indécision au moment opportun, je remis en cause cette mesure ou du moins son exécution dans l’immédiat. Je proposais qu’on la reporte à plus tard. Entre temps, on se limite à ce qui suit: regagner la classe le lendemain comme d’habitude. Supporter les deux premières heures d’enfer. À 10 heures moins cinq le surveillant de l’école se présentera, porteur du cahier de visite médicale. Inscrire tous nos noms dans la liste des malades. Arriver au dispensaire, expliquer au major Sidi Niang, les raisons de nos blessures. Et ainsi l’administration sera informée. Elle interviendra certainement pour mettre fin à notre calvaire. Au début, tous les présents refusèrent ma proposition. Certains m’accusèrent de froussard. Après un grand effort d’explication ils la rallièrent tous. C’était en fait ma première tactique politique.
Tacticien précoce
Comme prévu, le programme se déroula normalement jusqu’à 10 heures, heure de la recréation. Dah Ould Bewah, le surveillant se présenta. Il tendit le cahier de visite à Monsieur. Ce dernier l’ouvrit et demanda: « Qui sont les malades ? » On marqua un petit moment d’hésitation. Après échange rapide de regards, nous, les meneurs, levâmes nos doigts en l’air. Les autres suivirent immédiatement. L’écart de temps fut imperceptible. Personne ne se déroba. Monsieur prit son stylo, commença l’inscription des noms des malades. Le stylo tomba. Il le ramassa, balaya la salle d’un coup d’œil rapide et manifestement inquiet. Il s’exclama: « Ah bon, vous êtes tous malades ! » Il effaça ce qu’il avait déjà écrit. Il referma le cahier et le passa au surveillant en déclarant: «On n’a pas de malades». Puis il nous ordonna de sortir en recréation.
La victoire
La ruée prévue sur Monsieur se tourna contre moi. On voulut me lyncher en pleine rue après ce que mes camarades appelèrent l’échec de ma tactique. Pour eux, non seulement ma tactique avait échoué, mais, Monsieur avait tout compris et il allait certainement accentuer sa répression sur nous. Je déclarai que je suis tout à fait d’accord avec eux que Monsieur a tout compris, mais qu’il faudra attendre de savoir comment il va réagir. Il était aussi probable qu’il choisira de reculer pour éviter des problèmes. Après la recréation nous regagnâmes la salle de classe. À notre grande surprise, Monsieur renoua avec son cours normal. L’année se termina sans qu’il pose sa main sur l’un de nous.
(À suivre)