Dans ce que j'ai lu sur la Suisse, voici ce qu’en dit le poète et romancier helvète Charles Ferdinand Ramuz (le dernier z dans les noms ne se prononçant pas chez les Suisses) : « Bien que ce pays qui est le nôtre soit très petit, nous pouvons, par des moyens locaux, nous hisser à la stature des grands États. » Cela m'a rappelé la position qu'a atteint notre pays grâce aux qualités personnelles du président fondateur, Moktar ould Daddah, au premier rang desquelles la bonne moralité et la rigueur dans la gestion, la crédibilité et les amitiés qu’il sut tisser avec des dirigeants mondiaux, notamment du continent africain.
Je me souviens dans ce contexte de ce que me fit comprendre monsieur Mohamed Faïq, ministre de l’État égyptien, lors de la visite du président Moktar au Caire début Septembre 1970, visite dont mon cher frère Mohamed Mahmoud ould Weddadi, le directeur de la radio, m'honora en m’en confiant la couverture. J'étais impressionné par le caractère exceptionnel de l'hospitalité, tout particulièrement les soins particuliers avec lesquels le président Gamal Abdel Nasser nous avait accueillis, malgré ses multiples occupations. Il nous avait rendu visite au Palais Tahra où nous résidions, nous invita (tous les membres de la délégation) à un dîner dans sa résidence particulière de Menchiat Al Bekri et nous décora de médailles.
À cette époque, j'étais un jeune homme passionné de journalisme et aspirant à devenir un grand chroniqueur. J’avais déjà rencontré monsieur Mohamed Faïq lors de conférences internationales et j’osai donc m’adresser à lui en ces termes : « Vous êtes le plus jeune ministre d'Égypte et moi le plus jeune des journalistes, aidez-moi à devenir un grand journaliste de renommée internationale. Pourriez-vous me révéler – à titre personnel et non pas pour la publication – les raisons politiques de cette chaleureuse hospitalité envers la délégation d'un petit pays comme le nôtre ? Mais sachez que je ne me contenterai pas d'une réponse protocolaire, style devoir d’hospitalité ou fraternité... »
Un pays grand par le statut
Mohamed ne me donna sa réponse qu’à la fin de la visite et j’avais alors pris connaissance des questions abordées sur le rôle que le président Gamal Abdel Nasser entendait faire jouer au président Mokhtar pour aider l'Égypte qui « se prépare », disait-il, « à la guerre et œuvre à la gagner, après la défaite de 1967.Mais elle a besoin, quelle que soit l'issue du conflit, d’un large soutien diplomatique international et considère que sa profondeur africaine est celle sur laquelle elle peut compter plus que tout autre. »Et les analyses du président Nasser avaient clairement conclu que celui qui pouvait recueillir le soutien africain, c’était le président Mokhtar ould Daddah. «Comprenez-vous maintenant », me disait monsieur Mohamed Faïq, « que votre pays n'est pas aussi petit que vous le dites ?Il est grand par le statut acquis grâce à la politique de votre président. »
Aujourd'hui, l'urgence de développer les relations entre mon pays et la Suisse me revient. De pays pauvre, celle-ci a pu se transformer en l'un des pays les plus riches du Monde, grâce à la volonté de construire la force à partir de la faiblesse, en utilisant les avantages de la neutralité, de la confiance, de l'ordre, de la discipline et en répandant le bien-être et la tranquillité aux quatre coins du pays ; grâce aussi au travail minutieux qui caractérise ses industries et à son souci de soutenir les agriculteurs et les éleveurs, afin de subvenir toute seule à ses besoins. Il est impressionnant de voir comment les Suisses exploitent toutes leurs terres, jusqu’aux cimes des montagnes. Vous appréciez en particulier leur niveau de vie qui garantit à chaque travailleur une vie décente. Les salaires sont calculés en fonction des besoins vitaux, à des taux connus, déterminés par l'Office des Statistiques, et revus en fonction de l'évolution du coût de la vie. J'ai constaté, à cet égard, que le gardien de l'immeuble où j'habitais logeait dans un appartement similaire au mien. J’en étais surpris car mon loyer me coûtait plus de trois mille francs suisses. Alors le gardien m'expliqua que le sien était inférieur à mille francs parce que le règlement exigeait qu'on lui attribuât un appartement suffisant pour loger les membres de sa famille. Cela m'amena à une grande découverte : soucieuses d'assurer le brassage et la cohabitation des classes sociales, malgré la diversité de leurs conditions matérielles, les autorités suisses ont imposé à chaque résidence une part de logements sociaux, de manière à éviter la séparation existant en d'autres pays entre les quartiers des pauvres et ceux des riches. Dans la même idée, les Suisses sont attachés à l'égalité entre les citoyens, ce qui les conduit à rejeter tout comportement qui élève le statut des uns et dégrade celui des autres. Vous ne trouvez donc pas chez eux cet éloge des diplômes des grandes écoles ni de l’enseignement universitaire, au détriment de la formation professionnelle. Au contraire, ils font plutôt l'éloge de l’enseignement technique et vouent un respect manifeste aux professionnels. En fin de l’enseignement obligatoire – c'est-à-dire l'école fondamentale dont la mission essentielle est, soutiennent-ils, de former le citoyen – ils limitent le pourcentage des élèves orientés vers l'enseignement général à un quart des élèves. Grâce à la méthode de calcul du salaire minimal et d'autres mesures sociales, vous sentez que chaque travailleur jouit de sa dignité comme les autres et de l'appréciation mutuelle entre personnes de niveaux de richesse et d'éducation différents.
Un défi à notre portée
Je me suis souvenu que du moins ce souci de brassage géographique était courant dans mon pays où la petite tente côtoyait naguère la grande, la hutte voisinait la luxueuse maison et le riche contribuait aux dépenses de son voisin pauvre... jusqu'à ce que certains responsables de la capitale décident d'expulser les pauvres hors de la ville. Ce fut alors l’apparition des bidonvilles « kebbat » marquant le début d'un développement économique et social dangereux qui laisse malheureusement présager des répercussions auxquelles, nous l'espérons, les responsables seront assez attentifs pour les traiter avant qu'il ne soit trop tard.
J'ai aussi remarqué que les Suisses sont fiers de leur nature montagnarde traditionnelle et considèrent sacrées leurs valeurs d'honnêteté – ne dire que la vérité, se dévouer au travail et à l’ordre… –en y ajoutant la confiance dans le progrès scientifique. Je regrette qu'au cours des dernières décennies, nous ayons presque perdu nos valeurs par lesquelles nous étions connus et avons résisté aux difficultés, en particulier les valeurs d'honnêteté, d'intégrité et de patriotisme. Le mensonge n'est plus interdit, n’est plus considéré comme plongeant dans l’Enfer et constituant même une forme de polythéisme, comme nous l'avions appris. Le vol et l’abus de confiance ne sont plus considérés comme des vices qui ostracisent l'homme, nous n’implorons plus la protection d’Allah contre ce qui est interdit. Au contraire, tout cela est devenu « louable » pour amasser des biens, les préceptes de l’islam sont devenus de simples paroles creuses qui ne dépassent pas les bouches des prédicateurs.
Aujourd'hui, je me réjouis cependant que le discours politique et les comportements administratifs essayent de renouer avec nos valeurs authentiques. J’ai donc beaucoup d'espoir de voir les responsables suivre la voie commune entre mon pays et la Suisse, laquelle repose sur une cohabitation de nationalités dans leur diversité, ainsi que sur la combinaison des valeurs authentiques et celles du progrès scientifique. Nous sommes capables d'innovation, d'action et de contribution au présent et à l'avenir de la civilisation humaine. Nous avons seulement besoin d'une détermination et d’une volonté réelle, seule vraie richesse sans laquelle la fortune de Coré et autres sources de la force restent vaines. Si notre peuple se situe dans la limite des quatre millions d'habitants – c'est-à-dire moins que les habitants de Casablanca ou ceux d'un seul quartier du Caire – alors que notre territoire de plus d’un million de kilomètres carrés contient à peu près la superficie de la république tunisienne en terres exploitables pour l'agriculture et que nous disposons d’une énorme richesse halieutique – une richesse renouvelable – qui peut nous procurer un revenu annuel similaire à celui de certains pays pétroliers, ainsi qu’une importante richesse animale dépassant nos besoins, en plus des énormes richesses minières et des très abondantes autres potentialités, ne sommes-nous pas en droit de considérer facile l’établissement en peu de temps de conditions de vie décentes pour notre peuple, en fournissant la nourriture, les soins médicaux, le logement et l’éducation pour tous, sur un pied d'égalité ?Oui, persuadons-nous en : assurer cela à quatre millions de personnes disposant de toutes ces richesses dans un délai relativement court est à notre portée !
Abdellah ould Babaker
Chercheur