Le Calame : Vous avez démissionné de la CVE en Septembre dernier alors que vous étiez son délégué général en Europe. Quelles sont les raisons qui vous ont poussé à jeter l’éponge quelques mois après le décès de son président Kane Hamidou Baba ?
Amadou Alpha Ba : C’est triste et douloureux de le dire. Des comportements inacceptables, que je connaissais depuis toujours du vivant de Hamidou Baba mais qui restaient sournois ou se faisaient avec une certaine délicatesse d’esprit, ont pris une autre tournure et un autre visage, arrogant, gourmand, violent et méprisable. Certains cadres n’étaient au MPR et à la CVE que pour profiter des largesses financières de Kane Hamidou Baba, d’autres, arrivistes de la dernière heure à la CVE, ne cherchent que les honneurs du pouvoir et tirer à tout prix profit de leur position pour faire les yeux doux au régime… ils veulent tout diriger, tout contrôler, tout régenter avec arrogance. La dernière clique, la pire de toutes, est celle composée des agents du pouvoir qui ont infiltré la CVE et qui continuent à travailler pour et avec celui-ci. On avait des soupçons depuis longtemps mais la mort de Hamidou a révélé les réalités au grand jour. Les tricheurs d’antan deviennent arrogants, ceux qui faisaient profil bas devant Hamidou se croient désormais investis des pouvoirs de Dieu, les masques tombent, les vrais visages sont désormais à découvert. Un homme de principes ne peut continuer à cheminer avec pareils individus. On triche, on organise des arnaques financières au nom de la CVEpour se remplir les poches, on s’accroche au pouvoir en violation des textes, etc. Je n’ai pas lutté pendant plus de quarante ans pour ça. Quand on apprend que des cadres de la CVE sont partis arnaquer un proche parent de feu Kane Hamidou Baba, pour lui soutirer trois millions de francs CFA au nom de la CVE, alors que celle-ci ne verra jamais la couleur des billets, et que le président intérimaire refuse toute enquête sur cette affaire, que voulez-vous que quelqu’un d’honnête fasse ? Quand la CVE finance une mission avec ses maigres deniers, alors que celui qui est parti à cette enseigne a utilisé la voiture, le chauffeur et le carburant d’un haut baron du parti au pouvoir – l’UPR devenu INSAF – et que le président intérimaire ferme les yeux, refusant toute enquête, que voulez-vous qu’un honnête homme fasse ? Depuis quand les missions de l’opposition sont-elles financées par le parti au pouvoir ?
-Vous avez été un des proches de cette haute personnalité qui présidait le MPR. Que pensez-vous de la situation de celui-ci et de la CVE depuis le décès de Kane Hamidou Baba ? Ces deux institutions peuvent-elles lui survivre ?
- En lisant ma réponse à la précédente question, vous comprendrez très bien qu’il sera très difficile à ces organisations de survivre à Kane Hamidou Baba. Il en était le ciment. C’est sa personnalité, son caractère, son engagement et ses largesses qui faisaient vivre et exister ces organisations. Il a su et a pu fonder un mouvement fort et solide, sur une base ferme, malgré la présence de notables tricheurs au sommet de la pyramide. Il a inquiété le pouvoir qui a fini par tenter de manipuler la loi pour éliminer le MPR. Aux élections législatives de 2018, le régime a triché en refusant de donner au MPR le score qu’il méritait et lui a retiré la reconnaissance administrative, arguant de ce que celui-ci n’avait pas obtenu deux fois de suite le score de 1%exigé par la loi, alors que c’était la première et seule fois que le MPR participait aux élections législatives et municipales. Le parti porta plainte devant les juridictions compétentes et gagna devant la justice. Malgré cela, le ministère de l’Intérieur refuse à ce jour de lui rendre son récépissé. Sans ce papier, ceux qui étaient là pour des raisons personnelles et ceux qui étaient là infiltrés par le pouvoir ne seront plus là. Les premiers pensent à leur survie politique et financière, les seconds ont fini leur boulot de détruire ce grand ensemble. Certains d’entre eux ont déjà quitté le navire depuis la disparition de Kane Hamidou Baba car leur présence n’avait plus de sens. Aujourd’hui, il n’y a aucun parti reconnu au sein de la CVE alors que les élections approchent à grands pas. Voilà pourquoi l’on assiste à la débandade de certains qui ont déjà commencé à s’acoquiner avec des partis-cartables proches du pouvoir, d’autres ont des discussions avancées avec des partis comme l’UDP ou Tawassoul. Tout cela est triste, surtout quand on sait que ce ne seront jamais les élections qui règleront la question lancinante de la cohabitation et de la discrimination raciale dont sont victimes les noirs de ce pays.
-Depuis ce décès tragique, les instances de la CVE fonctionnent avec un président intérimaire. Qu’est-ce qui retarde la succession du président Kane ?
- C’est simple à deviner. À l’image de la grande majorité des Mauritaniens, voici un intérimaire qui s’accroche à tout prix au pouvoir, en piétinant les textes de la CVE. Un intérimaire qui refuse qu’on lui rappelle qu’il est intérimaire et qui cherche une présidence à vie. Le chapitre 5 du règlement de la CVE intitulé « de l'intérim » est clair : en cas d'empêchement du président de la CVE, c'est le président du Comité de pilotage qui assure la présidence. Dans notre cas, c'est donc Ba Mamadou Alassane qui doit assurer la présidence par intérim.
Malheureusement, dès le début et en pleine réunion, Mamadou Alassane a tout tenté pour gommer le mot « intérim » de notre vocabulaire. Il n'a jamais accepté qu'on parle de lui en tant qu'intérimaire et ceux qui le qualifient ainsi sont désormais des ennemis. Mais nous lui avons toujours fait savoir qu'il était intérimaire car c'est ce que disent les textes. Il n'en veut rien entendre, s’entêtant à répéter qu’il ne remplace pas Kane Hamidou Baba et qu’il est élu comme Kane Hamidou Baba le fut. Il l’a encore répété le samedi de ma démission, en rapportant sa rencontre avec El Hadj Omar Tall pour essayer d'aplanir le différend avec ce dernier. Car El Hadj Omar lui rabâchait qu'il était intérimaire et qu'il était temps de réunir le comité de pilotage élargi pour mettre en place de nouvelles structures et élire un nouveau directoire.
Mamadou Alassane oublie seulement que son parti avait au départ refusé de rejoindre la CVE et qu’il n’y adhéra qu’après l’élection présidentielle de 2019, alors que la CVE fut fondée bien avant. Et surtout qu’à son arrivée, il fut pressenti pour rejoindre ceux de sa génération, comme le colonel Anne Amadou Babaly, au Comité des sages de la CVE. Mais Mamadou ne l’a jamais accepté, il a fait le pied de grue pendant des mois chez Kane Hamidou Baba pour obtenir un poste de responsabilité. Un arrangement fut finalement trouvé avec celui qui était pressenti pour présider le Comité de pilotage afin de laisser Mamadou Alassane occuper ce poste.
En ce qui concerne justement le Comité de pilotage, sachez qu'il était prévu, du vivant de Kane Hamidou Baba, que sa réunion se tienne courant Janvier 2022. Une commission dirigée par El Hadj Omar Tall fut mise en place. Le nécessaire recensement des participants (plus de cent vingt personnes) fut réalisé, le financement de plus de neuf cent mille ouguiyas trouvé et l'argent disponible. Après le décès de Kane Hamidou Baba et les tentatives malheureuses de certains pour prendre le pouvoir par la force, j'ai personnellement et expressément demandé à la CVE et au MPR de surseoir à toute activité ou réunion en attendant la sortie de Peya, l’épouse du président Kane Hamidou Baba, de son veuvage. La CVE a accepté de surseoir aux activités mais a tout de même poursuivi les réunions hebdomadaires de la Commission exécutive. Peya est sortie de son veuvage fin Avril mais Mamadou Alassane n’a plus voulu entendre parler de réunir le comité de pilotage, de peur d’être destitué de son poste de président par intérim qu’il rêve de transformer en présidence à vie.
-Vous êtes de ceux qui avaient été pressentis pour la succession mais vous avez refusé. Pouvez-vous nous en expliquer les raisons ?
- Je sais que la CVE est à l’agonie, je sais que le MPR est à l’agonie. Je remercie vivement les cadres et les militants qui ont eu confiance en moi et qui ont fait appel à moi. Mais je rappelle que lors de la révolution Tooroodo de 1776, quand l’assemblée des Jaagorɗe fit appel à l’Almamy Abdoul Qaadiri Kane pour diriger le Fuuta, ce dernier était à Appe dans le Ferlo où il voulait rester. L’assemblée refusa qu’il dirigeât le Fuuta à partir d’un autre territoire, fut-il vassalisé, et lui lança cette boutade devenue célèbre : « danki Appehiwataacolli Fuuta », ce qui veut littéralement dire : « on ne peut pas surveiller les champs du Fuuta contre les oiseaux à partir d’un divan de Appe ». Aujourd’hui, je vis en France et mes obligations familiales m’ordonnent d’y vivre pendant un certain temps. Il ne faut pas que l’amour et l’envie du pouvoir m’empêchent de voir la réalité.
- La Mauritanie vient de se doter d’une CENI dans la perspective des prochaines élections locales. Pensez-vous qu’elle saura relever le défi de la transparence des scrutins ?
- La Mauritanie est maudite. Il faut prier pour elle. Le président sortant de la CENI était un soi-disant opposant qui démissionna du FNDU pour rejoindre la majorité présidentielle. Il s’est retrouvé à la tête de la CENI. On connaît la suite :des élections législatives et présidentielles parmi les pires de notre histoire. Aujourd’hui, un ancien ministre de l’Intérieur de Mouawiya – un des hommes les plus aguerris en matière de triche électorale et de manipulation – est à la tête de ladite commission. Il dirige cette CENI où les représentants du pouvoir sont majoritaires, à six contre cinq pour l’opposition qui s’est fait avoir. C’est dommage mais nous n’avons rien à espérer de cette structure, et d’autant moins que le gros du travail de bourrage des urnes, manipulation des rapports et autres mascarades seront exécutés par un personnel administratif recruté par le président et à la solde de ce dernier. Sérieusement, je ne peux pas comprendre comment l’opposition peut-elle avoir confiance en un ex-ministre de l’Intérieur de Taya, alors qu’elle n’ignore nullement les honteuses et ridicules pratiques électorales qui avaient cours à son époque.
- Dans leur configuration actuelle, quel est l’enjeu, pour les deux anciennes CVE, des prochaines élections ?
- La CVE et la CVE/VR ont comme socle fondamental de leur programme politique la résolution de la question nationale. L’exclusion de la communauté négro-mauritanienne depuis 1960 ne fait qu’empirer de jour en jour. Les divisions et autres querelles intestines ne sont pas étrangères à cette situation. Mais l’opinion publique a mûri. On ne peut plus la manipuler. Elle exige fortement des retrouvailles sincères et solides. Elle veut qu’on arrête ces querelles de chapelles et que les forces s’unissent. Aujourd’hui, une très grande partie de cette base a aussi compris que les élections législatives ne règleront en rien leur quotidien et ne mettront jamais fin au calvaire raciste contre les Noirs dans ce pays. Il faut que les CVE trouvent une autre voie, une autre forme de lutte. Participer aux élections ne fait que renforcer la légitimité du pouvoir face à l’opinion nationale et internationale et, surtout, face aux organisations internationales et aux partenaires de la Mauritanie, alors que nous savons que la CENI qui distribue les postes de députés ne donnera jamais à la coalition CVE-CVE/VR plus de deux ou trois députés pour faire office de figurants dans notre auguste assemblée, à l’image de monsieur Thiam, seul député actuel de l’AJD/MR. Il y a aussi et surtout le problème du découpage électoral, cheval de bataille de feu KaneHamidou Baba. Par la voix de son regretté président, le MPR a toujours dénoncé ce découpage inique et raciste qui fait que les Noirs seront toujours sous-représentés à l’Assemblée nationale et les Maures surreprésentés. En Mars 2011, Hamidou Baba rappelait le fait que les six moughataas les moins peuplées, toutes du Nord du pays – pays maure s’il en est – totalisaient une population globale de trente-et-un mille habitants contre cent vingt-huit mille habitants pour la seule moughataa de Sélibaby. Et de déplorer qu’ensemble, ces moughataas quatre fois moins peuplées que Sélibaby totalisaient douze députés contre quatre seulement pour Sélibaby ! En d’autres termes, douze députés pour représenter trente-et-un mille maures et seulement quatre pour représenter cent vingt-huit mille négros ! Où est la justice dans tout ça ? Et depuis, au moins quatre nouvelles moughataas ont été établies au Nord, contre seulement deux au pays des Noirs. Comment voulez-vous que des députés noirs, fussent-ils des corrompus du pouvoir, puissent influer sur les décisions et les textes qu’on leur présente à l’Assemblée ? La résistance noire contre ce racisme et cette discrimination primaires doit refuser de jouer les faire-valoir ; refuser de légitimer un pouvoir raciste qui refuse à des milliers de noirs jusqu’à leur nationalité : ils n’arrivent plus à s’enrôler depuis 2011 ! Elle doit boycotter toute élection, tant que ces questions lancinantes de représentativité départementale et de la CENI ne seront pas réglées. Aller à l’Assemblée pour gagner un million d’ouguiya par mois et s’acheter une belle voiture ne servira en rien à la cause des Noirs. Et à ceux qui jugent important de faire entendre nos voix, je rétorque que nos voix sont plus audibles sur Whatsapp et Facebook qu’en l’enceinte de l’Assemblée nationale. Je leur rétorque que nos voix seront plus audibles et plus respectées dans les instances internationales comme la commission des Droits de l’Homme des Nations Unies qu’à l’Assemblée nationale mauritanienne. Je leur rétorque que si nous voulons des voix vraiment audibles, il faut oser et trouver d’autres moyens de lutte démocratique, comme occuper la rue, boycotter les écoles racistes et l’administration colonialiste qui spolie nos terres de cultures, etc.
- Comment avez-vous accueilli la décision de faire élire par la diaspora ses propres représentants lors des prochaines élections ?
- Si c’était dans une démocratie qui ne soit pas de façade, je dirai que justice a été rendue. Mais rappelez-vous que la plus grande diaspora mauritanienne est celle des Noirs en Europe, en Amérique et en Afrique. Sa représentativité par rapport à celle de l’Asie où est concentrée la majorité de la diaspora maure est injuste. Il faut recenser la diaspora comme il faut, un recensement juste en Mauritanie pour fixer le nombre de députés proportionnellement en fonction de la population de chaque zone et de chaque moughataa à l’intérieur du pays. Il faut également régler deux autres grands problèmes pour la diaspora. C’est tout d’abord la population la moins enrôlée depuis 2011 et beaucoup de mauritaniens se retrouvent en conséquence des apatrides hors de leur pays. Et les bureaux de vote ne sont pas présents là où il faut. La grande majorité des électeurs ne pourra jamais se déplacer pour aller voter à des centaines de kilomètres de leur lieu de résidence. Si, pour toute la France, il faut aller voter à Paris, c’est priver les Mauritaniens de leur droit le plus élémentaire.
-Que pensez-vous des tractations du gouvernement pour trouver avec les organisations représentatives une solution au passif humanitaire ?
- Le gouvernement cherche par-là à priver les politiques de leur droit. Cette question n’est pas exclusivement une question de droit de l’homme ou de justice. C’est une question éminemment politique. Car c’est la politique qui a assassiné, c’est la politique qui a déporté, c’est la politique qui a exproprié. C’est donc aussi à la politique de réparer, c’est à la politique de corriger et de mettre des garde-fous pour que cela ne se répète plus jamais. En mettant fin au processus enclenché pour la préparation du dialogue politique, en contactant parallèlement les organisations de victimes, en organisant parallèlement des journées de concertations nationales sur l’éducation, le gouvernement a tout simplement voulu signifier aux partis de l’opposition qu’ils n’avaient plus voix au chapitre sur les grandes questions nationales. Mais j’ai confiance en ces organisations, ceux qui les dirigent sont en majorité des gens aguerris et sincères dans leur combat, des militants qui ne se laisseront jamais corrompre par des miettes pour oublier l’essentiel : la justice.
- On parle de la tenue, à Djewol dont vous êtes originaire, d’un festival culturel à l’image de ceux des villes des cités du Patrimoine (Tichitt, Oualata, Ouadane, Chinguitty). Qu’en pensez-vous ? Êtes-vous de ceux pensant que cela contribuerait à renforcer notre unité nationale ?
- Sous Hindou mint Aïnina au ministère de la Culture, le gouvernement avait promis que Djewol serait proposé comme ville ancienne. Malheureusement Hindou fut débarquée du gouvernement d’alors. À ce jour, le dossier de Djewol n’a jamais été soumis à l’UNESCO par la Mauritanie pour une telle reconnaissance. Il faut aussi noter que le pouvoir mauritanien n’a jamais organisé un festival dans une ville du Sud du pays. Cette année, ce sont les ressortissants d’Ould Yengé qui ont eux-mêmes financé leur festival culturel. Organiser un festival culturel à Djewol n’est pas encore à la hauteur des attentes des Djewolois qui espéraient depuis toujours un festival des villes anciennes, à l’image de Ouadane, Chinguitty ou Oualata mais c’est mieux que rien. Nous nous y préparons avec toute notre énergie pour que cela soit un grand succès national et puisse contribuer au rapprochement des cœurs et des esprits entre Mauritaniens. Je suis sûr que Djewol saura relever le défi.
Propos recueillis par Dalay Lam