C’est en exemple pour mon pays que j'ai entendu, aux premiers jours de l'Indépendance, parler de la Suisse : feu le président Mokhtar ould Daddah voulait que la Mauritanie devienne la « Suisse de l'Afrique ». Recueillie lors du déménagement à Nouakchott préparant la proclamation de l’indépendance, une de ses déclarations à cet égard fut même incluse dans un film sur la Mauritanie des années soixante. Cela m’a conduit à me demander où se situait notre parenté avec ce pays européen. Plusieurs nations – quatre, comme chez nous – y coexistent harmonieusement, m’ont expliqué alors ceux qui le connaissaient, et il a atteint un haut niveau de développement malgré un manque de ressources naturelles... Les jours passèrent et la conversation sur l'exemple suisse devint de moins en moins fréquente, alors qu’émergeaient, chez nous, d’étroites tendances nationalistes et autres écueils politiques... Mais mon intérêt pour l'exemple suisse demeura et je ne manquais pas les occasions d’en parler, notamment avec un géomètre suisse qui résidait à Nouakchott et y occupait en outre le poste de consul honoraire de sa patrie. Puis le Destin voulut que je sois nommé, au début de l’année 1975, directeur de l'Institut Mauritanien de Recherches Scientifiques (IMRS), chargé de superviser toutes les recherches relatives à notre pays. Je pus ainsi aider celles menées par le professeur Jean Gabus, directeur du musée ethnographique de Neuchâtel, notamment dans sa mission à Oualata, échangeant avec lui et les membres de son équipe dont le groupe cinématographique qui réalisa les beaux films sur Oualata. Mon séjour en Suisse, fin 1988, m'a permis de visiter ledit musée et y découvrir des trésors de l'artisanat mauritanien, ainsi que les magnifiques peintures réalisées par le génial artiste Hans Erni lors de sa mission avec le professeur Gabus à Boutilimitt et à Méderdra, à la fin de l’année 1950 et au début de la suivante, en particulier celles décorant l'entrée du musée. J'ai également visité le pavillon de l'artiste au musée des Transports de Lucerne. Hans Erni est aussi l’auteur de la magnifique fresque murale de la façade du siège du bureau des Nations Unies à Genève.
L’exemple suisse
Appelé par mon pays à servir au secrétariat général de la Ligue des États Arabes (LEA), je rejoignis Tunis à cette fin au début du mois d’Avril 1981 et fus rattaché à la direction générale de l'Information chargée de superviser les bureaux de la LEA à l'étranger. Après cette expérience au siège puis diverses missions à Paris et à Dakar, je fus, fin 1988, muté– à ma demande : on m’avait plutôt proposé d’œuvrer au bureau de la Ligue à New-York pour me former aux relations multilatérales – auprès des Nations Unies et des autres organisations internationales à Genève. Outre la pluralité des domaines impliqués par le travail international et une autre spécificité qui pesa dans mon choix, c’est la petite taille de Genève qui décida de celui-ci car je redoute les gratte-ciels et la surpopulation qui me donnent le vertige, me noyant dans les abysses de leurs gigantesques dimensions. Avant de rejoindre mon poste de travail puis tout au long de mon séjour, j'ai beaucoup lu sur la Suisse ; la République de Genève, en particulier ; et, bien sûr, les organisations établies en cette ville. Je tenais à parcourir avec ma famille les marchés populaires où l'on sert des plats du terroir et participer aux fêtes traditionnelles que les Suisses s’attachent à organiser, vêtus de leurs costumes traditionnels...
Au tout début de mon séjour, je traversai un jour une rue –déserte à ce moment-là – alors que le feu des piétons était au rouge. Une vieille dame me héla alors du balcon de sa maison, avant de descendre pour m’informer de l’interdiction d’agir ainsi. « Imaginez », ajouta-t-elle, « qu’un enfant vous voit et en déduise qu’il peut suivre votre exemple ! » Depuis cet incident, je n'ai plus jamais sciemment brûlé un feu de circulation et je prie encore aujourd’hui Allah de récompenser cette dame. J’ai été aussi très impressionné par les journaux déposés au bord des trottoirs dans des réceptacles pourvus de boîtes où déposer le prix du journal que vous désirez, avec pour seul contrôleur votre conscience...J'ai apprécié encore beaucoup d’autres comportements remarquables. Retrouvant mon véhicule que j’avais garé dans un parking, j’eus ainsi la surprise d’y récupérer le message suivant sur son pare-brise : « Je m'appelle madame X. », disait-il, « Manœuvrant ma voiture, j'ai malencontreusement heurté le côté droit de la vôtre. Je vous ai attendu un moment mais j'avais un rendez-vous et n’ai donc pas pu rester plus longtemps. Voici mon numéro de téléphone et celui de la personne en charge de mon dossier à la compagnie d'assurances, avec les références de mon contrat avec elle. Je vous demande pardon. » J’amenai en suivant mon véhicule, avec toutes les informations qu’avait laissées la dame, au garage de ma propre compagnie d’assurances. « Nous ferons le nécessaire », s’est engagé son gérant, avant de me prêter une voiture en attendant la réparation de la mienne... Autre évènement: je perdis un papier portant mon adresse. Mais, peu de temps après, je reçus une lettre d'un citoyen qui l'avait retrouvé et me le renvoyait. Je le remerciais alors vivement de ce comportement dont l’exemple, je l'espère, devrait nous servir à tous...
Loyauté sans limites
Au début de mon emploi à Genève, la crise du logement pour les personnes à revenu moyen comme moi y était aiguë. En attendant de trouver un appartement convenable, nous avons loué un meublé. Le propriétaire nous rendit un jour visite pour la réparation d’un défaut dans la salle de bains. « Si vous restez ici », me dit-il, « vous ne le regretterez pas car nous avons décidé de construire une piscine dans le jardin voisin. » Je lui demandai en quelle qualité avait-il pris cette décision. « En tant que citoyen », répondit-il, « Nous décidons, citoyens du quartier, de tout ce qui le concerne. »
Un de mes premiers constats au sujet des ressemblances avec mon pays releva que les habitants de Genève, comme tous les autres suisses francophones, sont, étroitement et à tous les niveaux, liés à la France. Il semble même que leur relation avec les Français de France est plus importante que leurs liens avec les autres composantes du peuple suisse, et l’on m'expliqua que le même constat s'appliquait aux autres communautés linguistiques : les germanophones avec l’Allemagne, les italophones avec l’Italie, avec le cas spécial de la quatrième composante du pays, en l’occurrence les Romanches, étant entendu que chaque composante utilise sa propre langue et dispose d’une télévision s’exprimant en celle-ci. Les quatre langues sont officielles. Mais j'ai vite compris que chacun entretient une loyauté sans limites envers leur république commune, la Suisse, malgré les liens culturels qui placent chaque communauté au plus près de sa nation linguistique. Si un conflit éclatait avec un pays voisin, la communauté suisse concernée sera en effet au premier rang pour y faire face. J'en ai tiré une leçon valable pour ma patrie, à savoir la nécessité de reconnaître la diversité culturelle et les relations qui en découlent avec chaque voisinage culturel particulier. Il nous faut entendre et souligner ici l'importance de considérer la patrie au-dessus de tout et d’être prêt à se sacrifier pour la défendre, même contre la nation à laquelle on appartient mais qui relève d'un autre pays. Je me souviens à ce propos d'un incident qu’Allah m'a aidé à régler suivant la même logique, alors que je n'avais pas encore visité la Suisse. C'était au début de 1977, à l'occasion du Festival international des arts et de la culture négro-africains à Lagos. Notre délégation officielle fut informée d'un différend qui venait d’éclater parmi les participants mauritaniens logés dans le quartier des délégations artistiques. Plusieurs membres négro-africains de la nôtre passaient beaucoup de temps avec nos homologues sénégalais et notamment la nuit précédente, dans une fête. Certains maures jugeaient cela antipatriotique. Le ministre me chargea d'essayer de régler l'affaire. L'atmosphère me paraissait électrique. Or je remarquai, par hasard dans le pavillon de la délégation d’un pays voisin, des femmes portant des malahfas, a priori donc maures. Je demandai alors à feu Seymali d’organiser un concert sur le champ, en chargeant du tamtam la star Mint Hembara pour inviter tout le monde à danser. Je lui expliquai mon intention et il s’exécuta aussitôt. Les maures de l’autre délégation affluèrent à nous et se mirent à danser, enchantés. Bientôt, les discussions entre ceux-ci et les nôtres évoquèrent la discorde entre les membres de notre propre délégation et il fut alors facile, à Seymali et moi-même, de démontrer l’erreur d’interprétation du comportement de nos compatriotes négro-africains. Ainsi convaincus que la relation culturelle d’un individu avec ceux de sa nation citoyens d’autres pays n’affecte en rien son patriotisme, nos maures présentèrent leurs excuses et l’incident fut clos.
À cette époque, la presse suisse était focalisée sur le cas de madame Élisabeth Kopp, vice-présidente de la Confédération helvétique et conseillère fédérale chargée de la justice et la police. On lui reprochait d'avoir commis une grave atteinte à l'État suisse, en demandant à son mari, conseiller juridique d'une entreprise soupçonnée de blanchiment d'argent, de démissionner de ses fonctions. Cela était considéré comme un manquement à son devoir de secret professionnel et l’obligea elle-même à démissionner à la mi-janvier 1989, bien qu’elle affirmât n’avoir pas eu connaissance de l'affaire par la voie officielle. À l’époque, les cercles suisses se plaignaient de l'énormité du préjudice subi par l'État suisse, tandis que certains responsables de nos pays considéraient la chose comme normale et même comme un devoir envers son mari et le père de ses enfants. Tout ceci m’est revenu en mémoire à la lecture d’une étude scientifique sur l'application des enseignements de l'islam dans le Monde. La Suisse m’a paru ainsi figurer aux premiers rangs des pays qui appliquent ces enseignements avant même les pays islamiques...
(À suivre).