Après la tuerie de Charlie Hebdo : La France face à … ?

15 January, 2015 - 01:25

Le matin du 7 Janvier dernier, Charlie Hebdo – hebdomadaire satirique français, issu d’une succession d’autres depuis les « événements de Mai 68 » et adonné avec un très grand talent d’illustration et de texte à la dérision du politique, de l’intégrisme ou du rituel religieux, du machisme et de l’homophobie, entre autres – a été pris d’assaut et, réunis en comité de rédaction, ses principaux auteurs ont été abattus un par un, à l’appel de leur nom. Les deux assassins, avec peut-être un complice les attendant en voiture, se sont enfuis, en tuant au passage un policier, d’origine immigrée maghrébine et musulman pratiquant, puis ont tenu tout le vendredi la France en haleine avec un otage à leur merci. Le jeudi 8 au matin, un autre radical – d’origine immigrée et de nationalité française comme les premiers – a abattu une policière municipale, et a pris en otage le vendredi la clientèle d’une épicerie kasher à Vincennes. Les trois ont été abattus, mais plusieurs otages juifs aussi par leur tortionnaire. Ces heures ont été marquées par des actes d’héroïsme individuels, des hasards dramatiques ou bienheureux et surtout par des manifestations de solidarité et de réprobation dès l’après-midi du mercredi, manifestations spontanées de dizaines de  milliers de Français.

 

A la suite de ces tragédies, plusieurs faits majeurs :

1° la mise en place d’un dispositif sécuritaire sans précédent en France. Tous les lieux sensibles et emblématiques pour le judaïsme et pour l’islam (synagogues, mosquées, écoles confessionnelles) font depuis le lundi 12 au matin l’objet d’une surveillance nouvelle ou renforcée selon les cas : plus de cinq mille hommes de police, sous l’autorité unique d’un préfet spécialement chargé de cette mission. L’ensemble du pays est sécurisé par une mise en alerte attentat maximum du dispositif dit « vigipirate », mobilisant dix mille hommes, soit autant que les interventions françaises à l’extérieur. Opération Barkhane, Centrafrique, Irak, Côte d’Ivoire et autres…

2° un début de réflexion sur la réduction du « radicalisme » : alors qu’il y a deux ans, on estimait le djihadisme en France (départ en Syrie ou intention d’y partir) à quelque trente personne, on en serait aujourd’hui à près de quinze cent. Il s’avère que la pratique pénitentiaire française et le développement des « réseaux sociaux » favorisent la contagion de ces analyses, convictions et entrainements

3° une mobilisation populaire sans précédent en France depuis la Libération en Août 1944, et saluée à Paris par la participation d’une quarantaine de dirigeants venus du monde entier, principalement ceux des Etats partenaires de la France dans l’Union européenne et très symboliquement le président de l’Autorité palestinienne et le Premier ministre israélien : près de quatre millions de personnes de tous âges, confessions, origines ressentant soudainement, à l’appel des circonstances si orageuses, l’unité et l’appétit d’union des Français. Marches partout silencieuses secouées périodiquement par une houle d’applaudissements initiée alternativement par la fin ou par la tête du cortège. Dans beaucoup de villes, du quart à la moitié de la population, forme la manifestation.

 

Ces faits, cette prise de conscience plus populaire que politique est le fait des Français non de leurs gouvernants, même si ceux-ci, certainement lacunaires en vigilance sur les sites visés par l’agression et en considération du renseignement, ont depuis le début des drames, fait un sans-faute.

1° il est de plus en plus paradoxal de demander à l’Islam, particulièrement aux Français musulmans, de se désolidariser de l’extrémisme et du djihad, ou aux monarchies pétrolières d’être moins ambigües vis-à-vis de l’Etat islamique, et de ne pas prier les Français juifs de se désolidariser des pratiques de l’Etat d’Israël depuis 1967, sinon même d’Israël en tant qu’entité politique, ni les Etats-Unis de ne plus soutenir en tout, finances, armement, diplomatie un tel Etat

2° le combat pour des valeurs – dont le président allemand du Parlement européen, Martin Schultz, a assuré que c’est la France qui les avait données aux Européens – ne peut se mener uniquement contre la violence. Il faut investir contre le désespoir et ses causes économiques et financières. Il faut très pratiquement un matériau commun à toutes les confessions religieuses et à toutes les structures d’enseignement publiques et privées, mis au point par les personnels des administrations de l’Education en travail commun avec les représentants de ces confessions, et auquel collaboreraient tous les âges scolaires et universitaires exprimant leur besoin et leurs propositions de contenu et de partage d’expérience. De même, un matériau commun à tous les Etats pour l’histoire des peuples européens pour ce qu’elle a de commun, même et surtout dans les périodes de guerre.

3° l’infériorité spirituelle et morale des dirigeants économiques et politiques du pays, en conscience, en comportements, en ambitions si autistes, bien davantage qu’en corruption ou médiocrité de compétence est évidente quand on rapproche la vie courante de la politique française, son peu d’orientation et de logique à terme,  de la prise de conscience sans parole mais spontanée des Français ces derniers jours. C’est de démocratie qu’il s’agit. La France en est-elle une ? Les réformes que personne ou presque, et sans que le concept-même de réforme soit éclairci, ne souhaite sont décrétées sans écoute populaire et celles réclamées par presque tous sont constamment éludées depuis des décennies. Les traités européens, fondamentaux ou budgétaires, le maintien de la France dans l’OTAN ou son retrait, la refonte de la carte des régions et bientôt la réécriture du partage des compétences entre l’Etat et les collectivités locales sont ratifiés, décidés sans la moindre consultation des élus, des Français. Le referendum tombe en désuétude parce que le pouvoir constamment impopulaire depuis 2007, se garde d’y concourir et y voit sa mise à bas.

 

La leçon française est universelle – une fois n’est pas coutume mais elle l’engage plus que jamais. La langue de bois n’est jamais entrainante ni explicative. L’accaparement du pouvoir et de la parole prive très vite les gouvernants d’un vrai soutien, sans lesquels leur emprise reste superficielle. L’unité d’une nation se fonde d’abord sur le spirituel et très secondairement sur le matériel et la gestion. Par la conscience qu’il a de cette volonté d’union, communément partagée, c’est le peuple et non quelque individu ou un gouvernement qui maintient un pays en cohérence, en vocation et en patrimoine. L’unité nationale, à quelque moment d’une histoire particulière qu’elle se constate, est la vraie preuve d’existence et de continuité d’un peuple.

 

La France le vit à nouveau depuis quelques jours. Il lui est dit qu’on va changer la société, mais personne ne promet le changement de la pratique économique, ni d’institutions autres que formelles ou rituelles. Bien davantage que le terrorisme ou l’antisémitisme, la France s’affronte elle-même, ses certitudes et celles de ses dirigeants.

 

Bertrand Fessard de Foucault, ancien ambassadeur

alias Ould Kaïge