Lutte contre la pauvreté ou lutte avec les pauvres (1)

25 June, 2014 - 19:33

Par Ian Mansour de Grange – consultant, chercheur associé au LERHI et au CEROS – faculté de Nouakchott

Etablie au début de ce siècle avec des objectifs chiffrés sur quinze ans, l’actuelle phase du programme des Nations Unies pour le développement durable (UNDAF) de la Mauritanie approche de l’échéance 2015. Plusieurs objectifs ne seront pas atteints. Des évènements conjoncturels, mondiaux ou plus locaux, sont mis en cause. Mais il existe, également, des défauts structurels… Panorama, en ce premier article d’une nouvelle série, sur une situation complexe, mais pas forcément inextricable…

 

Grosso modo, les actions sont trop fragmentées, sectorisées, mal coordonnées et poursuivies. Il manque, tout à la fois : de cohérence globale des bailleurs, non pas au niveau des textes – les OMD (Objectifs du Millénaire pour le Développement) et l’UNDAF existent, bel et bien et constituent une réelle référence commune – mais, bien plutôt, au niveau des procédures et des délais ; de structures permanentes de terrain, suffisamment autonomes et assurées de fonctionnement dans le temps ; d’articulations cohérentes et, elles aussi, assurées de fonctionnement dans le temps, avec les OSC nationales spécialisées en tel ou tel secteur d’activités ; de motivations à la décentralisation et à la fixation provinciale des compétences ; et de projets locaux, enfin, suffisamment globaux et intégrés pour promouvoir une dynamique durable.

 

On est parti, dans la conception de l’UNDAF, sur une base véritablement globale : le développement consiste à diminuer la pauvreté. En ce sens, on était en prise, virtuelle, avec la problématique des populations mauritaniennes. Au fin fond du Hodh, un paysan se pose, lui, à un instant donné, la question réelle : « comment puis-je combattre ma pauvreté ? ». Et effectivement : le passage de la lutte contre la pauvreté à celle contre sa pauvreté, leur interaction, constitue le vrai défi du développement. Pour y répondre, les artisans de cette politique, à l’échelon global, se sont efforcés de découper la stratégie d’intervention en secteurs logiques, chacun subdivisé en activités spécifiques, nanties de budget plus ou moins bien estimé. Des programmes nationaux ont été négociés, avec les gouvernements ; des ONG nationales et internationales, spécialisées en tel ou tel domaine, se sont réparties sur ces activités et sont intervenues, ici et là, au petit bonheur des financements obtenus. Au bout de la chaîne, on a pu voir, en tel quartier défavorisé de Nouakchott, par exemple, se dérouler, successivement, une séance d’information sur la nutrition infantile, deux thés-débats sur le SIDA, une après-midi, dans la cour de la nouvelle école, de plantations d’arbres – malheureusement desséchés, depuis, faute d’adduction d’eau – trois campagnes de vaccination, tandis que s’amoncelaient, de mois en mois, les ordures ménagères, les problèmes d’approvisionnement en eau et en électricité, se multipliaient mouches et moustiques et diminuaient les rations alimentaires, faute de travail suffisamment rémunérateur pour affronter la hausse, continuelle, des prix des denrées de première nécessité. Et le paysan, au fin fond du Hodh, de se tourmenter, encore : « comment combattre ma pauvreté ? »

 

A pauvreté spécifique, solidarité entre les bailleurs

 

Sa pauvreté, certes spécifique, comme celle du charretier d’El Hay Sakin, est tout aussi globale que la pauvreté. Elle touche l’un, l’autre et leurs proches, sur tous les plans : économique, nutritionnel, sanitaire, éducatif, culturel, plus globalement encore, cognitif et environnemental. Or, ce qui leur parvient, de la lutte contre la pauvreté, ce sont des fragments, dispersés, d’un plan méthodiquement conçu à mille milles d’eux et de leur quotidien. Au-delà des politiques gouvernementales dont on ne fera pas, ici, la critique – d’autres la développent très largement – les gens sont encouragés, de diverses manières, à constituer ou rejoindre des groupes civils susceptibles de réunir leurs efforts, d’établir, à leur tour, une vision locale cohérente de leurs problèmes et de leurs solutions, de la présenter à l’appui de bailleurs, mais combien faudra-t-il de temps et d’investissements avant que leur projet entre dans le bon cadre, au bon moment ?

 

Tout est là. Construire un projet cohérent ne suffit pas. Il faut, encore, qu’il corresponde aux critères d’éligibilité, plus ou moins variables dans le temps, concoctés à New-York, Paris, Bonn ou Bruxelles. Tel bailleur est limité par des contraintes géographiques ou temporelles ; tel autre s’en tient à la lutte contre le SIDA, la gestion de l’environnement, l’activité genre ; tel autre encore, doit suivre des procédures, complexes, de financement. Cette année, telle institution supprime, de son programme d’aide, telle rubrique sur laquelle vous avez, malheureusement, articulé la présentation de votre projet. C’est ainsi, il faut s’y faire, vous précisent, gentiment, les préposés, expatriés, le plus souvent, qui vivent – quant à eux, fort bien, grâce à Dieu – de ce vaste marché de l’aide au développement.

 

A chaque bailleur, son modèle de requête. A fournir en deux, trois ou quatre exemplaires. Vos cent pages A4, noircies d’encres, diverses mais invariablement polluantes, finiront, tôt ou tard, dans la Nature ; au mieux sous la dent des ânes, qui ont, en Mauritanie, l’estomac solide : non seulement l’environnement a bon dos mais votre portefeuille, aussi. Ce qui est, notablement, plus délicat, lorsque vous représentez un groupement de personnes pauvres, qui s’évertuent à construire, ensemble, une dignité collective consciente des difficultés, quotidiennes, de chacun. Vu d’un bureau climatisé, où les ramettes de papier se consomment à la pelle, ça n’a l’air de rien. Le jour où cela aura, vraiment, l’air de quelque chose, alors un premier pas aura été accompli entre la pauvreté et ma ou sa pauvreté. Il est urgent que les institutions, toutes les institutions, d’aide au développement actives en Mauritanie prennent, enfin, le taureau par les cornes et se réunissent, afin de négocier, notamment, un modèle, commun, de requête. Simple, efficace, où nul n’aura à se creuser la tête pour distinguer les buts des objectifs, les indicateurs de réussite des outputs et autres résultats espérés, etc.

 

Il est, au moins écologiquement et socialement, aberrant que tel organisme puisse jeter, directement, à la poubelle, sans rien en lire, le gros d’une requête – original et exemplaires dont on a exigé l’impression – au prétexte que sa seule note de présentation ne correspond pas aux critères d’éligibilité du bailleur. Au minimum, ce travail non retenu devrait être rendu à ses auteurs et l’exigence rédactionnelle de son contenu, suffisamment souple pour autoriser un réemploi du document, auprès d’un autre organisme. On pourrait, même, espérer que les examinateurs de ces textes, normalement spécialistes des sujets traités et, généralement, très grassement payés, trouvent le temps d’annoter, de leurs critiques éclairées, l’exemplaire rendu aux demandeurs. Donner de la valeur à l’échec, c’est, non seulement, l’expression la plus tangible du respect mais, aussi, une des bases les plus solides du développement durable. Cela ne coûte pas grand-chose, c’est avant tout, une disposition d’esprit que tout agent de développement, à quelqu’échelon qu’il soit, devrait cultiver soigneusement et que ses supérieurs devraient, systématiquement, encourager.

 

Une telle démarche supporterait, aisément, une critique inverse. L’examen attentif d’un projet peut déboucher sur le refus de son financement. Une fois écartée l’incrimination de sa cohérence interne, l’examinateur peut en déduire un défaut de conception des critères d’éligibilité eux-mêmes. Dans quelle mesure l’institution qui l’emploie est-elle outillée pour entendre et rectifier, au plus vite, cette inadéquation ? Vue sous un autre angle, l’inadaptation, entre les critères d’éligibilité et tel ou tel projet manifestement viable, peut relever d’une simple contrainte conjoncturelle, interne ou externe à l’institution bailleuse. Dans quelle mesure, alors, l’examinateur peut-il transmettre le projet, sinon introduire le demandeur, vers telle ou telle autre structure mieux adaptée ? En Mauritanie, on compte, à peine, une trentaine de PTF, directs ou indirects, dont la mise en synergie, progressive, peu à peu affinée par un programme commun de collaboration, ne devrait pas poser, au vu des compétences de leurs employés, plus de problèmes que celle-là pose aux habitants des quartiers pauvres et des adwabas, beaucoup moins cultivés, en matière de développement durable. La démarche a même un nom : autonomie coopérative. Sous diverses autres appellations, chaque bailleur la recommande, expressément, aux populations qu’il entend soutenir. Serait-il capable de la faire vivre, avec et entre ses confrères, au service, réel et non plus virtuel, de celles-ci ? (à suivre)

 

 

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